Ni chèvre ni loup

CHRONIQUE
par  Sophie
Mise en ligne : 4 novembre 2005

Tout le monde il est bio, tout le monde il est gentil !

Manger des produits issus de l’agriculture biologique est régulièrement mis en avant comme pratique de désertion du système industriel et capitaliste, comme participant à une résistance contre les dommages écologiques causés par ce système. L’achat de produits bios devient également un secteur porteur au niveau marketing, en raison du souci de prendre soin de sa santé chez beaucoup de gens. Enfin, l’argument du meilleur goût, mais aussi l’aura du terroir, du maintien des traditions, des « bons produits bien de chez nous », tout cela participe de l’essor actuel du bio.

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Dynamisée par l’envie d’apprendre des savoirs agricoles, dont mon éducation intellectuelle et urbaine m’a tenue fort éloignée, motivée par le souci de réappropriation de gestes augmentant une autonomie concrète et matérielle, j’ai passé pas mal de temps les 5 dernières années dans des lieux de production de ces fameux produits biologiques, certifiés et labellisés “Ecocert” ou “Demeter” (biodynamistes), et cela dans plusieurs pays (France, Belgique, Suisse et Allemagne).

De la production maraîchère en passant par l’élevage de vaches, porcs, moutons, chèvres, volailles et toutes les viandes, charcuteries, beurre, fromage et autres produits laitiers que nous prenons à ces animaux, sans oublier les foins, les céréales, le pain, la laine et les plantes médicinales, j’ai pu approcher et mettre la main à la pâte dans beaucoup de secteurs de cette production.

L’impression générale que je retire de cette immersion me laisse un sentiment de malaise, une envie de partager certaines observations.

Les personnes avec qui j’ai bossé dans ces divers lieux s’étaient engagées, toutes sans exception, dans la production bio mues par un idéal écologique et éthique (il existe, bien sûr, des agriculteurs conventionnels reconvertis dans le bio par appât du gain, mais ce n’est pas chez ces personnes que j’ai eu envie d’aller apprendre le travail de la terre). Certains sont descendants de paysans, d’autres sont revenus à la terre par conviction et désir personnel. La plupart des personnes que j’ai rencontrées ont trouvé logique de faire de leur passion pour l’agriculture une profession, c’est-à-dire (et ce n’est pas anodin) leur principale ou unique source de revenu. Je dis une profession, mais je pourrais tout aussi bien employer le terme de sacerdoce, tant le travail de la terre, à notre époque et sous nos latitudes, demande une énergie quotidienne et acharnée.

Les paysans et paysannes bio bossent dur et longtemps, la plupart se font des journées de 12 heures de travail en moyenne, et, de toute façon, ne comptent par leurs heures, ne comptent pas leur labeur, ni leur fatigue, ni les sacrifices qu’ils doivent s’arracher pour que leur entreprise tienne le coup : trop peu de temps à consacrer aux enfants, à sa compagne ou son compagnon, suppression des lectures, films, sorties, et en fait de quasi toute activité autre que le travail à la ferme.

Bien sûr, ils et elles sont passionnés par leur activité, mais dans ce cadre, la limite entre passion et aliénation peut s’avérer floue. J’ai discuté de cette question avec plusieurs de ces producteurs bio, qui avouaient franchement qu’ils préféreraient exercer leur activité de manière moins totalement absorbante. Ainsi la ferme, d’un lieu d’épanouissement, de vie et d’activités en harmonie avec l’environnement, de développement de savoir-faire précis et intelligents, de contemplation poétique pour toutes les formes de vie végétale ou animale, la ferme se révèle bien souvent, dans la brute et dure réalité, une sorte de prison où règne l’obligation permanente du travail, de la vitesse et de la rentabilité.

Cette pression permanente et quotidienne à la rentabilité pousse les paysans et paysannes bios à s’abîmer la santé (par le stress ou le manque de sommeil par exemple), et les accule régulièrement à des choix en contradiction avec leur inspiration éthique de départ.

J’ai observé un cas très flagrant de ce phénomène au mois de mai dans une ferme de maraîchage. Le maraîchage est un secteur particulièrement pénible physiquement, qui demande beaucoup de main-d’oeuvre et où les pics d’activité en haute saison sont très élevés. Pour diminuer la quantité de travail que demande l’entretien des plantations, toutes sortes de techniques sont expérimentées afin de limiter la nécessité de désherbage : plantation sous plastique ou couche de paille par exemple. Il y a, en la matière, des trouvailles géniales, tout à fait compatibles avec le cahier des charges du label bio, mais moins avec un souci écologique global.

