De la fracture... à la Shoah sociale

RAPPELS HISTORIQUES
par  E. BARREAU
Publication : avril 2005
Mise en ligne : 3 novembre 2006

À l’occasion du soixantième anniversaire de la libération des camps d’extermination, notamment celui d’Auschwitz, le film de Claude Lanzman témoigne des horreurs commises au nom de l’idéologie foncièrement criminelle inscrite par le caporal-dictateur dans son Mein Kampf. Les récits poignants des rares survivants de cette industrie de mort prouvent de façon irréfutable ce que fut cet enfer organisé par un fou impassiblement suivi par la majeure partie d’un peuple culturellement "évolué". Sans parler des silences, du laisser-faire du monde en guerre, ni des autorités civiles et religieuses de l’époque. Ce travail de mémoire doit, ou devrait, faire prendre conscience aux nouvelles générations de ce dont l’homme est capable lorsque le fanatisme annihile le raisonnement logique, la réflexion éthique et l’analyse qui en découlent.

À propos de réflexion, en tant qu’ancien résistant ayant combattu le nazisme jusqu’à sa capitulation et sa reddition sans conditions, mais surtout d’observateur contemporain de cette douloureuse période, il me semble utile, même si des historiens ont relaté l’accession au pouvoir du dictateur, d’exposer brièvement les paramètres du contexte économico-social du moment, qui ont constitué le terreau fertile à sa promotion et à la mise en oeuvre de la Shoah, via la guerre de 39-45, laquelle a fait quelque soixante millions de morts, population des camps d’extermination comprise.

Un rappel historique : le jeudi 29 octobre 1929, appelé "Jeudi Noir", krach financier à Wall Street. Événement qualifié de "conjoncturel", alors qu’il découle bien de la crise "structurelle" d’un système économique de marché incapable de vendre le surplus de sa production industrialisée à une multitude de consommatrices et de consommateurs ; ceux-ci ont été désolvabilisés, l’utilisation des moyens techniques modernes les a dépossédés de leur emploi, et donc de leurs revenus.

Dans le cadre d’une logique économique fondée sur le principe de "rareté", cet effondrement de la valeur des produits traduisait dans les faits la contradiction manifeste entre constitution de profit et production de masse. Cette époque marquait la fin de la rareté réelle et confirmait l’existence de "l’abondance". Elle aurait dû voir advenir d’autres "lois" économiques adaptées à la nouvelle situation et permettant de produire et de distribuer les biens et services socialement utiles répondant à la demande de tous et de chacun. Mais hélas, par démission de la pensée économique et politique, on préféra conserver les avantages de la classe dominante en même temps que les concepts obsolètes. Quitte, pour cela, à sacrifier des millions de chômeurs sur l’autel du profit, en choisissant délibérément de procéder à une destruction massive de la production excédentaire plutôt que de subvenir aux besoins fondamentaux des crève-la-faim. Ce fut le début d’une gigantesque entreprise générale de destruction, sous couvert d’une appellation de "politique d’assainissement des marchés", qui sévit encore sur toute la planète aux dépens de la satisfaction des besoins criants d’une majeure partie de l’humanité.

LE COMBAT CONTRE L’ABONDANCE

Définie comme un problème de "surproduction", alors qu’il s’agissait d’un problème de "sousconsommation", cette crise, qui affectait en premier l’intelligence des autorités et experts, fut l’occasion de l’application du malthusianisme le plus abouti. En Amérique du Nord, ce fut le lait jeté aux égouts. Au Brésil, le café servit de combustible pour alimenter les locomotives. En France on dénatura le blé à l’aide de bleu de méthylène pour le rendre impropre à la fabrication du pain.

Et on attribuait primes et subventions pour l’arrachage des vergers et des vignes, pour l’abattage de troupeaux ou la mise en jachères de milliers d’hectares de terres cultivables. Tous les secteurs économiques vitaux, et ce dans l’ensemble des pays industrialisés, se trouvèrent en grande difficulté, les faillites se succédant à une cadence soutenue, tandis que les gouvernements déclaraient que leurs caisses étaient vides. De la misère dans la rareté nous passions à la misère dans une abondance délibérément détruite à seule fin de préserver les résultats financiers de quelques-uns, au mépris du bien-être de tous les autres.

