Réformer ?
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Publication : juillet 2003
Mise en ligne : 15 novembre 2006
Dans son édition 2003, le rapport de conjoncture économique et sociale du Medef, Cartes sur table, annonce la couleur : « Sans réformes, la France décline ; sans réformes les entreprises perdent du terrain ». Mais, contrairement à ce que l’on pourrait attendre d’une organisation patronale, ce n’est pas de réforme des entreprises qu’il s’agit, mais de réforme de l’État. Ce qui n’empêche pas le Medef de proclamer haut et fort qu’il ne fait pas de politique ! Cela me rappelle une citation qui courait aux temps préhistoriques où le capitalisme n’avait pas, comme l’affirme Michel Rocard [1], encore gagné : « l’ouvrier qui fait grève pour demander une augmentation de salaire fait de la politique, le patron qui la lui refuse n’en fait pas ! ».
Que pense-t-on dans l’entourage du baron-président du Medef de l’agitation sociale provoquée par le réforme des retraites ? D’abord, on met la pédale douce : « Nous nous attendions à une certaine crispation. Nous n’en rajouterons pas. Nous souhaitons voir adopté le plan Fillon et sommes conscients de la complexité de la tâche du gouvernement », mais on attend de « la fermeté » des pouvoirs publics, tout en avouant : « Nous savons qu’une partie de l’opinion voit dans le plan Fillon un projet du Medef. Nous n’avons aucun intérêt à intervenir sur la scène publique à un moment où le gouvernement, tout en se débattant dans une situation difficile, a commencé à nous envoyer des signaux positifs, en particulier sur la maîtrise de la dépense publique » [2]. Mais, moins faux-cul, la branche la plus dure du Medef, l’UIMM [3], s’inquiète pour le gouvernement : « Pourvu qu’ils tiennent ! C’est en peu de mots ce que la société civile a envie de dire à ceux qui nous gouvernent. Cette société civile qui imagine, invente, produit et fabrique une richesse qui profite à tous, et nous fait vivre tous. Cette société civile qui regarde, ahurie, notre République assiégée de l’intérieur par ses propres serviteurs, rétifs à la moindre réforme » [4].
Un plan concerté
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Ne croyez cependant pas que le Medef et le gouvernement Raffarin-Chirac fassent preuve d’originalité dans leurs propositions. Ils se bornent tout simplement à mettre en œuvre les conseils de la Banque mondiale. En effet, dans une “boîte à outils”, diffusée [5] par le Département de Communication de la Banque Mondiale et destinée aux décideurs politiques et économiques voulant préparer la privatisation de leurs services publics en contournant les résistances, on pouvait lire : « La privatisation et la réforme du secteur public sont au cœur des normes sociales autour desquelles la société est organisée. Elles affectent les relations entre institutions gouvernementales et citoyens, exigeant de la part de tous un changement radical d’opinions et de perception sur la nature des biens publics et sur l’équilibre entre responsabilité gouvernementale et opportunités pour le secteur privé. Elles exigent une évolution concernant les droits et obligations de l’ensemble des acteurs et appellent à une mobilisation nationale pour que tous ensemble ils fassent avancer les réformes […]. Un grand nombre de programmes de privatisations font face à l’hostilité des partis de l’opposition, des syndicats et du public dans son ensemble quand les gouvernements ne prennent pas les mesures nécessaires pour assurer le soutien social et politique indispensable à leur succès […] Les programmes de communication publique ne doivent pas seulement servir à constituer des soutiens aux privatisations mais aussi à promouvoir des changements dans les comportements sociaux et politiques sur le long terme. Ces programmes sont basés sur des stratégies mettant en jeu un processus incluant une analyse socio-politique des groupes visés, des messages clés pré-testés et l’emploi des canaux de communication les plus appropriés. Il implique l’analyse des segments affectés par la privatisation du secteur et des mesures à mettre en place pour obtenir leur soutien. Il doit utiliser tous les canaux de communication formels et informels du pays pour informer et consolider le consensus, porter la vision du projet et donner confiance dans le processus de réforme ». Il s’agit d’un véritable outil de propagande destiné à persuader les populations que les privatisations se font dans leur intérêt. Et on constate sans peine que la campagne publicitaire de Raffarin pour la réforme des retraites est tout à fait conforme à ces recommandations. Gageons qu’il en sera de même pour celles destinées à nous convaincre de la nécessité de réformer l’assurance maladie et de privatiser EDF, GDF, Air France, etc. Rappelons aussi que l’idée saugrenue de faire travailler les gens plus longtemps, proposée par la très libérale Commission européenne, a été acceptée à la fois par Jospin et Chirac lors du sommet européen de Barcelone en mars 2002.
L’entreprise, un paradis ?
Regardons donc d’un peu plus près « cette société civile qui imagine, invente, produit et fabrique une richesse qui profite à tous, et nous fait vivre tous », comme dit l’UIMM.