Tel est le cas d’une “machine à vapeur” particulièrement efficace, dont j’ai pu observer le fonctionnement au cours d’une session de plantation de fraisiers. Il s’agit d’une sorte de citerne d’eau qui produit de la vapeur, grâce à un moteur au gasoil, et où la vapeur à 80° est ensuite propulsée dans le sol au moyen de grandes plaques métalliques sous lesquelles se trouvent les tuyaux de sortie de cette vapeur. Le but de l’opération est de “nettoyer” le sol avant la plantation, c’est-à-dire d’y tuer toutes les semences de “mauvaises herbes” qui s’y trouvent. Précisons que quasiment aucun insecte ou bactérie ne survit à ce traitement de choc. Remarquons aussi que la personne amenée à manier cet engin, dont les quatre plaques métalliques qui fonctionnent simultanément sont excessivement lourdes, se prend de grands nuages de vapeur sur tout le corps à chaque déplacement des plaques, et termine la journée dans un état d’épuisement physique avancé, dû à l’action combinée de la chaleur et des efforts physiques violents. Ne nous étendrons pas, pudiquement, sur les litres de gasoil brûlés par l’engin.

Le bilan de l’opération est cependant positif du point de vue de l’entreprise bio : le cahier de charges est respecté (pas d’emploi d’herbicide de synthèse) et une grande économie de main-d’œuvre en matière de désherbage, puisque ce traitement retarde de deux à trois mois l’apparition des mauvaises herbes. De quoi laisser perplexe une observatrice extérieure et filer des problèmes de sommeil au “chef d’exploitation” (qui a bien sûr pleinement conscience des aspects peu écologiques de la méthode).

Ce premier exemple symptomatique concerne le niveau de la production proprement dite. Hélas, au niveau de la commercialisation, l’engrenage coince également pas mal. Etant donné le très faible prix de vente des produits agricoles (même bio) aux intermédiaires/distributeurs, une option de plus en plus plébiscitée est celle de la vente directe du producteur au consommateur, formule très à la mode pour le moment. On supprime les marges bénéficiaires des intermédiaires, on renoue le lien ville-campagne, la conscience des consommateurs et autres concepts très en vogue : apparemment tout pour plaire.

Il faut tout faire

Exposant cela, on néglige tout de même plusieurs aspects de la question. D’abord le fait que s’atteler à la vente constitue un secteur d’activité en tant que tel. Et que la personne qui bosse déjà sur son tracteur, dans son étable, pressée de tous côtés par telle bête malade, telle attaque de doryphores dans les pommes de terre ou les abreuvoirs gelés, qui doit en plus se coltiner toute l’organisation d’un magasin ou d’un marché et les contacts avec les clients, eh bien je peux vous assurer qu’elle doit avoir un microprocesseur très puissant dans le cerveau, et une capacité à gérer quatre ou cinq préoccupations à la fois assez hors du commun.

Enfin, je parle de magasin ou de marché, il y a bien sûr aussi la formule “paniers tout prêts” et “colis pour groupements d’achats”.

Mais le tableau ne serait pas complet sans le volet “accueil paysan”. Là on entre dans le summum de la réussite en matière d’exploitation de l’image marketing de la “vraie vie à la campagne”, dont est avide notre époque de désarroi urbain et industriel. D’un point de vue économique, nous entrons dans la catégorie la plus rentable.

En effet, après le secteur primaire de la production, le secteur secondaire de la transformation, nous voici dans le tertiaire des services et de la commercialisation. Celui qui rapporte le plus de flouze pour le moins d’heures de travail. Ainsi donc, de plus en plus de nos petites fermes bio sont appelées à faire de l’hébergement, des gîtes, des visites guidées, de l’accueil à la ferme sous toutes ses formes.

Quand on regarde un bilan comptable, il est clair que ce type d’activités permet de sauver du rouge les fermes en détresse, de maintenir un bilan positif à l’activité... en termes économiques toujours.

Mais d’un point de vue humain, cette version nous donne des situations ubuesques. Je me souviens d’un soir du mois de mars dernier, où je filais un coup de main à la traite des chèvres dans le Jura. La traite est normalement un moment d’intimité avec ses animaux, une occasion d’observer les bêtes malades, de suivre les mises bas, de vérifier l’état général du troupeau. C’est un moment qui demande donc à la fois du calme et de la disponibilité. Et donc ce soir-là, en même temps que la traite, la femme qui s’occupait des chèvres eut à gérer en plus l’accueil d’un lycée agricole en visite, la présence de trois jeunes handicapés en séjour à la ferme, et en plus l’arrivée de clients au magasin à la ferme. Tout cela avec le sourire en prime, c’est nécessaire. Quand je lui demandai si cette multiplication d’activités à gérer en même temps ne la dérangeait pas trop, elle me répondit avec un sourire fataliste que l’accueil de personnes, version zoo de la ferme bio, constituait une avancée inévitable pour maintenir la survie économique...

Et se plier à la règle d’or...

Ah oui, je vous parlais de la vente directe productrice/consommateur. L’évocation ne serait pas complète si je ne décrivais pas un autre type de dommage collatéral de cette activité.

Mettre les pieds dans le commerce implique en effet de se plier à la règle d’or de l’offre et la demande, et comme nos chers consommateurs, habitués aux étals luxuriants de nos non moins chers supermarchés, demandent poliment, réitèrent, insistent, exigent une variété dans les produits offerts, eh bien voilà nos énergiques producteurs amenés à glisser dans la revente de produits... qu’ils ne produisent pas eux-mêmes. Et par là, à mêler leurs efforts à ceux de l’agro-industrie, dont le bio est un secteur plein de promesses et d’expansion. Voilà nos cultivateurs de légumes poussés lentement mais sûrement à glisser dans leurs paniers du terroir des carottes venues de Pologne, des kiwis bio importés du Maroc, ou encore de l’ail d’Argentine au mois de mars.

