Non à la société de marchandises !

DOSSIER : LE RÉFÉRENDUM SUR LE TRAITÉ EUROPÉEN :
par  J.-P. MON
Publication : décembre 2004
Mise en ligne : 4 novembre 2006

C’est en 1983 que le PS a pris son tournant libéral, sans bien l’avouer, et la défaite de Jospin aux présidentelles de 2002 ne lui a pas suffi pour comprendre ce qu’exprime clairement un militant belge en quelques mots : « C’est quand les gens ne se sentent plus représentés par la gauche qu’ils votent à l’extrême droite ». Mais si le PS a perdu son âme, il n’est, hélas, pas le seul parti se disant socialiste à avoir succombé aux sirènes de l’ambition, jusqu’à vouloir prouver qu’il est capable de gérer un pays … selon les normes antisociales établies par la droite :

Voter NON au traité constitutionnel est le premier barrage que l’on peut dresser devant la “société de marchandises” décrite par Jacques Attali dans La voie humaine [1]. Il montre que « marché et démocratie se sont simultanément développés avec l’amélioration des moyens de circulation de l’information … S’ils se sont peu à peu imposés comme des mécanismes privilégiés de gestion des affaires publiques et privées, [c’est] parce que l’un et l‘autre se fondent, au moins formellement, sur la mise en œuvre de la valeur principale de nos sociétés : la liberté individuelle ». L’association des deux concepts compose ce qu’il appelle une « démocratie de marché » dont il nous expose brillamment les effets théoriquement bienfaisants, … auxquels il ne croit pas.

DE LA DÉMOCRATIE DE MARCHÉ À LA SOCIÉTÉ DE MARCHANDISES

Attali nous met rapidement en garde : « Pourtant, marché et démocratie ne forment pas un couple durable ; l’un finit toujours par l’emporter sur l’autre. D’abord parce que les marchés et la démocratie sont toujours partiels, imparfaits, provisoires, et ne ressemblent en rien à leur utopie. Ensuite parce que, de par leur nature même, ils engendrent des sociétés fragiles, précaires, enclines à saper leurs propres fondements ». Or nous sommes forcés de constater que « le marché devient chaque jour plus fort que la démocratie, et qu’il en menace même les institutions ». Nous arriverons ainsi à la « société de marché » où tout ce qui est gratuit deviendra payant et planétaire. Mais ce n’est pas tout. Pour perdurer, la société de marché ne pourra même pas conserver les apparences d’une démocratie : elle devra peu à peu glisser vers une forme neuve de totalitarisme où chacun sera surveillé, contrôlé, et où les formes même de la liberté perdront leur sens. On passera alors à une “société de marchandises” où toutes les relations humaines, et l’homme lui-même, seront commercialisés. Nous constatons déjà les premiers effets de cette société de marché sans contrepoids démocratique suffisant : évasion fiscale, réseaux criminels, traite des êtres humains, trafic de drogues… Des entités privées (entreprises ou bien organisations criminelles) se dotent de tous les attributs des États (réseaux de communications, systèmes de collecte de ressources, armement). Enfin, cette société de marché dans laquelle les institutions nationales ou internationales seront impuissantes, les citoyens seront spectateurs et les hommes politiques des fantoches, contribuera à l’aggravation des désordres écologiques en privilégiant le court terme et le profit immédiat.

Face à ces dangers mortels que font les partis politiques ? Rien ! Que la droite défende son idéal, l’économie de marché, c’est normal ; mais ce qui est stupéfiant c’est que la gauche, dont l’ambition est, en principe, de s’intéresser au long terme et de fonder un projet politique sur une morale, reste sans analyse, sans rêve, sans autre ambition que de gérer ce que l’économie de marché veut bien concéder à la démocratie. Le plus désespérant est que, finalement, dans tous les pays démocratiques, le libéralisme politique et économique triomphe jusque dans la morale et la pensée des gauches [2] !

