La précarité pour tous !

... sauf pour quelques uns
CHRONIQUE
par  P. VINCENT
Mise en ligne : 4 novembre 2005

On ne parlait en août que des expulsions d’immigrés. Mais j’ai aussi assisté dans cette période à l’expulsion d’un copain français de son appartement dans le XVème.

C’est un ingénieur comme moi. Il avait été à la bonne époque directeur technique d’une société sous-traitante de la sidérurgie qui avait des ateliers en Lorraine et à Dunkerque. Il avait aussi longtemps travaillé à l’étranger et n’avait pas trouvé le temps de s’acheter un pied-à-terre à Paris lorsque les prix étaient encore abordables. Il s’accommodait donc de payer un loyer élevé et n’imaginait pas que son bailleur chercherait soudain à l’expulser pour réaliser tout de suite une bonne affaire. J’avais jeté un coup d’œil sur son dossier et, tout autant qu’à son avocat, il me paraissait dans son bon droit. Pourtant, le 30 août au matin, il a vu débarquer chez lui un huissier et un commissaire de police, et il m’a alors appelé, peu de ses amis étant à ce moment-là à Paris et son avocat étant injoignable pendant les vacances. Éconduit par l’huissier et le commissaire, je n’ai pu qu’attendre assis sur le paillasson la fin de l’inventaire. Lorsque ceux-ci eurent refermé derrière eux l’appartement après avoir fait changer la serrure, je redescendis avec mes amis qui, complètement sonnés, s’engouffrèrent aussitôt dans leur voiture pour fuir ce cauchemar.

Ayant émis l’idée qu’une histoire aussi choquante mériterait un communiqué à la presse, la femme de mon copain a vivement manifesté son désaccord :

 Oh non pas ça, pas de scandale, j’aurais honte.

 Honte pour quoi ? Parce que ton appart. fait pas 600 mètres carrés [1] ?

J’ai connu l’époque où les cadres avaient honte d’être au chômage. Surtout qu’ils avaient été habitués à entendre dire, et peut-être l’avaient-ils dit eux-mêmes, que les chômeurs étaient tous des bons à rien et des feignants. C’est l’époque où un de mes meilleurs amis, laissé deux fois de suite sur le carreau par des employeurs indélicats, avait fini par se suicider. Et puis les cadres en ont pris l’habitude. C’est devenu tellement banal qu’ils ont fini par comprendre que cela faisait partie du système, pour eux comme pour les autres, et que cela n’avait rien d’infâmant. Il va peut-être falloir qu’ils s’habituent de même à se retrouver à la rue, comme tous ceux, depuis les smicards, dont le loyer qui grimpe se rapproche de plus en plus d’un salaire qui stagne, et encore sauf accident.

*

Voici la situation ubuesque dans laquelle s’est trouvé un jour un autre de mes amis. Docteur en sciences physiques, certifié de Sup Elec en optoélectronique, parlant l’anglais, le malais, l’indonésien, le “mandarin” et un peu l’arabe, ce jeune retraité me faisait part en 1998 de la demande de rempiler qu’il venait d’adresser à son dernier employeur, la Thomson. J’ai gardé copie de sa lettre : « Pourquoi à 67 ans suis-je tenu de me maintenir en activité pendant, au minimum, les cinq ans à venir ? - C’est pour moi d’une nécessité vitale pour pouvoir soutenir les efforts de mes cinq enfants face aux problèmes actuels de l’emploi. Leurs âges s’échelonnent de 42 à 25 ans. Le plus âgé est au chômage et peine à retrouver un poste d’ingénieur. Ma fille aînée, ingénieur de Sup-Elec, 39 ans, mère de deux enfants, et avec un mari malade du cœur, va probablement être licenciée, la filiale française de la compagnie pour laquelle elle travaille fermant à la fin de l’année. Et les deux derniers n’ont pas terminé leurs études supérieures.

Je suis donc prêt à assumer toutes missions de courte ou longue durée, dans les domaines de mon expérience, au Moyen-Orient, en Malaisie ou en Indonésie » Je trouvais cette demande d’emploi tellement ahurissante que je ne pus m’empêcher de lui balancer en rigolant :

 Tu aurais dû ajouter que tu avais aussi tes parents à charge.

 Tu crois blaguer, mais figure-toi que cela a été vrai jusqu’à il y a deux ans, avant que je ne perde ma mère.

Il n’a pas pu été réembauché par la Thomson, mais la situation de sa famille s’est quand même heureusement arrangée. En particulier, aussitôt ses études terminées, son dernier fils a fondé un bureau d’études et de services en hydrogéologie pour lequel il a pu recruter petit à petit plus d’une quinzaine de personnes, un cas assez rare à ma connaissance de réussite d’une jeune entreprise. Quant à lui, il travaille encore un peu comme traducteur ou interprète, mais il prend aussi le temps d’écrire pour son plaisir l’histoire de ses proches ancêtres.

*

D’autres faits plus récents donnent à réfléchir. J’ai noté dans Le Parisien du 25 août les conditions dans lesquelles s’était passé le recrutement de 188 personnes par Ikea pour le nouveau magasin qu’ils ouvraient à Dijon. Ils avaient envoyé des convocations aux 1.947 personnes dont ils avaient reçu le CV. 740 seulement parmi elles se sont présentées, une éclatante démonstration, ont pu avancer certains, que sur 1.947 chômeurs déclarés il y avait 1.207 tire-au-flanc qui n’avaient même pas le courage de faire un effort pour retrouver un emploi. Parmi les 740 ayant eu ce courage, 410 ont été retenus après une première série de tests sur papier, et après des tests de comportement dans les conditions de travail seulement 310, lesquels ont eu alors accès à un entretien personnel d’embauche. Et c’est parmi eux qu’Ikea n’a finalement sélectionné que les 188 dont il avait besoin, quelles que fussent les qualités des autres. Au fait, qu’est-ce que cela aurait changé s’il s’en était présenté 1.207 de plus ?

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Autres sujets de perplexité. Les journaux télévisés du 17 septembre ont été en grande partie consacrés à célébrer la réussite d’un chômeur, au demeurant fort sympathique et pour qui on est bien content, qui utilisait ses indemnités de chômage pour jouer au Loto et qui, ce faisant, a gagné l’équivalent de 5.000 années de SMIC. Était-ce vraiment un bon exemple à nous donner ? La suite du journal nous faisait par ailleurs assister au mariage de la fille du “Français le plus riche”, en présence notamment de l’actuelle “première dame de France” ainsi que d’un ancien et d’un futur président de la République, un sujet qui incitait à admirer plus encore la réussite de Monsieur Bernard Arnault, mais aussi à se demander s’il est vraiment possible de gagner 14 milliards d’euros (près de 200 fois les 5.000 ans de SMIC du premier) à la sueur de son seul front.

Et l’on nous dira encore que c’est la loi sur les 35 heures qui dévalorise le travail et démoralise le Pays.


[1On apprenait dans la presse du 19/9/05 que notre ex-ministre de l’Économie avait remboursé 58.994 euros à l’Etat pour cette location abusive à 14.000 euros par mois, heureusement écourtée par l’ampleur du scandale.