Alors on finit par se poser LA question

Au regard de ce tableau peu encourageant, la question que je me pose est : comment une bonne intention de départ produit-elle des effets si désastreux et notamment des formes de masochisme aussi poussées ?- Je me permettrai une hypothèse quant à la base du problème : la non-remise en cause des fondements de l’économie capitaliste dans le grand élan de l’agriculture biologique.

Nous voguons en plein dans les brumes de l’illusion de l’économie solidaire, du discours qui affirme qu’il y a moyen de gagner de l’argent proprement, de créer des entreprises éthiques. Le grand préservatif moral pour fricoter sans risque de contamination avec l’argent et la logique de marché. Accepter de faire rentrer sa passion pour l’agriculture (ou toute autre activité, en fait) dans le cadre de création d’un revenu implique de se plier aux lois du grand monopoly où circule l’argent. La base éthique de l’économie libérale affirme « l’homme est un loup pour l’homme ». Par conséquent, si l’on refuse d’être un loup, on devient une chèvre, un mouton ou un pigeon. Et l’on se fait plumer, sans pitié, par les loups. Telles sont les règles du marché et l’on ne peut pas y entrer sans s’y soumettre.

Mais que faire alors pour défendre l’agriculture écologique, pour cultiver la terre quand c’est un métier qui nous passionne ? Aïe, c’est là que la bât blesse, en tous cas on est face à des choix idéologiques. Notre société industrielle et moderne repose sur un triptyque qui semble tellement évident à la plupart de nos contemporains qu’il est presque blasphématoire de le mettre en question....

J’ose ? - Il s’agit de la sainte trinité travail-mérite-argent, qu’on nous a bien inculquée par l’école et tous autres moyens de formatage : il faut bien travailler pour gagner de l’argent, qu’on aura donc mérité par son effort et sa sueur, et qu’on pourra ensuite dépenser en toute liberté. Supposer qu’on pourrait gagner de l’argent éthiquement, c’est complètement négliger le fait que la valeur de l’argent est dictée par le marché, et que c’est donc le système de la compétition, de l’élimination des plus faibles et de la logique de rentabilité (produire toujours plus et le plus vite possible) qui donne la valeur à l’argent.

Et qui estimera que l’heure de travail d’un informaticien vaudra, en termes monétaires, dix fois plus qu’une heure de travail en agriculture.

L’argent est un système de valeur en tant que tel, qu’il soit utilisé par des personnes qui spéculent à la Bourse ou une stagiaire en fromagerie qui vend un fromage de chèvre sur un marché paysan. Tous les discours éthiques et solidaires, les kilos de papier et les litres de salive dépensés ne changeront pas cette donnée de base.

Il n’y a pas si longtemps, je vivais dans une ferme bio où on agitait toutes sortes d’idées utopiques. Sous l’impulsion de personnes qui ne voyaient plus de sens à découper des tranches de 200 grammes de tel fromage, 150 de tel autre et une plaquette de beurre et trois yaourts pour la commande du groupement d’achat de Chicago, enfin qui doutaient sérieusement de la portée subversive de cette activité, des rencontres furent organisées sur le thème “sortir des rapports producteur/consommateur, à la recherche d’un au-delà des rapports marchands”. Une quarantaine de personnes, principalement venues de grandes villes, ont répondu à cet appel.

Ensemble, nous avons réfléchi sur ce que signifient la ville et la campagne, qui produit de la nourriture, pour qui et comment. Et on a abouti sur l’idée, ainsi que des ébauches de mise en pratique, du « souci commun d’une production commune ». Dans cette logique, une ferme bio ne serait plus une entreprise qui fait vivre monétairement les gens qui y travaillent, mais des terres collectives cultivées et gérées par les personnes qui s’en nourrissent. Mais comment le paysan va gagner sa vie, alors ? Eh bien notre projet va plus loin que l’agriculture, il s’agirait plutôt de création d’une économie commune, non pas dans le cadre de l’argent et sa répartition, mais de répondre collectivement aux besoins des membres du groupe (nourriture, mais aussi santé, habitat, formation, voyage...). Il existe toutes sortes de modes de production autonome qui permettent de répondre à des besoins sans passer par le marché et l’argent. L’argent peut faire partie de ces besoins à des moments, mais de manière secondaire, pas comme moteur principal de l’activité.

Ce type de réflexion me semble intéressant à partager dans un contexte où le grand horizon de l’action politique paraît se réduire à la « défense des services publics et des acquis sociaux ». L’art de la stratégie nous apprend que les positions défensives partent perdantes presque à coup sûr. Manger des pommes bio ne nous exemptera pas de nous poser des questions plus existentielles au sujet de notre mode de vie.


NDLR. Ce texte nous a été envoyé par internet, mais pas par son auteure, que nous ne connaissons pas... mais dont nous partageons bien les réflexions.