L’Europe du libéralisme
Publication : décembre 2004
Mise en ligne : 4 novembre 2006
Nous qui pensons que le laisser-faire du marché ne mène pas automatiquement à une société conviviale et lui préférons une gestion démocratique et solidaire, nous qui défendons les droits de l’Homme et de l’environnement et non ceux des capitaux, nous qui prônons la coopération à la place de la rivalité, nous ne pouvons pas appouver ce traité qui fonderait une Europe à l’opposé de ces aspirations.
L’idée maîtresse du traité, qui apparaît dès le premier titre sur les objectifs de l’Union, et qui revient comme un refrain tout au long des articles, c’est que tout doit être mis en œuvre pour organiser une “économie sociale de marché hautement compétitive”. L’adjectif “sociale” ne peut pas faire illusion, il est tout à fait déplacé puisqu’il s’agit d’un marché hautement compétitif, c‘est-à-dire de : “chacun pour soi”, “tous les coups sont bons”, “que le meilleur gagne” et tant pis pour la foule des moins bons…. L’idéologie qui porte ce principe était sobrement et parfaitement illustrée par une affiche vue en Septembre dernier à Barcelone, sur un mur du forum des Droits de l’Homme : sous la photo d’un Africain décharné, symbole de toute la pauvreté que crée le monde actuel, figurait cette simple et éloquente légende : « tu mangeras quand tu seras compétitif ! » L’article I-3 des objectifs de l’Union définit ce marché : il est fondé sur la concurrence “libre et non faussée”. On découvre ce que cela veut dire quand on voit comment ce principe est appliqué au fil des articles, dans tous les domaines, et même celui de la politique sociale (article III-209) puisqu’après un baratin sur la promotion de l’emploi et une protection sociale “adéquate”, le couperet tombe : l’Union agira « en tenant compte de la nécessité de maintenir la compétitivité », et l’article suivant précise : il faut « éviter d’imposer des contraintes administratives, financières et juridiques » aux entreprises…
Plus généralement, on retrouve comme “valeur de l’Union” (I-3) le commerce libre sur lequel veille l’OMC et la suppression de toute barrière aux investissements directs à l’étranger qu’avait cherché à installer en douce l’AMI, accord qui avait été repoussé par la volonté populaire et qui revient ici (III-314) en force.
On comprend alors que l’expression “ne pas fausser la concurrence” signifie interdire au politique, et par conséquent à tous les gouvernements futurs, quelle que soit leur couleur, de prendre des mesures pour favoriser telle ou telle action sociale, de protection de la nature ou de réduction des pollutions, considérées par des entreprises comme des contraintes qui pourraient limiter leur profit ou l’extension de leur marché. Il s’agit donc bien de “graver dans le marbre” constitutionnel que le pouvoir politique doit s’incliner devant le pouvoir des entreprises : celles-ci pourront faire tout ce qui leur convient sans que des élus puissent intervenir, par exemple pour mettre des conditions aux licenciements, imposer des plans sociaux ou empêcher des délocalisations. Il s’agit, en d’autres termes, de mettre le capitalisme hors de portée du pouvoir législatif, et même du juridique. Imaginer une économie non capitaliste… serait ainsi interdit par la constitution !
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Et ce capitalisme imposé est le pire qui soit puisqu’en matière monétaire, c’est le monétarisme qui a été choisi. Tous les défauts déjà constatés de la Banque centrale européenne sont repris, voire amplifiés. Sa mission essentielle est toujours d’empêcher l’inflation, la stabilité des prix est même promue au rang d’objectif de l’Union (I-3). C’est la BCE qui définit et met en œuvre la politique monétaire de l’Union, le Parlement en est simplement “informé”. L’indépendance de la BCE et des banques centrales nationales est instituée, le traité les met hors d’atteinte de tout contrôle démocratique (III-188), mais par contre, elles sont libres de suivre les consignes de think tanks et autres lobbies financiers nombreux et puissants déjà en place, pour imposer aux États des réductions d’impôts ou des protections sociales jugées trop “coûteuses”. Autrement dit le transfert de souveraineté des États vers la BCE est totalement entériné en ce domaine, et c’est le dogme de l’équilibre budgétaire qui est adopté. Ce qui est contraire, soit dit en passant, avec l’ambition affirmée par ailleurs de rivaliser avec les Etats-Unis qui, eux, se sont affranchis de la contrainte budgétaire ! La BCE a en plus tout pouvoir sur l’orientation de l’économie puisqu’elle décide seule des taux d’intérêt afin de rendre l’Union “attractive” pour les investisseurs.
Mais en outre, l’interdiction de créer de la monnaie pour financer, par exemple, des investissements qui serviraient aux générations futures, sera définitivement faite aux États (mais pas aux institutions bancaires privées) si ce traité est adopté. On ne saurait imaginer moyen plus sûr d’empêcher que toute politique sociale, tout souci de l’humain ou de l’environnement puisse un jour prévaloir sur la finance !
Cette suprématie de la finance sur tout autre considération ressort, de façon peut-être encore plus visible, d’une autre règle qui domine tout le traité, celle qui impose la libre circulation des capitaux. Les services des banques et des assurances sont libéralisées (III- 146-2), et toute restriction aux mouvements de capitaux est interdite (III-156), même le Parlement européen, formé des élus des peuples, est soumis à cette interdiction (III-157-2). C’est donc la belle vie assurée aux paradis fiscaux, et cela signifie aussi que toute taxe de type Tobin sur les transactions entre devises serait désormais illégale, donc inenvisageable pour mettre un frein aux spéculations sur les changes ou en tirer des miettes pour lutter contre la pauvreté au niveau mondial. Dans le domaine des transports, un État qui envisagerait, par souci écologique ou d’économie d’énergie, de taxer les transports routiers pour favoriser le rail, en serait empêcher par l’article (III- 238).
