Étude de la monnaie : VI. les monnaies parallèles
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Publication : juillet 2003
Mise en ligne : 15 novembre 2006
Par définition, tout moyen de paiement est une monnaie. Mais la seule monnaie légale d’un pays est celle dont le cours est forcé par la loi et que tout le monde doit donc accepter en paiement. Toute autre monnaie utilisée est une monnaie parallèle, quelle que soit la raison pour laquelle elle a été créée, quels que soient les modalités de sa création et de distribution, son unité de compte, l’extension de son usage, limitée par son créateur, et quelles que soient ses méthodes de contrôle.
La plus répandue des monnaies parallèles, et de très loin, est constituée par les bons d’achat.
Ces monnaies affectées à un usage précis, et restreint, peuvent être créées sous forme de bons destinées par un gouvernement à une catégorie de population. Ce mode de distribution sélective introduit donc une discrimination entre les membres de la société et fait apparaître qu’elle est “à plusieurs vitesses”.
Ces bons peuvent être remis aux pauvres, c’est le cas des "Food stamps" aux États-Unis. Cette distribution, destinée à leur apporter un secours alimentaire, impose donc aux pauvres une démarche humiliante : ils doivent faire une demande d’aide et la justifier en faisant état de leur trop modestes revenus (ou d’absence de revenus) ; elle peut même être pernicieuse, par exemple Milton Friedman eut l’idée de distribuer des bons d’enseignement grâce auxquels l’État assure aux enfants des familles pauvres l’accès aux écoles les moins chéres, donc un enseignement au rabais, et la sélection se fait sur les droits d’inscription, seules les familles riches pouvant payer les meilleures écoles. De tels bons permettent de privatiser l’école tout en proclamant que tous les enfants y ont accès.
Au contraire, des bons d’achat peuvent être distribués, en cas de pénurie, à des privilégiés pour leur réserver l’accès à certains produits devenus rares. Par exemple, des bons d’essence ont été émis en Italie, à l’intention des étrangers, à un prix plus bas que le prix à la pompe, quand celui-ci était particulièrement élevé. Il s’agissait alors d’attirer des touristes aisés.
Des sociétés spécialisées peuvent fabriquer et vendre un autre type de monnaies affectées, c’est le cas par exemple des tickets-restaurant. Ces sociétés en font l’avance aux employeurs qui versent une partie des salaires sous cette forme. Les employés qui les reçoivent ne peuvent donc pas dépenser leur salaire en se privant de nourriture. L’avantage pour les employeurs est double : d’une part, ils bénéficient de réductions fiscales et sociales quand ils les utilisent, et d’autre part, leurs employés ne peuvent pas se plaindre que leur salaire ne leur suffit pas pour se nourrir. Ces bons sont utilisés par 5 millions de salariés en France.
Internet permet maintenant l’utilisation de systémes de points qui sont, de fait, des monnaies propres à certains sites dont les revenus proviennent d’une part des ressources publicitaires et d’autre part de la vente d’informations concernant les clients.
Mais les plus répandus des bons d’achat sont ceux que distribuent les commerçants à des clients qu’ils veulent attirer ou “fidèliser”. Pour “capter” le client (ou le duper ?), leur imagination leur fait inventer toutes formes de bons d’achat : chéques-cadeaux, tirages au sort, cartes de fidélité, avantages promis après plusieurs achats, etc. Presque toutes les enseignes de la grande distribution proposent des cartes de fidélité gratuites et tous les achats (ou seulement certains achats) donnent droit à des points qui s’ajoutent sur ces cartes et ouvrent ultérieurement un droit soit à des réductions, soit à des cadeaux, selon des barèmes qui varient avec la chaîne commerciale.
Dans tous les cas il s’agit d’orienter la clientèle vers certains produits ou de la fidèliser à certaines marques ; il s’agit souvent de la pousser à l’achat, par exemple si les points acquis cessent d’être validés après un délai, fixé évidemment par la chaîne. Il arrive aussi que le cadeau promis ne soit pas “disponible”…
Comme exemple de bons d’achat, examinons brièvement le cas des “miles” aériens, si répandus depuis peu qu’ils sont qualifiés de “nouvelle monnaie mondiale”.
Créés en 1981 par la compagnie American Airlines, ces points sont portés sur des cartes personnelles de fidélité, offertes par des compagnies aériennes à leurs clients, et leur permettent d’obtenir des billets gratuits, proportionnellement aux distances parcourues sur leurs lignes. Par exemple, un vol Paris-New-York en classe économique rapporte 7.280 miles (la distance parcourue exprimée en miles nautiques) et pour gagner ce même vol il faut avoir acquis sur sa carte 50.000 miles.
