Besançon et Mulhouse - I. deux mémoires sociales déterminantes
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Publication : mai 2005
Mise en ligne : 3 novembre 2006
À Mulhouse, l’expérience tentée à l’initiative de Roger Winterhalter au sein de la Maison de la Citoyenneté Mondiale, d’un marché plus (GR1030, 1035 et 1048), a intéressé le sociologue CHRISTIAN GUINCHARD, professeur à l’Université de Haute- Alsace. Ce dernier, grâce à qui un colloque sur monnaie et solidarité est envisagé en novembre prochain, a découvert que les villes de Mulhouse et Besançon ont des mémoires sociales qui les prédisposent à ce type d’initiative. Son étude, rapportée succintement ici, peut donc nous aider à tirer parti de telles expériences pour étayer nos propositions de contrat social dans une économie distributive :
Comment se fait-il que Charles Fourier, Pierre- Joseph Proudhon, Victor Considérant, ces hommes du XIXème siècle, que nous ne pouvons nous résigner à qualifier “d’utopistes” et n’avons jamais perçus comme des “théoriciens” du socialisme, soient tous Franc-Comtois ? Comment pouvons nous expliquer, qu’un siècle plus tard, dans la même région, ait eu lieu “l’affaire Lip” ? Pourquoi, en plus, les premiers Jardins de Cocagne français se sont-ils installés en périphérie de Besançon ? Quels sont les liens entre ce qui précède et la forme spécifique de prend actuellement, à Besançon, un projet de caisse solidaire qui devrait permettre d’ouvrir de nouvelles formes de crédits à la consommation pour les ménages les plus démunis ?
Une série de questions du même type peut se poser à propos de Mulhouse : Quels sont les liens entre le calvinisme des fondateurs de l’industrie locale et les formes spécifiques de leur paternalisme ? Quel rôle a pu jouer la Société Industrielle de Mulhouse qui regroupait ces hommes imprégnés de l’éthique protestante et de l’esprit du capitalisme, dans la structuration de “la question sociale” ?
La Franche-Comté est sans doute aussi célèbre pour ses fromages que pour ses “inventeurs sociaux”. Or, il se pourrait bien que les idées de Fourier, Proudhon et Considérant ne soient pas sans lien avec une expérience collective rurale issue de la fabrication de fromages “de garde” nécessitant l’association de plusieurs éleveurs engagés dans un système “prêts de lait réciproques” appelé “fruitière”.
Une telle association a dû commencer avec le système du “tour”. Les paysans recevaient, chacun son tour, le lait des autres producteurs afin de pouvoir faire, chacun chez soi, un de ces fromages qu’ils ne pouvaient fabriquer isolément avec le lait de leurs troupeaux individuels. Le fromage se faisait chez celui qui “avait le tour”, lorsqu’il avait lui-même prêté autant de lait qu’il en recevait ce jour là. Puis le système a évolué assez nettement lorsque ces associations ont eu un lieu de fabrication unique.
Un certain nombre de principes caractérisent cette pratique :
1 - Il s’agit d’une activité qui reste immanente au groupe : il n’existe pas de “Volonté Générale” et, même si les éleveurs connaissent des conditions de vie très semblables, il n’existe pas non plus de “Conscience Collective” au sens de Durkheim. Chacun est solidaire, non seulement avec tous en se référant à l’ensemble formé par l’association, mais aussi avec chacun des membres de l’association.
2 - Les producteurs sont en quelque sorte législateurs permanents de leur propre mouvement. De ce point de vue, les règlements sont sans cesse recréés, rediscutées. Il règne dans ces groupes d’éleveurs une sorte d’effervescence permanente qui a parfois dérouté les idéalistes en quête d’harmonie sociale.
3 - Ce système nécessite une comptabilité rigoureuse accessible à tous. Chaque associé doit savoir ce qu’ont produit les autres associés et ce qu’ont rapporté les ventes de fromages…
4 - La fruitière corrige certaines inégalités mais ne les supprime pas.
