Retour à la bougie...
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Publication : juillet 2004
Mise en ligne : 19 janvier 2006
L’aveuglement idéologique de la Commission et des gouvernements de l’Union européenne nous conduit à moyen terme à une pénurie généralisée d’énergie. Le changement de statut d’EDF et GDF, premier pas vers la privatisation, en constitue en France une étape décisive.
Je n’étais pas bien vieux avant la guerre de 39-45 mais je me souviens très bien des coupures de courant que nous subissions fréquemment, surtout en été lorsque le niveau de l’eau baissait dans la Castellane, petit cours d’eau des Pyrénées Orientales qui passe à Molitg les Bains et qui alimentait un barrage où une turbine fournissait l’énergie électrique... à fréquence variable. Je me rappelle aussi des coups de téléphone fréquents que donnait mon père à l’usine électrique d’Axat (Aude) pour essayer de savoir dans combien de temps le courant serait rétabli dans le secteur où nous habitions à Perpignan. Je me souviens enfin de l’état folklorique de la distribution électrique à Toulouse où certains quartiers étaient alimentés en courant continu, et les autres en 110... ou 220 volts alternatifs. Ce qui ne manquait pas de poser quelques problèmes pour les appareils électro-ménagers lorsqu’on changeait de quartier !
Ce ne sont là que quelques exemples des “inconvénients” supportés par les clients ordinaires des compagnies de “grands électriciens”, que l’on appelait couramment les “trusts électriques”, qui assuraient alors la fourniture de l’électricité en France.
Sous équipés en moyens de production et de transport, incapables de développer un programme hydraulique ambitieux, ils profitaient de leur position dominante pour imposer des tarifs élevés aux usagers, aux industriels, notamment aux PMI, et aux collectivités locales distributrices. Il n’y avait pas d’interconnexion de réseaux et les coupures de courant étaient très fréquentes. C’est pour pallier ces dysfonctionnements et fournir au pays le potentiel énergétique dont il avait besoin que la nationalisation du secteur électrique français a été inscrite au programme du Conseil National de la Résistance et que l’entreprise publique EDF a été créée en 1946. La nationalisation a été préférée à l’étatisation par le personnel et surtout par les collectivités locales, autorités concédantes de la distribution de l’électricité et représentantes des usagers-citoyens. Ce choix s’est traduit notamment par le tripartisme du Conseil d’Administration (représentants de l’État, des usagers, du personnel) et par l’établissement de contrats de régulation pluriannuels État-EDF fixant les engagements de performances au service de l’intérêt général et des usagers. Il est ainsi permis d’affirmer que “EDF appartient à la Nation”. « Ce sentiment a été renforcé par le fait que, depuis des décennies, l’État n’a plus apporté de contribution financière à l’entreprise en capital, comme il aurait pu le faire en bon propriétaire. Les investissements, parfois très lourds, comme le programme nucléaire et celui du réseau grand transport, ont été financés par l’autofinancement et les obligations (emprunts EDF), dont les charges ont toujours été supportées par les tarifs payés par les usagers. Dès lors s’est constamment trouvé confirmée, et renforcée, l’idée qu’EDF, en particulier ses actifs, tels que les centrales de production ou le réseau de transport, n’appartiennent pas à l’État mais aux usagers-citoyens, ce qui contribue ainsi à garantir la qualité et l’efficacité du service public de l’électricité au service de ces usagers [1] ». À ce jour, on peut dire qu’EDF a parfaitement rempli sa mission de développement d’un service public de l’électricité en pratiquant des tarifs qui sont parmi les plus bas d’Europe.
De quel droit, au nom de quoi, au profit de qui, va-t-on nous spolier de ces biens que nous avons payés avec nos factures d’électricité ?
La marche à la privatisation
En février 2000, la loi de transposition de la Directive européenne qui ouvre les marchés intérieurs de l’électricité à la concurrence a été adoptée par le Parlement Français. En mars de la même année est créée la Commission de régulation de l’électricité (CRE), instance de surveillance de la mise en œuvre de la concurrence. Un an après, présentant son bilan, son président se réjouit de la réalité de l’ouverture du marché français à la concurrence : « depuis un an, le marché français de l’électricité vit une révolution silencieuse, sans heurt ni cri » [2]. 66 sites de production ont choisi un autre prestataire et les lignes à haute et très hautes tensions qui maillent le territoire français ne sont plus la propriété d’EDF mais appartiennent à une instance “indépendante à l’intérieur d’EDF”, le Réseau de transport de l’électricité (RTE). La CRE a imposé à EDF et au RTE une séparation de leurs comptes. Elle veut aussi promouvoir la construction d’un véritable marché européen où le courant circule « sans entrave physique ou économique » [2] pour intensifier ainsi la concurrence de façon à « améliorer la sécurité d’approvisionnement des consommateurs » qui n’est pas mise en cause « tant qu’il y a adéquation de l’offre et de la demande » [2]. Ce qui, souligne son président, n’était pas le cas en Californie et a provoqué d’importantes pénuries de courant dans cet État. Mais, heureusement, en Europe, la plupart des pays sont en surcapacité de production. Nous y reviendrons pourtant dans un prochain article.
