Demandez le programme ! - 3.La valeur de l’activité humaine


par  F. CHATEL
Mise en ligne : 4 juin 2006

Alors que les partis politiques préparent les élections de 2007, François Châtel, dans nos deux précédents numéros, a montré que le bilan du système actuel discrèdite l’idéologie qui le soutient, puis il a exprimé son aspiration à un autre avenir et d’autres préoccupations pour l’humanité. Il aborde pour finir le fond du problème, la façon dont un projet de société utilise les motivations profondes des comportements individuels :

La valeur de l’activité humaine

Si le prix de revient d’un objet peut s’établir en fonction de la rareté des matières premières dont il est constitué, de la quantité d’énergie dépensée pour le confectionner et de l’impact de sa fabrication sur l’environnement, comment y intégrer la valeur de l’intervention humaine ? Même dans le cas d’une réalisation artistique, c’est la valeur de l’œuvre que l’on mesure, par sa rareté et son succès, mais non pas l’intervention humaine qui, elle, n’est pas mesurable. Comment comparer l’unité de temps d’une vie humaine avec une unité de mesure quelle qu’elle soit ? On ne saurait établir la valeur d’une heure de vie humaine en utilisant une unité de mesure, de même que l’intelligence ne peut se mesurer par le Q.I. Non chiffrable et dépourvue de valeur mesurable, l’activité humaine doit être gratuite.

* NDLR :

Rappelons brièvement que l’économie de partage, (dite aussi distributive, ou de répartition) que nous proposons, comporte trois volets :

1. un revenu garanti

2. versé dans une monnaie non circulante (dite de consommation) parce que gagée sur les richesses produites,

3. une participation à l’activité de la société, librement choisie par le citoyen et qu’il définit dans son contrat civique.

Et dans un contrat civique* elle ne peut être classée dans une hiérarchie de valeurs. Dans le domaine où une personne exerce son activité, celle-ci va s’intégrer et s’associer avec d’autres activités pour rendre leur action efficace et atteindre leur objectif le mieux possible. Il y aura une hiérarchie, mais elle sera de fonction non pas de valeur. Et le même citoyen, en exerçant une autre activité dans une autre équipe, va faire partie d’une autre hiérarchie de fonction. Mais ces hiérarchies ne peuvent influencer l’Avoir, parce que le revenu de consommation est séparé de cette ou de ces activités.

La participation à une activité sociale est conditionnée, comme le disait Henri Laborit, à la gratification escomptée ou acquise dans son exercice. Cette acquisition sera réalisée par la réponse positive à l’instinct de dominance, ce terme de dominance désignant le besoin d’être reconnu et apprécié dans l’expression de ses compétences et de ses talents personnels. C’est par cette gratification que l’homme (et la femme) sera réconcilié avec le “travail”, mais d’une façon adulte, étant libéré du chantage infantilisant qui conditionne l’attribution d’un salaire.

C’est en exacerbant certaines tendances humaines, telles que l’instinct de dominance dans des situations de compétition, et en instituant une hiérarchie de valeur, que le système capitaliste garantit aujourd’hui le maintien de ses structures. Il s’auto-entretient par ces conditionnements, et ce faisant, il engendre non seulement les mœurs et les mentalités que nous déplorons, mais aussi la nécessité de la police et de l’armée pour tenter de contenir les réactions à ces frustrations créées.

Tout autre programme gérant la civilisation doit lui aussi satisfaire et utiliser les besoins neuro-biologiques de l’individu pour s’auto-maintenir. Ainsi les qualités humaines de toute civilisation, sa convivialité, sa maturité, sa solidarité, dépendent de ses modes de gratification.

La question est donc : Est-ce qu’un programme proposé incite l’individu à agir et à se gratifier en pensant “Moi”, comme à l’heure actuelle, ou bien en pensant “Nous” ?

