Sommes-nous en 1788 ?

Réflexions
par  G.-H. BRISSÉ
Mise en ligne : 4 juin 2006

Telle est la question posée par le Pr. Roger-Gérard Schwarzenberg dans une étude intitulée « 1788 : essai sur la maldémocratie », publiée par Fayard. Et c’est un fait qu’au sommet d’un État qui se délite, une nouvelle caste de ministres, hauts fonctionnaires et autres P-D G, s’affiche et s’agite. Accroché à la défense de ses intérêts très particuliers, ce petit monde s’éloigne de plus en plus des préoccupations de la majorité de ses compatriotes.

Un scandale des plus sordides agite ce bestiaire, digne de la Fontaine. Le brave peuple, qui n’y comprend rien, enregistre les accusations réciproques qui s’y déploient, tout en constatant la dégradation irrémédiable de son sort.

Or, quand l’aiguille du compteur électoral est passée, le 21 avril 2002, de moins de 20% à plus de 82% des voix en faveur du président de la République, les observateurs les plus avertis auraient du être intrigués. Et les scrutins qui suivirent, élections régionales puis référendum sur le projet de Constitution Européenne, leur permirent de constater la défiance évidente que manifestait la majorité des citoyens. Mais pourtant nul d’entre eux, jusqu’à présent, n’en a tiré la leçon, à savoir que les Français veulent autre chose que la politique menée par leurs gouvernements successifs. Celle-ci s’est traduite par une dégradation de leurs conditions de vie : le pouvoir d’achat des étudiants, des salariés et des retraités a dangereusement baissé, tandis qu’en 2005 les entreprises du CAC 40 versaient à leurs actionnaires plus de 30 milliards d’euros.

Le budget de l’État accuse un déficit tel qu’il engendre la suspicion des instances européennes. La France est montrée du doigt à l’étranger comme “l’homme malade de l’Europe”...

Dans le même temps, l’empire américain implante ses troupes d’occupation, au prix d’un carnage effroyable, en Bosnie, au Kosovo, en Afghanistan, en Irak, il menace l’Iran, la Syrie, le Liban, par OTAN interposé, et il suscite l’hostilité générale du monde arabe. Mais ni l’Europe ni la France ne sont en mesure de lever le petit doigt pour endiguer cette invasion redoutable.

N’est-ce pas qu’il y a quelque chose de pourri au sein de la classe dirigeante de notre société ?

Le règne du mensonge

Quand certains dénoncent une “déclinologie”, cela dissimule à peine une certaine hypocrisie, doublée d’une crise de confiance dans nos institutions et dans les personnalités qui les animent. Le pays apparaît livré aux petites ambitions personnelles des uns et à la fuite des autres dans l’irresponsabilité, sans que soient entrevues des solutions pour sortir de cette situation.

La politique est fille des fantasmes, de l’égoïsme et de la vanité, de la volonté de domination, du mensonge et de la corruption, du parjure et de la haine, de tout ce qui divise et sectarise. On nous ment, on se moque de nous, et on enrobe de boue fétide, d’imposture et d’exploitation, les plus beaux et les plus grands idéaux. Qui, “on” ? - Une minorité de technocrates qui ont trouvé ainsi la voie commode pour accroître, à moindres risques, leurs profits scandaleux. Alors, de grâce, au nom de l’idéologie créatrice, laissez rêver en paix ceux qui sont conscients de l’abîme vers lequel nous sommes précipités ! Tout ce monde, il est bon, gentil, inoffensif ... Ce n’est pas l’utopie qui s’avère meurtrière, c’est l’usage que l’on en fait !

En fin de compte, nous vivons une époque bien singulière : jamais la science ne nous a offert autant d’outils, mais jamais non plus elle n’a mis en lumière tant d’inégalité et tant d’injustices. Jamais les techniques d’information et de diffusion ne furent aussi développées et jamais il ne fut aussi difficile de se faire entendre et comprendre. Les citoyens sont écrasés sous le poids des images et des sons de la publicité, qu’elle soit politique ou commerciale. Nous disposons d’une immense panoplie d’instruments d’analyse, mais jamais, dans toute son histoire, l’Humanité n’a été aussi désarmée devant les retombées sociales de sa créativité, d’une myriade de découvertes et de connaissances. Nous sommes en mesure de supprimer de cette planète, et dans un délai raisonnable, la faim, les taudis et la plupart des maladies, mais, par une conception retorse, mercantile et agressive de nos sociétés, nous consacrons le plus gros de nos énergies à nous haïr et à nous entretuer. La peur quotidienne des forces de la nature s’est transformée en crainte des retombées du progrès, au point d’être tenté de tout renier en bloc !