Ce discours libéral a été repris aussi bien par la droite, ça va de soi, que par la gauche, c’est plus surprenant (“Jospin, j’ose pas !”), et bien entendu par les directions des entreprises publiques (GDF est aussi concernée) en invoquant la sacro-sainte ouverture à la concurrence qui impose la conquête de marchés à l’extérieur pour compenser les parts de marché qu’il faut abandonner en France. D’où la nécessité de se procurer des capitaux pour financer le développement à l’international et donc d’ouvrir le capital aux actionnaires privés, puisque l’État-actionnaire n’a rien versé depuis des décennies. Mais, heureusement que le ridicule ne tue plus depuis longtemps, car le comble de l’incohérence concurrentielle franco-française est que Gaz de France veut investir 16 milliards d’euros « pour devenir européen et produire de l’électricité (2.500 mégawatts en Europe... » [3], tandis que le président d’EDF veut « structurer la présence d’EDF dans le secteur gazier à l’échelle européenne » [3]. Pour l’une comme pour l’autre, le recours à l’emprunt étant très limité, seule une augmentation du capital de l’entreprise peut permettre la réalisation de ces projets : c.q.f.d !!
Pourquoi changer de statut ?
Le principal argument invoqué est que le statut public constituerait un obstacle stratégique. Ce serait une asymétrie scandaleuse puisque « EDF peut racheter des opérateurs privés mais non l’inverse ». Conserver ce statut laisserait planer le soupçon d’une connivence entre le législateur et l’opérateur, discréditant la régularité de la transposition en France de la directive européenne sur le marché de l’électricité présentée comme “frileuse” ou même factice.
Sur un marché concurrentiel ouvert, EDF constituerait une “singularité fatale” : l’entreprise publique EDF « serait tenue à l’écart des recompositions essentielles puis progressivement isolée pour finir par dépérir ». L’exposé des motifs de la loi sur le changement de statut d’EDF et GDF en débat au Parlement résume ces arguments : « il apparaît nécessaire, pour leur permettre de développer leurs activités en France comme en Europe en disposant des ressources financières nécessaires et d’une possibilité accrue de conclure des alliances, de soumettre EDF et GDF au droit commun des sociétés et d’abroger le principe de spécialité qui cantonnait leurs activités respectives dans le domaine de l’électricité et du gaz ».
Une des conséquences principales du changement de statut, avec l’ouverture du capital, serait d’abord l’introduction inévitable de nouvelles formes de gestion dans le fonctionnement des deux entités, puisque la seule présence d’actionnaires privés donne des droits de surveillance sur la gestion d’une société, même si ces actionnaires sont minoritaires [4]. Signalons enfin que, à partir du tiers du capital, les actionnaires peuvent bloquer toutes les décisions prises en assemblée générale extraordinaire, c’est-à-dire toutes les décisions importantes de la société. Si, pour l’instant [5] le ministre de l’économie et des finances a limité la part des actionnaires privés à 30%, le danger n’est pas écarté puisqu’une fois la loi votée, il suffit d’un simple décret pour que la part des capitaux privés puisse augmenter et dépasser le seuil du tiers du capital.
On sait aussi que pour les grands actionnaires privés, et notamment pour les fonds de pension américains, le régime de fonctionnement normal d’une entreprise est de fournir aux actionnaires un rendement qui soit le plus élevé possible. Lorsque ce n’est pas le cas, comme l’expérience l’a bien souvent montré, ils vendent leurs titres. Ce qui provoque généralement la chute libre du cours en Bourse. En fait, par idéologie, le gouvernement français (et non la Commission de Bruxelles) adopte une logique financière qui fait une confiance aveugle “aux forces du marché”.
Et pourtant, les grandes entreprises, premières “bénéficiaires” il y a quatre ans de l’ouverture à la concurrence du marché de l’électricité, commencent à déchanter : alors qu’elles attendaient une baisse des prix et la sécurité des approvisionnements sur le long terme pour des installations qui consomment des millions de kilowatts par an, elles se voient imposer, lors du renouvellement de leurs contrats, un prix unique de l’électricité en Europe indexé sur les coûts de productions marginaux incluant les difficultés d’approvisionnement gaziers de certains producteurs allemands et l’envolée du prix du baril de pétrole. En définitive, « le prix du mégawatt se négocie dans l’Union européenne autour de 31-32 euros, en augmentation de 30% en un an [7]. Pour les entreprises françaises qui avaient pris l’habitude d’une électricité bon marché, le contrecoup est terrible. Pour 2004, la facture de la SNCF, troisième consommateur français derrière Eurodif et Arcelor, va augmenter de 40%, soit de 122 millions d’euros [...] À ce rythme, l’Europe et la France risquent bientôt de commémorer leurs industries disparues » [6]. Alors, vive la concurrence ??
[1] “Collectif Jean Marcel Moulin”, EDF, mars 2003 sous le titre : “Une privatisation annoncée qui masque une spoliation à venir de la collectivité nationale”.
[2] Le Monde, 16/01/2001.
[3] Le Monde, 05/12/2003.
[4] Voir les articles L 225-103, L 225-203, L 225-231, L 223-37 et L 225-252 du Code du commerce.
[5] Déclaration de Nicolas Sarkozy du 27 mai 2004.
[7] NDLR C’est nous qui soulignons.
[6] Le Monde, 11/06/2004.