Un système basé sur la solidarité

Élaborer et proposer un système basé sur la solidarité ne relève pas de l’utopie, car nous avons à notre portée un exemple remarquable de système auto-régulé, qui fonctionne grâce à des hiérarchies de fonctions et où chaque élément puise, suivant ses besoins, dans la “soupe” informationnelle pour maintenir vivante sa structure, et par conséquent l’ensemble. Il s’agit tout simplement de l’organisme humain lui-même. Voici comment le décrivait dans son ouvrage La nouvelle grille, Henri Laborit, un des savants qui l’ont le plus étudié : « Chaque cellule, chaque organe, chaque système ne commande à rien. Il se contente d’informer et d’être informé. Il n’existe pas de hiérarchies de pouvoir mais des niveaux d’organisation. Le niveau moléculaire correspond à celui de l’individu, le niveau cellulaire à celui du groupe social, le niveau des organes à celui des ensembles humains assumant une fonction sociale, le niveau des systèmes à celui des nations et celui de l’organisme entier à celui de l’espèce. Chaque niveau n’a pas à détenir un “pouvoir” sur l’autre, mais à s’associer à lui pour que fonctionne harmonieusement l’ensemble par rapport à l’environnement. Pour que chaque niveau d’organisation puisse s’intégrer fonctionnellement à l’ensemble, il faut qu’il soit informé de la finalité de l’ensemble et qui plus est, qu’il puisse participer au choix de cette finalité. Dans mon organisme, il est certain que mon gros orteil ne peut pas remplir les “fonctions” assurées par mon foie, que ma rate ne peut assurer le travail de mon cœur. Cela signifie-t-il que mon foie est “mieux” que mon cœur ou que ma rate ? Il assure simplement une fonction différente du fait de sa spécialisation. Dans un organisme vivant, la spécialisation fonctionnelle, qui équivaut dans un organisme social à la spécialisation professionnelle, ne s’accompagne d’aucune valeur particulière et elle ne procure, d’autre part, aucune possibilité d’agir séparée de l’ensemble organique. Celui-ci doit sans cesse l’informer des nécessités requises par cet ensemble organique pour sa survie en tant qu’ensemble, de même qu’en sens inverse elle doit informer l’ensemble de l’organisme de ce qui lui est nécessaire pour assurer sa fonction. C’est une notion fondamentale. En ce qui concerne l’émergence éventuelle d’une nouvelle société informationnelle, il ne s’agit pas de l’information fournie par l’apprentissage manuel ou conceptuel, mais bien d’une information beaucoup plus vaste, concernant la signification d’un individu en tant qu’individu au sein de la collectivité humaine afin de générer sa participation au pouvoir “politique”. Cette information permet à l’individu de s’inscrire dans une classe fonctionnelle et de prendre part aux décisions de l’ensemble organique, car “pouvoir c’est savoir”.

Aucun supérieur hiérarchique ne lui donne d’ordre mais (il) est sans cesse informé de ce qu’(il) doit faire, suivant sa place et son rôle, pour l’ensemble. »

Les mouvements de contestation et d’action anti-système néo-libéral cherchent une solution qui permettrait de passer à un autre programme établi sans cataclysme social. Faut-il attendre, comme le dit encore Henri Laborit, « une pression terrible de nécessité » ou « que le déterminisme de l’évolution s’en charge ou ne s’en charge pas » ? Le risque est grand et l’attente inconfortable...

Un “Non” qui dit “Oui” à l’espoir

Plus mature et humainement plus réconfortant est le comportement qui consiste à prendre son destin en main, même si philosophiquement la liberté n’est qu’un leurre. Se voir infliger un mode de vie, une idéologie, une culture, un environnement, un milieu social aussi dégradés, et les livrer sans réagir à ses descendants, est un manque de courage. Par confiance aveugle, ou par sentiment d’impuissance, déléguer l’avenir de l’humanité au trust “politique-science-économie” actuel, sachant les exactions dont ce trio s’est montré capable ces deux derniers siècles, est indigne. L’humain n’a-t-il pas autre chose à montrer que cette idéologie de l’Avoir, cette recherche du plaisir immédiat, ni à manifester mieux que cette apologie du pouvoir individuel ?

Les résultats du dernier référendum sur la constitution européenne ont montré la force du “Non”, au moins dans les esprits. Et l’Histoire rapporte d’autres exemples de l’impact d’un tel “Non”, la révolution non-violente de Gandhi en est un modèle.

Montrons que la conscience progresse, et que l’humanisme a un avenir, même si cela ne suffit pas à déstabiliser d’un seul coup le capitalisme. Ayons le courage de dire “Non” à tout ce qui ne permet pas d’atteindre les nouveaux objectifs, “Non” à la consommation irréfléchie, “Non” à la violence sous toutes ses formes, “Non” à la pollution et aux gâchis, “Non” à la privatisation des moyens de production et des services publics, “Non” à l’absence de distribution équitable pour tous, “Non” à la misère, “Non” à l’exploitation de l’homme par l’homme, ... et c’est un “oui” à l’espoir qui verra le jour.