Ne soyez pas dupes
par
Mise en ligne : 4 novembre 2005
Alors que le gouvernement accélère l’entrée d’entreprises privées dans le secteur public (SNCM, EDF, autoroutes, etc.) nos “représentants élus”, et ceux qui ambitionnent de les remplacer, devraient lire J.K.Galbraith pour, s’ils sont encore capables de réfléchir, profiter de sa très grande expérience.
La traduction française [1] du dernier livre de J.F.Galbraith est intitulée “Les mensonges de l’économie”. L’auteur, célèbre économiste américain, et en outre plein d’esprit, le décrit lui-même par ces quelques lignes : « Cet essai se propose de montrer comment, en fonction des pressions financières et politiques ou des modes du moment, les systèmes économiques et politiques cultivent leur propre version de la vérité. Une version qui n’entretient aucune relation nécessaire avec le réel. »
Le premier mensonge qu’il aborde concerne le système capitaliste, que cet ancien conseiller de J-F Kennedy connaît bien. Parce que le terme capitalisme « évoque une histoire parfois déplaisante », qu’il rappelle en quelques traits pertinents, et parce qu’il était devenu « synonyme d’exploitation », on se mit « ardemment en quête d’une dénomination plus douce. Aux États-Unis, on essaya “libre entreprise” », mais le terme n’a pas pris. En Europe, il y eut “social-démocratie”, mais aux États-Unis, le socialisme est inacceptable. Alors est apparue la formule un peu savante “économie de marché”. Comme elle n’avait pas d’histoire, elle n’avait pas de passif, et comme « il eût été difficile de trouver un nom plus vide de sens », cette expression “creuse et fausse”, « née du désir de se protéger du passé », a été choisie. Mais si « on croit aujourd’hui qu’une entreprise, un capitaliste, n’a, à titre individuel, aucun pouvoir, en réalité, le marché est habilement géré dans tous ses aspects. Mais on ne le dit pas, même dans la plupart des cours d’économie. Voilà le mensonge. »
En outre, ce nouveau nom donné au système a permis de faire croire que le consommateur est souverain. Nouveau mensonge quand la publicité gère savamment, et avec de gros moyens, la persuasion massive du public.
Le troisième mensonge en découle. C’est celui qui consiste à mesurer le progrès social presque exclusivement par la croissance du PIB : « quand le pouvoir sur l’innovation, la réalisation et la vente des biens et services est passé des consommateurs aux producteurs, on a fait de la somme de leurs productions le critère premier de la réussite d’une société. »
Vient ensuite le tour du travail et du mensonge qui lui est associé. Pour beaucoup, « il s’agit d’une activité imposée par les nécessités les plus primaires de l’existence ». Et le même mot travail désigne à la fois cette obligation imposée aux uns, et qui est pour eux épuisante et désagréable, et cette source de prestige et de forte rémunération que désirent ardemment les autres et dont ils jouissent. « User du même mot pour les deux situations est déjà un signe évident d’escroquerie ». Ce n’est pas tout : « que la paie la plus généreuse doive aller à ceux qui jouissent le plus de leur travail a été pleinement accepté ». Et « rien n’est aussi inacceptable aux yeux de l’opinion que de passer du statut d’employé à celui d’assisté. Et de toutes les dépenses de l’État, ce sont les prestations sociales qui ont la réputation la plus douteuse ». L’auteur cite à ce propos Thorstein Veblen montrant dès 1899 combien le travail était jugé essentiel pour les pauvres, alors que s’en « affranchir était normal et louable pour les nantis, leurs épouses et leurs familles. »
« Quand on eut rebaptisé le système et échappé au passé négatif du capitalisme, l’étape suivante dans l’univers du mensonge économique fut de perpétuer l’image du capitaliste, alors que la firme géante était devenue le pivot de l’économie moderne. » Or le pouvoir de ce pivot de l’économie appartient à l’équipe de direction, cette bureaucratie qui contrôle à la fois « sa tâche et sa rémunération », même si la croyance en une autorité ultime des actionnaires dure encore. Et Galbraith n’est pas tendre (il s’en justifie) avec « cette grande société anonyme moderne », donc avec ses directeurs, en particulier avec ceux d’entre eux devenus très influents dans la vie politique. Il souligne que « la contribution la plus inattendue aux activités nocives, voire criminelles » des directeurs de grandes entreprises des secteurs de l’énergie [2] et des communications « est celle des experts-comptables corrompus qui ont couvert leurs manœuvres habiles et qui allaient jusqu’au vol pur et simple. »
La distinction entre public et privé, qui seraient deux secteurs distincts du monde économique et politique, est, selon Galbraith, un mythe ; elle est de l’ordre du discours, pas du réel, parce qu’une « composante massive, cruciale et en plein essor du secteur dit public est ... dans le secteur privé ». Si c’est dans son pays qu’il choisit les exemples pour appuyer cette thèse, l’économiste américain pourrait en trouver dans « les autres pays économiquement avancés ». « Les dépenses d’armement » rappelle-t-il, « ne sont pas décidées après analyse impartiale menée par le secteur public, comme on le suppose communément. Elles sont souvent engagées à l’initiative et sous l’autorité de l’industrie de l’armement et de ses porte-parole politiques - du secteur privé... Le rôle dominant du secteur privé dans le secteur public est une évidence. Mieux vaudrait le dire clairement ». Car, ajoute-t-il, « ce mensonge-là, socialement et politiquement, n’a rien d’innocent. » Et il cite le New-York Times du 13/10/2002 qui tentait d’apprendre à ses lecteurs que les entreprises privées non seulement procurent du personnel pour remplacer des militaires d’active, mais aussi « contribuent à diriger des manœuvres avec munitions de combat pour les troupes américaines. »
Galbraith passe ensuite au monde de la finance, « univers bien connu pour ses mensonges ».