Il n’est donc pas étonnant que ce traité soit en recul par rapport au traité de Nice au sujet des services publics. L’accord général sur le commerce des services (AGCS) a le vent en poupe quand les services publics cessent de figurer parmi les valeurs et objectifs de l’Union pour n’être plus que des services d’intérêt économique général (SIÉG) qui, comme les autres, sont soumis aux “règles de la concurrence” (III-166-2), et que les aides que les États voudraient leur accorder, sous quelque forme que ce soit, mais menaceraient de fausser la concurrence, sont interdites. Pour expliquer, imaginons une entreprise quelconque, par exemple une multinationale voulant former des jeunes à seule fin d’en faire un personnel sur mesure à sa disposition ; elle pourra implanter une école où bon lui semble dans l’Union, choisir ses élèves, leur dispenser un enseignement uniquement destiné à les rendre aptes à la servir, si elle les embauche ensuite, mais les laissant inaptes à tout autre activité ailleurs sinon. Et elle devra même être subventionnée par le pays d’accueil au même titre que l’école républicaine dont le but est de dispenser à tous un enseignement plus général et plus ouvert.
La politique sociale est évoquée dans la seconde section de la partie III, qui commence par de belles déclarations générales… mais compte sur les vertus du marché pour réaliser l’harmonisation des systèmes sociaux, non sans préciser que celle-ci sera soumise à la nécessité de maintenir la compétitivité (III-209) ! En clair cela signifie donc que l’alignement se fera sur les salaires les plus bas et sur les législations sociales les moins contraignantes pour les entreprises. La directive dite de Bolkestein, permettant aux employeurs d’appliquer la législation sociale du pays d’où un salarié est originaire, va tout à fait dans ce sens. Elle permettrait aux entreprises de faire de sérieuses économies, sans même délocaliser, il lui suffirait de remplacer ses salariés français par des salariés venus de pays à bas salaires et moins de protection sociale. Au passage, on comprend mieux l’admission des dix pays entrés dans l’UE en mai dernier. Signalons une nouveauté à propos de délocalisation, le droit d’ingérence de la maison-mère dans les filiales d’une entreprise (III-137). Et, bien entendu, il est prévu que les prestations de sécurité sociale puissent ne plus relever de la solidarité mais soient commercialisées par les assurances privées et autres fonds de pension.
Inutile d’aller plus loin, tout ce qui précède montre amplement l’orientation du texte, même s’il faudrait complèter ce survol en soulignant une foule d’autres dispositions qui définissent une Europe qui ne pourrait pas évoluer, même lentement, dans le sens d’une société plus humaine. Le recul par rapport à la Constitution française de 1958 est sensible, et grave, sur bien des points. La laïcité, si importante pour éviter les guerres de religion qui pointent dans tous les horizons, est transformée en “liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites”. Quiconque pourra donc, n’importe où, n’importe quand, interrompre un spectacle, une réunion publique ou un cours, même la circulation, parce que c’est l’heure de s’agenouiller et chanter la prière ?
Il n’est plus question que soit garanties à tous, comme depuis 1946, la protection de la santé et la sécurité matérielle, ni que “tout être humain qui en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler [ait] le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence” ; le droit d’obtenir un emploi est devenu le droit… d’en chercher un, et plus question de libre choix de son emploi, ni de conditions équitables et satisfaisantes de travail. Ceci devrait toucher en particulier les femmes, pour qui avoir un emploi est la condition de l’autonomie. Ces dernières devraient être également sensibles à l’absence de droit au divorce, de droit à la contraception et à l’avortement, et qu’il ne soit nulle part question de parité. Mais il y a bien d’autres absences, puisqu’il n’est plus fait mention ni de durée légale du travail, ni de salaire minimum, ni de patrimoine commun. Inutile alors de rentrer ici dans d’autres détails pour montrer à quel point citoyenneté et démocratie sont des mots dépouvus de sens pour les rédacteurs de ce traité.
INCOHÉRENCE DU “OUI” SOCIALISTE
On comprend que la droite approuve ce traité. Mais à gauche, comment concilier des aspirations qui se veulent sociales et cette Europe libérale ? Les échos provenant du PS témoignaient de débats entre ambitions personnelles, assortis de promesses d’apocalypse si le non l’emportait, plus que d’analyses se référant au texte. Nous sommes donc aller chercher les arguments publiés sur internet (www.ouisocialiste.net) sous le titre “Le vrai / Le faux sur le traité constitutionnel” :
Rien de convaincant. Surtout pas le ton très polémiste tel que : « les avocats du non n’ont pas poussé la lecture jusqu’au bout »), ni la mauvaise foi évidente quand sous le titre “Un traité qui serait d’essence libérale ?” on lit : « On vous dit que le traité fait du marché et de la concurrence libre et non faussée les valeurs suprêmes de l’Europe, c’est faux, le principe d’un marché unique où la concurrence libre et non faussée est de tous les traités européens depuis l’origine »… Alors c’est vrai ! Et cet “argument” rappelle que Jospin , par sa signature à Barcelone, a engagé la France à faire passer de 60 à 65 ans l’âge de la retraite, à libéraliser les transports et à privatiser EDF-GDF !
En s’exclamant ensuite : « Mais à quelle économie alternative pensent les partisans du non ? Pourquoi ne se sont-ils pas plus tôt élevés contre ? », la direction du PS montre qu’elle, elle a renoncé à défendre toute économie alternative.
Mais alors comment prétendre que cette Europe-là serait un pas vers la politique sociale que cette direction du PS promet toujours d’élaborer … ?