UN CAS TYPIQUE : L’ALLEMAGNE

Le premier signe de soumission au marché du Chancelier social-démocrate Schröder a été, peu après son arrivée au pouvoir en 1998, le renvoi de son ministre des finances Oskar Lafontaine, ancien président du SPD (parti social-démocrate), en désaccord avec sa politique financière et sociale. Réélu en 2002, Schröder devient de plus en plus perméable aux doctrines néo-libérales. Cherchant vainement, comme tous les pays industrialisés, à réduire son chômage (10,3% en septembre, soit près de 5 millions de chômeurs), l’Allemagne, après avoir joué un rôle pionnier dans la réduction du temps de travail, a maintenant décidé d’adopter les “remèdes” préconisés par les grands organismes internationaux (FMI, Banque mondiale, OCDE, etc.) : augmentation du temps de travail avec diminution des salaires, réduction des dépenses publiques, baisse des retraites et des prestations sociales, etc. En mars 2003, le Chancelier a lancé un vaste programme de réduction des dépenses publiques, baptisé “Agenda 2010”, instaurant le paiement partiel des médecins par les malades, gelant les retraites, réduisant la protection des salariés contre les licenciements dans les petites entreprises, diminuant l’indemnisation du chômage, etc. Au cours de l’été 2003 (effet de la canicule sans doute) le président conservateur du Land de Bavière a repris au refrain : « le temps et le climat sont plus favorables que jamais à une réforme courageuse du marché du travail », suivi aussitôt par le directeur général du fabricant de pneus Continental : « il doit devenir clair pour nous que le temps de travail normal n’est pas de 35 à 37 heures par semaine mais de 43 à 45 heures », puis par le président de l’institut de conjoncture DIW : « si l’on devait s’adapter convenablement à la diminution de la population active allemande et à l’allongement de l’espérance de vie, on devrait décider dans les vingt prochaines années, un allongement significatif de la vie professionnelle jusqu’à environ 70 ans ». Enfin, argument décisif, de plus en plus utilisé : « Ce n’est qu’en travaillant plus que nos entreprises seront plus compétitives à l’international » proclame le président de la fédération allemande des chambres de commerce.

Un an après, ces propositions ont fait leur chemin dans les têtes des gouvernants sociaux démocrates. L’illustration la plus significative en est la loi “Hartz IV” (quatrième volet du plan du directeur du personnel du groupe Volkswagen, proche du chancelier Schröder et inspirateur de l’impopulaire réforme du marché du travail). Entre autres dispositions, cette loi aligne les indemnités de chômage de longue durée sur les allocations de l’aide sociale. Elle réaménage selon des modalités complexes [3] la distribution des allocations de façon à en réduire le coût et à inciter les chômeurs à reprendre un emploi même s’il est mal payé ou s’il ne correspond pas aux qualifications du demandeur, ce qui, bien évidemment, se traduit par une baisse importante de salaire. Dans le même temps, on assiste à une remise en cause du “dogme” de “l’autonomie de la négociation salariale”, c’est-à-dire du principe, jusqu’ici suivi fidèlement, de la négociation entre syndicats et patronat pour déterminer les niveaux de rémunération. L’État n’y participe en aucune manière. Les emplois sous-payés proposés maintenant aux chômeurs, qui ne pourront les refuser s’ils veulent continuer à bénéficier des prestations sociales, incitent certains à proposer un salaire minimum garanti par la loi, donc par l’État. Cette remise en question du dogme provoque un profond malaise dans les organisations syndicales et au sein même du parti socialdémocrate où s’affrontent partisans et adversaires de la politique de Schröder.