Il explique que le mensonge y commence par un fait d’évidence incontournable (et qui est pour nous, répétons-le au passage, un des vices essentiels de l’économie de marché et une des raisons principales de vouloir lui en substituer une autre) : il est im-pos-si-ble « d’anticiper avec certitude le comportement de l’économie » et pourtant les prédictions sont surabondantes !! Et pourtant « dans le monde économique et notamment financier, anticiper, prévoir l’imprévisible, est une activité très appréciée et souvent bien rémunérée » !
Galbraith témoigne ici de l’expérience qu’il a vécue au milieu des économistes de Wall Street.
Il en arrive ainsi à ce qu’il appelle « notre mensonge le plus prestigieux, à notre plus élégante esquive de la réalité » : la réputation « aussi flatteuse que fausse » de la Banque centrale, l’américaine en particulier (la Fed), et qui « s’appuie sur un solide fondement : la puissance et le prestige des banques et des banquiers et le pouvoir magique qu’on prête à la monnaie ». Et notre économiste de décrypter et de démonter le rôle qu’est censé jouer la modification des taux directeurs par une Banque centrale pour soi-disant stabiliser l’économie, la dynamiser lorsqu’elle déprime, et réciproquement. Il dénonce ainsi un « credo économique bien ancré » mais qui ne correspond pas à la réalité qu’il a si bien et si longtemps pu observer. « Quoi de mieux, s’exclame-t-il, que ce mécanisme simple, indolore, apolitique, aux mains de professionnels responsables et respectés que la politique ne souille pas ! Aucun débat déplaisant, aucune controverse absurde. Et aussi - mais on le souligne moins - aucun effet économique » ! Et il le montre.
Si quelqu’un, dans votre entourage, vous dit un jour, innocemment (?), comme mon ami Jean-Claude : « Mais qu’as-tu contre confier les services publics au privé ? Ils sont compétents, font leur métier, alors que ce n’est pas le métier de l’État... » répliquez simplement par le “dernier mot”, clair et évident de Galbraith : « Quand l’intérêt privé prend le pouvoir dans l’ancien secteur public, il y sert l’intérêt privé. Tel est son but. » Pour lui, la preuve la plus évidente de cette mainmise est celle du rôle joué par les entreprises privées sur l’instance suprême de la défense de son pays, le Pentagone, parce qu’il en a été le témoin direct et particulièrement bien placé pour observer de très près le “complexe militaro-industriel” d’Eisenhower pendant la Seconde Guerre Mondiale, puis après la guerre, puis au Vietnam, puis comme ambassadeur en Inde. Mais sa conclusion est générale : les grandes entreprises privées ont un rôle dominant dans l’économie dite “moderne”, ses dirigeants ont une influence politique prépondérante, dont les effets sont néfastes : les objectifs publics sont subordonnés à leurs intérêts. C’est ainsi que le progrès social c’est plus de camions sur les routes, plus d’armes mortelles et moins d’impôts. Et que les méfaits sociaux de cette croissance (pollution, menaces pour la santé, épuisement des ressources, etc.) ne comptent pas. Est-ce bien là, interroge-t-il, le critère de l’épanouissement humain ?
C’est bien la question à poser à ceux qui nous imposent la même politique, sous quelque prétexte qu’ils la présentent.
[1] éd. Grasset, 2004, 90 pages, 9 euros.
[2] quand Galbraith écrit ces lignes, le scandale Enron vient d’alerter l’opinion.