Eh bien justement, Capital, un mensuel qui ne passe pas pour particulièrement révolutionnaire, vient de consacrer 25 pages de son numéro de juin aux « menteurs de l’économie : patrons tricheurs, vendeurs baratineurs, charlatans de la Bourse, hommes politiques… » Il faut dire que, depuis l’éclatement de la bulle boursière, la série de scandales qui a frappé Wall Street (comptes maquillés d’Enron, Andersen, WorldCom, Global Crossing, Tyco, Qwest, Lucent, Xerox, etc.) et, en France, les déficits abyssaux de France Télécom et de Vivendi (pour ne citer que les plus importants) ou les dépôts de bilan (Air Lib, etc.), les faillites frauduleuses (Metaleurop, etc.) rendent de moins en moins crédibles les boniments du Medef sur les vertus de l’entreprise ou de la société civile. Bien au contraire, car, même pris en flagrant délit de fraude ou de mensonge, les dirigeants d’entreprise ne paraissent éprouver aucun remord : « Au fond, ce n’est pas étonnant. Le mensonge est une arme comme une autre dans l’univers du business » [6], « la désinformation est devenue l’une des armes économiques les plus tranchantes de notre début de siècle » [7] et « les mensonges sont devenus plus calculés, plus systématiques et plus professionnels » [8]. Si encore ces mensonges profitaient en partie aux salariés grâce à une répartition équitable des profits de l’entreprise, ou si au moins, on se sentait bien dans l’entreprise, mais non, il n’en est rien : « Paradoxalement aujourd’hui, alors que le salarié est, en apparence, mieux protégé par les lois, les nouvelles formes d’organisation basées sur l’individualisation des tâches et l’évaluation personnelle des performances le rendent plus vulnérable » [9] car « la modernisation des entreprises a conduit à des situations de travail où les salariés sont responsabilisés, c’est-à-dire responsables de la qualité et de la conformité aux exigences de ce qu’ils produisent dans des conditions sur lesquelles ils n’ont pas d’influence réelle. […] On assiste aujourd’hui à une sous-traitance aux salariés eux-mêmes des tensions organisationnelles, des problèmes non résolus tels que conciliation entre objectifs qualitatifs et quantitatifs » [10]. Mais le problème n’est pas typiquement français… Les études réalisées par la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail mettent en évidence une recrudescence des accidents professionnels, une intensification des tâches et une dégradation des conditions de travail : 33% des salariés européens se plaignent de douleurs dorsales, 28% de stress, 23% d’épuisement. À cela, il faut ajouter l’augmentation de la flexibilité au travail : au sein de l’Union européenne 82% des emplois sont à durée déterminée et l’on sait maintenant de façon indiscutable combien est fort le lien entre précarité et conditions de travail dégradées. Rien d’étonnant alors que « certaines personnes sombrent, que d’autres ne trouvent leur salut que dans le retournement de la violence contre l’entreprise ou contre leur collègues. En réaction, on assiste aussi à des attitudes de défection, de grève du zèle. Mais la plupart des entreprises baissent un voile pudique sur ces manifestations de malaise »9. Nous voici bien loin des vertus du management moderne dont les idéologues de l’entreprise nous rebattent les oreilles depuis des années !
Pour faire bon poids ajoutez la brutalité des plans sociaux et des dépôts de bilan, les fermetures ou les déménagements d’usine à la sauvette, les restructurations express … Rappelez-vous, en 1993, ces départs “minute” où les licenciés défilaient un à un dans le bureau du chef du personnel qui leur demandait de quitter l’usine immédiatement en leur fournissant des sacs-poubelle pour les aider à emporter leurs affaires ; ou encore, ce témoignage [11], plus récent, d’une salariée de Palace Parfums : « Juste avant les congés de Noël, on a pris notre verre, on a trinqué, le patron nous a souhaité une bonne année, en nous disant : à bientôt, à la rentrée ». Deux semaines plus tard, le 6 janvier 2003, les salariés retournent dans une entreprise vide. En secret « tout avait été déménagé, y compris nos affaires personnelles, jusqu’à nos brosses à cheveux… »
Bien sûr, il n’y a pas que des « patrons voyous », comme dit Chirac, mais je crains cependant que beaucoup d’entre eux ne constituent la clientèle fidèle [12] de l’UMP (Union pour le Massacre du Progrès) qui souhaite “moderniser” la France sur le modèle de l’entreprise, chère au Baron Seillière, dont la holding, à part la gestion de la fortune de la famille de Wendel et la faillite d’Air Liberté, n’a pas l’air de produire beaucoup de richesses pour le pays.
[1] dans Le Monde du 19 juin
[2] Propos de E.A. Seillière, président du Medef, le 22 mai (rapportés dans Le Monde du 5 juin).
[3] Union des industries et métiers de la métallurgie.
[4] Actualités, lettre de l’UIMM, 21/05/2003.
[5] Actualités, lettre de l’UIMM, 21/05/2003.
[6] Capital, n° 141, juin 2003.
[7] Christian Harbulot, directeur de l’École de guerre économique de Paris.
[8] Alain Etchegoyen, Commissaire au Plan.
[9] Catherine Rollot, Le Monde économie, 11/02/2003.
[10] Danielle Linhart, directeur de recherche au CNRS, responsable du laboratoire Travail et mobilité de l’université ParisX-Nanterre.
[11] Mots croisés, France 2, 03/02/2003.
[12] Voir Le Monde du 16/01/2002.