...Tous les ingrédients étaient réunis pour qu’un petit caporal de Bohême, du nom d’Hitler, orateur habile à subjuguer les foules, s’emparât "démocratiquement" du pouvoir, en 1933. Erreur d’analyse, défaillance de la pensée, on préféra les stratégies appuyées sur une logique de rareté, connue mais dépassée, plutôt que de prendre en compte la nouvelle donne et les bienfaits possibles de l’abondance. « Plutôt Hitler que le Front Populaire. » Plutôt la guerre au bolchevisme qu’aux errances du capitalisme.

Et le tour était joué... Reconverties en usines d’armement, les grandes firmes de l’époque : automobiles, aviation, marine, tournèrent à plein régime, les banques fabriquant et fournissant sans restriction l’argent nécessaire.

Plus question de dettes ou de restrictions budgétaires pour trouver les moyens financiers utilisés pour alimenter la destruction et le carnage.

Question : Puisque l’on est capable de créer de la monnaie pour tuer, qu’est ce qui empêche d’en créer pour vivre ? Quand posera-t-on enfin ce problème ? Quand trancherons-nous ce noeud gordien qui aliène à l’irrationnel et à la barbarie jusqu’aux plus brillants des cerveaux humanistes et cartésiens ?

L’EXUTOIRE

Mais revenons à l’histoire. Moyens affectés aux infrastructures de guerre. Chômeurs transformés en constructeurs de voies rapides, en ouvriers des usines d’armement et en soldats, il ne restait plus d’alternative à la mise en scène de la boucherie de 39- 45. Le piège de la bêtise et de l’incohérence était refermé sur nos pays dits "avancés".

Le conflit allait radicalement les purger de leurs excédents, aussi bien en hommes qu’en produits consommables. Il dépassa largement ce stade et ouvrit un avenir radieux à la reconstruction immobilière.

Ce furent les fameuses "Trente Glorieuses" qui font encore se pâmer d’admiration et d’envie nos décideurs et experts en économie et en politique.

Mais ce que tous ces gens-là, comme leurs récents prédécesseurs, oublient dans leurs analyses et leurs calculs, c’est que cet horrible conflit ne fut qu’un exutoire. Poussé encore plus avant par les recherches et applications utiles à l’industrie de guerre, le progrès technologique avait accéléré son évolution.

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, avec les prodigieux gains en productivité, l’abondance réapparut très vite, générant chômage, mévente et faillites, suivant une courbe ascendante infléchie artificiellement à l’aide d’expédients statistiques et de création de pseudo-emplois qui n’ont rien à voir avec une saine gestion de l’économie. Avec, en fond d’écran, une permanente guerre sournoise ou déclarée qui dévore prématurément des millions de vies. D’un point de vue strictement financier, c’est-à-dire vénal, Hitler fut l’homme de la situation, relançant une machine économique essoufflée, asphyxiée par des montagnes de produits invendus et invendables, permettant aux financiers et autres chevaliers d’industrie de l’époque (et à leurs successeurs) de continuer à engranger de faramineux profits. Leur apportant une bouffée d’oxygène... tout en désoxygénant, au passage, des millions de victimes non comptabilisées dans les registres des marchands de chiffres de la finance nationale et internationale.

Quelle lucidité dans cette affirmation de Jean Jaurès : « Le Capitalisme porte la guerre comme la nuée porte l’orage » ! Sans le maintien de la misère dans l’abondance, sans les rancoeurs, les jalousies, les haines et les violences qui en découlent, le paranoïaque antisémite glorificateur de la race aryenne aurait-il pu accomplir son oeuvre diabolique ? Voire seulement accéder au pouvoir ? Aurait-il eu besoin des apports massif des financiers de l’époque (tous Aryens ???), pour soutenir son entreprise criminelle, s’il avait continué à utiliser le système de monnaie de consommation intérieure impulsé par son conseiller Hjalmar Schacht (inspiré par Silvio Gesell) ? Les paramètres d’adhésion à son funeste projet auraient-il pu exister dans le cadre d’un système économique distributif, tel que celui imaginé, avant la catastrophe, par l’homme d’État français Jacques Duboin ?