5 - Chaque associé est responsable de ce qu’il produit chez lui lorsqu’il “a le tour”.
6 - C’est un système de confiance réciproque. Parce que le lait des producteurs est mélangé, la réussite de chacun dépend du savoir-faire et de la moralité des autres. Nous sommes au-delà de l’apurement de dette réciproque qui lierait les associés.
Partant de ces six points, cette pratique produit une représentation spécifique de la justice sociale. Liée à une amélioration des conditions d’existence et à une augmentation de l’espérance de vie des enfants d’agriculteurs, la réussite même du système des fruitières a provoqué au XVIIIème et XIXème siècles un fort mouvement d’exode rural qui a joué un rôle déterminant dans la diffusion du modèle de rapports sociaux qu’elle suppose. Les paysans du Doubs et du Jura importèrent certains éléments structurants de leur mode de vie à Besançon où se développait alors l’horlogerie. Les ateliers qui embauchèrent ces “migrants” étaient de petite taille. Ils possédaient des caractéristiques d’organisation du travail, de répartition de l’autorité et des bénéfices qui s’opposaient assez nettement au monde industriel, où se développait alors une autre façon de penser le socialisme.
Cette expérience sociale eut une influence indéniable sur les Fouriéristes… Dans Le nouveau monde industriel et sociétaire, Fourier cite cette pratique sociale pour prouver le bien fondé du point de vue sociétaire : « les paysans du Jura voyant qu’on ne pourrait pas, avec le lait d’un seul ménage, faire un fromage nommé gruyère, se réunissent, apportent chaque jour le lait dans un atelier commun, où l’on tient note des versements de chacun, chiffrés sur des taillons de bois ; et de la collection de ces petites masses de lait, on fait, à peu de frais, un ample fromage dans une vaste chaudière… Comment notre siècle, qui a de hautes prétentions en économisme, n’a-t-il pas songé à développer ces petits germes d’association, en former un système plein… ? » Ne trouvons-nous pas, ici, une forme d’ancrage nous permettant de mieux comprendre le mutuellisme de Proudhon ? Pensant aux fruitières et aux ateliers d’horlogerie on n’oubliera pas que, si, dans son premier et célèbre Mémoire sur la propriété, il affirme que la propriété « c’est le vol ! », il répétera par la suite, inlassablement, qu’en formant un contrepoids majeur face au pouvoir de l’État ou face à la grande industrie, la petite propriété socialisée, qu’il nomme “possession”, protège les individus en les insérant dans des réseaux de garanties mutuelles.
Au XXème siècle, les courants socialisants issus de l’horlogerie se sont dispersés, mais la mémoire sociale propre à la Franche-Comté est restée vivace. Ainsi, bien avant “l’affaire Lip”, il existait, dans les années 30, des coopératives et des ateliers communautaires où se formèrent les horlogers qui allaient faire parler d’eux dans les années 73 - 75. Il ne faut peut-être pas (ou plus !) rêver sur Lip, cette oriflamme des luttes ouvrières s’érige sur de nombreux quiproquos et cache de nombreux conflits. Cependant, les péripéties de “l’affaire” nous montrent que les capacités politiques (et économiques !) dont firent preuve les ouvriers reposent sur les six points que nous avons retenus à propos des fruitières. Les grévistes ont développé une activité qui est restée immanente à leur groupe, dans cette effervescence sociale ils ont été les législateurs de leur propre mouvement, la tenue de compte rigoureux et la circulation d’informations pertinentes furent essentielles, ils ne supprimèrent pas les différences de statut et de salaire, chaque voix comptait et chacun était responsable de ce qu’il faisait dans un système de confiance réciproque…
N’est-ce pas la vivacité de cette mémoire que nous avons rencontrée auprès des responsables municipaux du développement local et auprès des responsables de structures de l’Économie sociale et solidaire (ESS) ? Pour illustrer ce constat, nous décrirons deux projets dans un prochain numéro.