Une nouvelle conscience est née...

“Le gouvernement du peuple par le peuple” n’a plus aujourd’hui, grande signification Les grands élans de démocratie et de socialisme n’ont pas échappé à des dérives eschatologiques qui recouvrent des réalités moins suaves. Qu’elle soit mijotée à la sauce parlementaire, directe ou indirecte, sociale ou libérale, centralisatrice ou décentralisée, la démocratie est galvaudée. Et pourtant, à l’instar de la déclaration universelle des droits de l’homme qu’elle sous-tend, et si enrobée qu’elle soit de connotations malsaines, elle demeure l’objectif ultime de toute société civilisée.

À condition de lui allouer un contenu précis.

Le socialisme n’échappe pas à la règle commune. Du national-socialisme à l’Internationale, du socialisme libéral à la dictature du prolétariat, de la social-démocratie à la démocratie sociale, des variantes communiste, bolchéviste, menchéviste, staliniste, trotzkyste, maoïste, libertaire, titiste, castriste, albanaise, algérienne, angolaise, mozambiquaine, congolaise, malgache, éthiopienne, nicaraguéenne-sandiniste, chilienne, vietnamienne, vénézuélienne, colombienne et j’en passe, le concept socialiste se perd dans les nuances du socialisme bâtard ou des oligarchies bureaucratiques, de l’internationalisme prolétarien ou petit-bourgeois au nationalisme sectaire, de la praxis marxienne à la philosophie existentialiste, etc. De toutes les doctrines “socialistes” élaborées depuis un siècle, seule la version marxiste a reçu une ébauche d’application concrète, avec des modes opératoires, divers dans le temps et selon les lieux.

Rien de commun, en effet, entre l’insurrection prolétarienne imaginée par Marx et la révolution paysanne chinoise ou dans certains pays du tiers monde. Dans l’esprit de ses promoteurs, la dictature du prolétariat n’avait qu’un temps, mais elle s’est instaurée ici et là, plusieurs décennies durant, et elle n’a pas échappé aux dérives du pouvoir vers le conservatisme et la dictature. Elle a fini par engendrer son contraire, l’avènement et le triomphe des classes bourgeoises et par s’accommoder du profit capitaliste.

L’ultra-libéralisme pur et dur, lié aux concepts de libre concurrence et d’économie de marché, offre-t-il pour autant une alternative crédible ? La personne humaine est-elle réductible à « l’homo œconomicus” ? Les expériences néo-libérales trouvent leurs limites dans la dimension sociale très dégradée qu’elles engendrent. Et ces régimes n’apportent pas d’alternatives plus séduisantes quant à la réduction des inégalités sociales, au respect de la justice, des libertés et des garanties démocratiques.

Or la montée universelle des revendications populaires au cours des dernières décennies amorce l’émergence d’une nouvelle conscience planétaire, génitrice de structures qui se cherchent, par-delà le bipolarisme idéologique. Un peu partout des dictatures s’effilochent ou s’effondrent, d’autres évoluent ou s’adaptent.

Deux thèses se sont longtemps affrontées : l’une se veut déterministe, l’autre libertaire.

Pour les prophètes de la première, l’évolution des systèmes capitaliste et socialiste obéit à des pulsions dialectiques, selon un schéma rigoureux, scientifiquement démontrable. Certains sont allés jusqu’à démontrer que capitalisme d’État et capitalisme tout court finiraient un jour par se rencontrer.

Les chantres de la seconde thèse misent sur une transfiguration de l’Homme, qui tend, à la faveur de certaines mutations sociales, à sublimer ce qu’il y a de meilleur en lui.

Par-delà exacerbations et fanatismes engendrés par l’esprit de système, il faudra bien en venir à une troisième thèse, faisant la part des structures connues et codifiées, des finalités et de l’impact de la volonté humaine, et puisant aux sources de l’esprit de mesure, de la voie du milieu des philosophies antiques.

