La question essentielle


par  J. MATHIEU
Mise en ligne : 4 juin 2006

Dans la perspective des élections de l’an prochain, l’heure est à la réflexion dans tous les grands partis politiques. Or jusqu’à présent aucun d’entre eux n’a manifesté une réelle prise de conscience des vrais problèmes de notre temps, des nouvelles méthodes de production, par exemple. Tous s’engouffrent dans la même fuite en avant, ne voyant d’issue que dans la croissance.

Tout juste si, pour supprimer le chômage, ils ne vont pas promettre le retour du plein emploi de jadis !

Les écologistes, par vocation, ont sur les autres partis l’avantage de vouloir lutter contre la dégradation de l’environnement. Certains d’entre eux vont même jusqu’à dénoncer le productivisme, ou seulement ses excès, rêvant d’une décroissance volontaire et d’éco-taxes. Mais sans proposer une autre logique que celle du système marchand.

Pour élaborer un programme cohérent et viable, il faut pourtant qu’ils osent pousser plus loin leur analyse des mécanismes du marché, de celui du travail tout particulièrement, et Jean Mathieu s’efforce depuis longtemps de les y amener. Lucide et clairvoyant, il s’est adressé à ses amis les Verts en ces termes :

Les motions Vertes qui chaque année se font un devoir de rappeler nos valeurs, notre spécificité, ce pourquoi nous sommes là, ont en commun d’invoquer les possibilités limitées de notre planète en regard de la boulimie productiviste de notre économie du Toujours plus !

Conscients du danger pour les générations à venir, les Verts veulent arrêter le gaspillage des ressources, économiser l’énergie, limiter les besoins et les déchets, cesser d’empiéter sur la nature, la faune, la flore, la stratosphère, etc.

Un gouvernement, dit de gauche, dont nous avons partagé quelques responsabilités, estimait que tout allait progressivement rentrer dans l’ordre (chômage, retraites, précarités, délinquances, etc.) dès lors que les feux verts de la croissance seraient de nouveau allumés.

Quelle croissance ?

Croissance de qui, de quoi ?

Nous voilà une fois de plus directement interpellés par un mécanisme qui semble lier toute possibilité d’avenir à ce terme-là. Nous réclamons de l’utile et du soutenable pour sauver le monde, mais dans le cadre des “grands équilibres” dont nous sommes tributaires, quelle est l’utilité qui prévaut ?

Là est la question.

Et comment l’éviter, puisque là est le sujet où nous nous distinguons ?

Une logique qu’il faut analyser

Sauf à faire l’autruche indéfiniment, il nous faudra bien tôt ou tard convenir que notre monde est embringué dans une logique évolutive de causes à effets qu’il importe d’analyser conséquemment :

• 1. Nous sommes régis par une économie où l’obtention des revenus repose sur un mécanisme de transactions permanentes : salaires pour les uns, profits pour les autres.

• 2. Reste que pour survivre dans une telle société, il faut toujours trouver à vendre quelque chose : sa capacité de travail, le produit de ses œuvres, ou un service quelconque. C’est l’entremise monétaire qui est vitale et pas son objet. L’obtention de l’argent du beurre conditionne l’accès au beurre même quand la pléthore de beurre est dite “catastrophique”.

• 3. L’essor technologique du XX ème siècle est tel que la seule économie des biens “utiles”, ou pour le moins inoffensifs, donne de moins en moins matière à emplois et activités solvabilisatrices. Pour la pérennité du système, force est donc de recourir à l’expansion continue d’activités superflues, nuisibles, souvent nocives, voire carrément criminelles. La substitution de l’héroïne au blé est sur ce point exemplaire. La marchandisation “corps et âmes” de toute forme de vie en est l’aboutissement.

• 4. Dans ce contexte, seuls les employés de l’État jouissent d’un statut qui les affranchit de l’évolution perverse du secteur marchand. Mais le budget, complètement assujetti à la fiscalité marchande, limite toute possibilité d’étendre cette salutaire promotion.

Nous avons dit “utiles”. Mais qu’en est-il de l’utilité dans ces conditions ?

De quelle utilité parle-t-on ?

Le critère de l’utilité réclamée par les Verts pour cadrer leur développement soutenable, il y a belle lurette qu’il est monopolisé par une tout autre signification : est “utile” tout ce qui engendre une transaction marchande, et par conséquent pérennise le système ! Voilà tout. Et le reste n’est que littérature pour écolos du dimanche.

Si donc les Verts veulent faire prévaloir le critère de l’utilité réelle et non plus celui de l’utilité marchande, ils doivent clairement dénoncer une économie d’échanges constants qu’il faut sans cesse abreuver de pacotilles ou d’engins de mort, et qui ne survit en réalité que par le gaspillage et l’obsolescence programmée de tout ce qu’elle fabrique.

Il nous faut expliquer pourquoi ce système est devenu intrinsèquement pervers au point de nous contraindre d’en changer.

Profitant de la hausse des cours du pétrole (plus de 40% en 2005), la compagnie américaine ExxonMobil, premier pétrolier mondial, a enregistré une hausse de 42% de son bénéfice qui a atteint 36,13 milliards de dollars (29,87 milliards d’euros).

Ce profit est supérieur au produit intérieur brut de 125 des 164 pays classés par la Banque mondiale et est équivalent à celui de la Slovaquie.

Mais nous ne pouvons pas non plus en rester là. Changer de système n’est recevable que si l’on se montre capable d’en proposer un autre, apte à tenir la route sans dérive totalitaire. Nous attendons encore le projet cohérent de gestion écologique de la société. Quelque chose comme un mode d’emploi possible de la croissance zéro. Un mode d’emploi tous comptes faits si libérateur qu’il “démodernise” à leur tour les insoutenables Machiavel de la précarité flexible, des caddies à flux tendu, des missiles en stock options, et du Veau d’or triomphant.

Il est vrai que tout cela n’est pas à l’échelle d’une législature et que nos valeureux élus amenés à gérer des orientations plus modestes peuvent difficilement maintenir le cap. D’autant qu’étant les seuls à revendiquer le long terme, nous courons grand risque de perdre notre crédit avant d’y arriver. Ainsi la marée noire conforte nos thèses, mais illustre notre impuissance plutôt que notre efficacité. Dans la même foulée, nous en venons à “écotaxer” la croissance, ce qui, comble d’ironie, nous promeut inventeurs d’un nouveau produit à vendre : la pollution (déjà les États-Unis sont acheteurs de parts [1]).

Où allons-nous ??

Force est de constater que l’écologie gestionnaire n’ose en fait rien proposer qui se démarque des normes pernicieuses de la comptabilité imposée.

Mais alors, s’il faut toujours ramer comme les autres pour avoir l’air sérieux, où allons-nous ?

Le propre d’un parti qui aspire à faire de la politique autrement, parce qu’il prévoit le pire, n’est-il pas de tirer le signal d’alarme suffisamment fort pour être entendu du bon peuple ? Qui, lui, parce qu’il n’a pas le choix, en est toujours à réclamer du boulot... Du boulot pour avoir de l’argent... De l’argent pour pouvoir acheter à manger... À manger pour rester en vie aujourd’hui... Tandis que le Déluge, c’est pour plus tard...

On en était déjà arrivé là en 1933, et c’est avec le super boulot des armements que le providentiel Hitler a gagné les élections.


[1NDLR : À ce sujet, l’article au titre ironique :“Nous ne polluons pas assez” a montré (page 2) que les États-Unis ont fait école.