De curieuses pratiques commerciales

LECTURES
par  P. VINCENT
Publication : décembre 2004
Mise en ligne : 4 novembre 2006

Le libre-service a existé bien avant les grandes surfaces, et les transactions sans contact effectif entre vendeurs et acheteurs bien avant La Redoute ou le commerce sur internet. Je l’ai découvert à la Bibliothèque de la Maison de l’Asie, Avenue du Président Wilson, en parcourant un ouvrage de 743 pages édité à Paris en 1913, intitulé : « Relations de voyages et textes géographiques arabes, persans et turks relatifs à l’Extrême-Orient, du VIIIème au XVIIIème siècles, traduits, revus et annotés par Gabriel Ferrand ».

On y trouve des récits en tous genres de voyages maritimes ou terrestres, mixtes quelquefois, tel celui raconté en 1554 par un amiral ottoman ayant fait naufrage et amené de ce fait à voyager un certain temps à pied. Marins, marchands, botanistes, géographes ou autres, leurs motivations à écrire sont variées, leurs façons d’écrire également. Réalités ou fantasmes, certains disent avoir rencontré des peuplades sanguinaires dont ils détaillent les cruautés, tandis que d’autres décrivent des endroits paradisiaques où les indigènes accueillent les voyageurs en leur offrant tout ce qu’ils ont, y compris leurs femmes. Entre les deux, des indigènes pas méchants, mais avec qui les contacts sont difficiles.

On trouve mêlés à ces aventures bien des gens qui ne sont pas des aventuriers, par exemple des botanistes, tel au VIIème siècle un certain Yi- Tsing, qui revient de la région du Siam en y ayant découvert trois espèces différentes de cardamone. Ou, au début du XIIIème siècle, un certain Ibn Al-Baytar, qui nous expose avec tant de minutie ses recherches, parfois ses trouvailles, qu’il est capable d’écrire plus de dix pages pour nous parler uniquement de la rhubarbe !

LE CLOU

Parmi les épices les plus recherchées, à côté du poivre, de la noix muscade, de la cardamone, du piment et de la cannelle, figurait le clou de girofle. Des navigateurs pratiquant le commerce des épices et qui avaient découvert une île couverte de girofliers dont les habitants étaient de ceux avec qui le contact était difficile, avaient cependant réussi à mettre au point avec eux, de façon empirique, un astucieux système d’échanges. Ils débarquaient le soir sur le rivage les marchandises qu’ils avaient à leur proposer et, quand ils revenaient le lendemain matin, ils trouvaient à côté de chaque marchandise qui avait intéressé les indigènes un tas de clous de girofle. Si la quantité proposée leur convenait, ils prenaient les clous de girofle et laissaient la marchandise. Dans le cas contraire ils ne touchaient à rien et revenaient voir le lendemain matin ou encore les matins suivants si les indigènes avaient suffisamment surenchéri selon leurs attentes. À partir du moment où le tas de girofles ne grossissait plus, ils avaient le choix de s’en contenter ou bien de les laisser sur place et de rembarquer leur marchandise.

En regard du marchandage habituel pratiqué à l’époque, cette décomposition des opérations dans le temps, et le fait que les opérateurs ne sont à aucun moment en contact, semblent bien préfigurer certaines de nos pratiques modernes. Vu qu’ils « se sauvaient » à l’approche des étrangers, j’avais été tenté de les qualifier de “sauvages”, mais un médiéviste de mes amis, qui s’intéresse aussi à ce genre de textes, a bien voulu m’expliquer que sauver venait de salvare (le salut) et sauvage de silva (la forêt), m’évitant une association d’idées qui n’avait aucune justification étymologique.