Bien entendu, l’histoire ne se refait pas avec des "Si", mais le futur, lui, jaillit des mêmes expériences. Point n’est besoin d’être grand clerc pour comprendre, par l’observation du fonctionnement du monde actuel, que nous sommes lancés sur les mêmes rails et que nous ne modifierons pas notre trajectoire aussi longtemps que la pensée sera en retard sur les évènements.

LES MÊMES PROBLÈMES, JAMAIS ABORDÉS

« Plus jamais çà ! » crions-nous sur les toits. Mais où en sommes-nous, soixante années après la libération des camps de la mort ? Est-on allé au bout de l’analyse ? L’homo sapiens y a-t-il intégré les paramètres fondamentaux des contradictions internes du marché capitaliste ? A-t-il réfléchi, par exemple, sur la transformation des modalités techniques de création et de répartition de l’argent ? A-t-il agi de façon à les rendre impropres à l’expression de son atavique et insatiable envie de pouvoir ? Non ! La preuve en est donnée par la litanie récurrente des problèmes socioéconomiques : déficit des budgets sociaux, démantèlement des services publics, de la sécurité sociale, des retraites et des allocations de chômage, délocalisation d’entreprises, dumping sauvage, etc... !

Les caisses sont vides ! Mais vides de quoi ? De chiffres dont le coût n’est que celui de leur impression ! Chiffres inépuisables tirés du néant ! C’est la production qui a de la valeur ! Et les travailleurs doivent se vendre pour l’acheter, alors qu’ils la produisent !

Envers qui sommes-nous donc en dette ? Pourquoi un pouvoir d’achat en baisse face à une production qui continue de progresser ? Pourquoi cette concurrence féroce ? Pourquoi des sociétés à deux vitesses, sous le prétexte d’une contrainte commune : "La Dette" ? Tous les pays sont endettés, surtout les plus riches. Et même ces derniers secrètent des millions de miséreux... Comment cela est-il possible ? Quel est le patient créancier ? Un généreux intergalactique ? Il faudra bien que l’homo economicus éclaircisse ce mystère s’il veut sortir ses enfants de l’obscurantisme et des comportements insensés qui en résultent.

En attendant d’ouvrir les yeux, on continue d’affamer les pauvres à coté de magasins bourrés de vivres ! On continue d’exploiter les enfants, les faibles et les handicapés ! On continue d’exposer la richesse et la "réussite" des plus agressifs à l’envie ou la vindicte de ceux qu’ils plongent dans le dénuement ! Et on vante ce modèle mercantile qui fait du vivant, comme de tout le reste, une marchandise ?

De telles pratiques et attitudes sont indignes de notre civilisation. Même bien présentées, elles n’en reflètent pas moins le temps des camps d’extermination.

Ni discours pathétiques des humanistes, ni envolées oratoires, ni colloques et conférences internationales accouchant de solutions antagoniques ne changeront un iota à notre cheminement mortifère, sans la prise en compte des paramètres induits par l’irruption de l’abondance dans un marché où seule la rareté élève prix et profits. Nulle réforme significative ne surgira d’une analyse économique dépouillée de l’intégration, dans ses composantes, d’une révolution technologique survenue au cours des XIX et XXèmes siècles et dont nos économistes référents feignent encore et toujours d’ignorer les implications.

Nulle modification dans le mode de constitution du profit financier, de captation du pouvoir et de construction du servage des masses populaires ne surviendra sans une complète refondation des conventions et des outils d’échange économique entre les humains.

L’humanité n’a d’autre alternative que de "changer ou disparaître", car ce n’est plus de fracture sociale qu’il s’agit, mais de Shoah sociale et planétaire.

Le devoir de mémoire n’est-il pas aussi de rappeler cela ?