Fin d’un monde...

Car le vrai signe de notre époque est bien la démesure en toutes choses, qui prend racine dans l’orgueil, dans l’idée de puissance et de lucre, exacerbés par les progrès foudroyants des techniques informatiques, et bientôt des nanotechnologies et de l’évasion vers l’infiniment grand cosmique...

L’évolution des mœurs reflète la confusion universelle. Passé et présent se côtoient dans un même creuset où s’entremêlent, en maëlstroms de l’éphémère, les affres du changement continu.

Sommes-nous au Moyen Age, au XlX ème siècle, à la Belle Époque ou en l’an 2000 ? Nous sommes dans un univers en folie où les étudiants se droguent et les enseignants se suicident, où les prisonniers s’insurgent contre les conditions de survie lamentables dans des prisons trop pleines, où les pauvres réclament plus de justice tandis que les riches s’enrichissent fabuleusement. Les uns et les autre s’accordent pour réclamer une authentique protection sociale, liée à une meilleure “qualité de vie”. Ce slogan, lancé en janvier 1965 par l’Américain J.K. Galbraith qui vient de mourir, demeure bien actuel...

Qui nous dira où est la vérité ?

Des envoyés du Ciel ?

- On les attend de pied ferme, mais s’ils sont là, parmi nous, Dieu qu’ils cachent bien leur jeu !

En cette ère d’intenses mutations, nous ne saurions rejeter en bloc toutes les données du progrès et ramener l’Humanité à l’âge des cavernes. Sans doute les civilisations contemporaines, qui enfantent les libertés dans les tyrannies et le bien-être au sein de l’esclavage, poursuivront-elles leur élan ravageur jusqu’au précipice. Il ne nous appartient pas d’assumer ces échéances.

La puissance du verbe peut soulever des montagnes, mais elle s’avère stérile si elle ne trouve de prolongement dans la vie quotidienne. Or les citoyens ont le sentiment d’être floués, tant les promesses qui leur ont été faites ne se concrétisent pas par un mieux-être, ou en un projet de civilisation sur le long terme.

Elles débouchent plutôt sur une régression.

... Ou début d’une renaissance ?

La politique, c’est-à-dire la gestion de la cité, car tel est le sens noble et original de ce terme, ne saurait émaner des seules querelles partisanes. Les partis politiques, indispensables au libre jeu démocratique, ne remplissent pas le rôle qui doit être le leur, celui de réceptacles et de caisses de résonance de l’opinion publique. Ils réagissent au contraire en termes de clientélisme. Ils se structurent plus en groupes de pression, voire de mafias, qu’en forces de proposition et d’action.

Il devient donc urgent d’élaborer une métapolitique qui amène tous les citoyens vivant en société à sublimer ce qu’il y a de meilleur en eux, au lieu de flatter en permanence leurs instincts les plus vils.

Dans ce contexte, on ne saurait se comporter à la fois en partisan et en membre à part entière d’un gouvernement. Nous attendons donc que les responsables de la nation abandonnent leur étiquette de parti (qui s’assimile trop souvent à du parti-pris) pour se consacrer exclusivement à leur mission de service public, sans esprit de cumul ni confusion des genres.

Chaque citoyen, au sein de la société, a un rôle à jouer, il doit pouvoir s’investir dans une mission qui le valorise, être ainsi acteur de l’Histoire au lieu de la subire. Or l’effort d’accomplissement personnel est lié à l’intégration au sein d’une ou de plusieurs communautés. D’où la nécessité de relancer le mouvement associatif. Que fleurissent au sein des partis, ou en dehors d’eux, des clubs, des cercles de pensée, des organisations syndicales ou para-syndicales, philosophiques, éthiques ou culturelles, de défense des consommateurs, de la nature et de l’environnement. Que tous les courants de pensée soient représentés dans ce large mouvement ! Que sur les multiples thèmes abordés les citoyens se retrouvent pour réfléchir ensemble et proposer des solutions ! Et que des comités de liaison recherchent en permanence, à partir de leurs points communs, un programme en forme de plus petit commun multiple...

Ainsi prendra forme, de la base au sommet, un rassemblement pour la VIè République que nous appelons de nos vœux !