Ces mesures touchent d’autant plus l’ancienne Allemagne de l’Est que les investissements productifs qui y ont été faits après la chute du Mur en 1989 ont été très faibles. En Saxe, par exemple, le taux de chômage est proche de 30%. Les Allemands de l’ex-RDA se considèrent comme des citoyens de seconde zone. Mais, à l’Est comme à l’Ouest, “l’insécurité sociale” que développe la politique néo-libérale du gouvernement Schröder fait le lit de l’extrême droite. En Saxe, par exemple, le parti national démocratique d’Allemagne (NPD), le parti néonazi, demande le retrait pur et simple de la loi Hartz IV, « une loi qui nous rejette 150 ans en arrière ». Ces déclarations ont un effet certain sur la population au point que l’ex-parti communiste et le président de la Fédération des syndicats allemands ont dû mettre en garde leurs adhérents contre la présence de l’extrême droite dans leur propre combat. Mais cela n’a pas été suffisant. Après les élections du 5 septembre en Sarre, catastrophiques pour le SPD, les deux élections régionales, en Saxe et en Brandebourg, qui ont eu lieu le 19 septembre, ont été marquées par une forte poussée de l’extrême droite au détriment du SPD et de la CDU [4]. Selon les premières analyses, l’extrême droite doit ses voix aux hommes de moins de 30 ans et aux chômeurs de ces deux régions très touchées par les “restructurations” industrielles. Ce sont les néo-communistes du PDS qui sont les grands vainqueurs de ces deux élections. Mais qu’en sera-t-il des prochaines ? D’autant plus que le gouvernement allemand persiste dans sa politique antisociale. Le mouvement de hausse de la durée du travail imposé dans le secteur privé par un chantage aux délocalisations se propage maintenant chez les employeurs publics locaux confrontés à d’importants problèmes budgétaires : dans la Hesse, par exemple, le temps de travail des 80.000 fonctionnaires est passé de 38,5 à 42 heures par semaine et les primes de Noël et de vacances ont été réduites ; la Bavière et la Rhénanie du Nord ont suivi et, comme les conditions de travail des fonctionnaires sont fixées sans négociation par des lois et des décrets, les autres Länder sont tentés de suivre la même voie. Pour faire bonne mesure, les Länder ont dénoncé au mois de mars la convention collective de leurs salariés n’ayant pas statut de fonctionnaire, afin de pouvoir procéder à des hausses du temps de travail. Les syndicats estiment que l’ensemble de ces mesures va se traduire par la suppression de 150 000 postes de fonctionnaires dans l’ensemble de l’Allemagne.

LA FIN DE LA SOCIAL DÉMOCRATIE

En Italie, les partis sociaux-démocrates ont tout simplement disparu. La situation n’est guère plus brillante en Grande Bretagne où Tony Blair a choisi de conserver la “révolution thatchérienne” pour attirer les classes moyennes, allergiques aux impôts. Ce Premier Ministre “travailliste” a cyniquement [5] résumé sa position en affirmant [6] devant l’Assemblée nationale française :« Il n’y a pas de politique économique de droite ou de gauche ; il y a ce qui marche et ce qui ne marche pas ». En Espagne, le PSOE, qui, à la surprise générale, a remporté au mois de mars 2004 les élections législatives a adopté les mêmes concepts. Bref, partout en Europe, la social-démocratie s’est effacée devant le marché. Le 8 juin 1999, dans un texte commun, G. Schröder et T. Blair avaient d’ailleurs clairement précisé que ce qu’ils appelaient jusqu’ici “social-démocratie” n’était qu’une façon efficace et juste de gérer le marché. Ils ont même abandonné l’appellation de “social-démocratie” puisque Blair parle de “troisième voie” et Schröder de “nouveau centre”. Indifférents à la diminution du nombre de leurs adhérents et de leurs électeurs, aveugles devant la montée des extrémismes de droite, les ex-partis sociaux démocrates sont devenus des inconditionnels du “oui” au Traité constitutionnel qui va libéraliser encore plus l’Union européenne élargie et nous amener à cette “société de marchandise” si bien décrite par Attali.

Pour résister, il faut dire NON à cette Europe-là.


[1Ce livre a été analysé dans GR 1047, d’octobre dernier, page 7.

[2Michel Rocard est un exemple type de ce défaitisme intellectuel. Je me souviens l’avoir entendu dire, il y a deux ans, qu’il avait quitté le PSU lorsqu’il avait compris « qu’il y avait beaucoup plus de mitraillettes chez les capitalistes que chez les révolutionnaires ».

[3Au cours de l’été dernier, l’Agence du travail, l’équivalent de notre ANPE, a distribué aux chômeurs de longue durée un questionnaire de 16 pages, faisant dépendre le montant des futures allocations des réponses apportées sur leurs plus petits moyens d’existence.

[4pour qui Berlusconi est le modèle à suivre

[5en octobre 1998

[6à savoir : 9,2% des voix, soit 7,8% de plus qu’aux élections précédentes, et 12 sièges sur 124 au Parlement de Saxe ; 6,1% des suffrages (+0,8%) et 6 sièges sur 88 au Parlement du Brandeburg