Les compagnies aériennes ayant complètement intégré cet usage dans leur politique commerciale, elles vendent ces “miles” à leurs partenaires au sol (chaînes d’hôtel, loueurs de voitures, opérateurs téléphoniques, etc.) qui en distribuent, eux aussi, à leurs clients. Ceci permet d’évaluer le prix du stock actuel à quelques 765 milliards de dollars, soit plus que le montant total des pièces et des billets d’euros actuellement en circulation ! Autrement dit, ces miles constituent la deuxième monnaie mondiale en usage, après le dollar !
On a calculé que si ce stock de monnaie continue à croître au même rythme, soit 20% par an depuis 1995, il dépassera le stock de billets verts (dollars américains) d’ici deux ans.
Notons une particularité de cette monnaie mondiale : elle ne circule pas. Quand elle a servi une fois, elle est annulée. Elle est tellement passée dans les mœurs aux États-Unis que des associations de consommateurs réclament le versement d’intérêt sur leurs miles, que le fisc songe à imposer ce complément de salaire dont bénéficient les salariés qui voyagent pour leurs entreprises (et qui sont souvent les mieux payés) et que dans certains procès en divorce les époux se partagent le compte de miles familial. Il y a même maintenant un marché noir de miles. Mais comme toute monnaie dont l’émission n’est pas confrontée avec une valeur physique, elle constitue une sorte de bombe à retardement : les compagnies ont beau faire des provisions sur les miles qu’elles émettent, pour anticiper ce que ces miles leur coûteront en billets gratuits, on a beau prévoir que la majorité des titulaires de bons n’en ont pas accumulé assez pour avoir droit à des billets gratuits, il n’empêche que le stock mondial de miles détenus sous cette forme par 89 millions de clients des compagnies aériennes était évalué en 2001 par The Economist à 8.500 milliards. On peut calculer qu’il faudrait 23 ans pour vider toutes les cartes… et à condition de cesser d’en émettre !
L’usage des bons d’achat commerciaux, sous une forme ou sous une autre, a pour effet de fausser le marché, et ce, au moins de trois façons :
La première est que cette pratique neutralise la concurrence. Par exemple, un programme de miles aériens peut conférer à une compagnie une position dominante.
La seconde est que cet usage brouille l’information sur les prix finalement payés : quel est le prix d’une minute de téléphone avec un portable qui fonctionne avec une carte dont l’émetteur fait tel tarif dans certaines conditions et tel autre tarif dans d’autres ? Quel est le prix d’un vol payé par une société à tel de ses salariés qui va profiter de sa carte pour se payer un surclassement en classe affaires ? Plus grave : qui bénéficie des billets gratuits acquis grâce aux miles gagnés sur des billets professionnels payés par l’employeur ? Une telle question va encore plus loin quand l’employeur est l’État et le voyageur un élu : deux députés allemands ont été poussés à la démission pour avoir utilisé ces miles gratuits pour des déplacements en famille.
Enfin l’usage de ces bons a un impact immatériel, voire moral : la clientéle devient une part du capital (immatériel) des entreprises, et ces dernières calculent la valeur actuelle nette (VAN) d’un client par les profits qu’elles anticipent des achats qu’il fera s’il est ainsi fidélisé. Par exemple, on apprend en “mercatique” que « augmenter de 5% le taux de fidélisation d’un client augmente sa VAN de 35 à 95 %»…
Quand l’économie d’un pays est défaillante, la monnaie, que les économistes présentent comme un moyen d’échange, est perçue par ses habitants comme un frein à l’échange. Ce qui les amène à chercher comment "s’en tirer”. Alors ils réagissent au plan local, faute de pouvoir le faire à plus grande échelle. Dans pratiquement tous les cas, leur première initiative consiste à se passer de monnaie légale en créant une monnaie qui leur est propre et qui n’a pas d’autre objectif que de leur permettre de vivre mieux, voire de survivre.
C’est donc en périodes de difficultés économiques que naissent des expériences de monnaies locales.
Un premier exemple est celui de la grande crise qui débuta par la chute de la Bourse de New York en 1929 et se prolongea jusqu’à la Seconde guerre mondiale par la Grande dépression. Elle fut qualifiée de crise de surproduction ce qui, pour les économistes ne signifie pas que tout le monde était pourvu de l’essentiel, mais que de grandes quantités de produits ne trouvaient pas d’acheteurs solvables, parce que les millions de chômeurs et leurs familles, qui en avaient grand besoin, n’avaient pas d’argent. C’était la première manifestation de ce que J.Duboin dénonça comme“la misère dans l’abondance”.
La monnaie fondante
Pour accélérer la consommation, Silvio Gesell imagina une monnaie fondante, c’est-à-dire des billets dont le pouvoir d’achat, s’il n’était pas dépensé au bout d’un certain temps, était systématiquement dévalué au rythme de 0,5% par mois, soit 6% l’an. Des expériences ont été entreprises, dont la première à Wörgel, un village montagnard d’Autriche, et la seconde en France, à Lignères-en-Berry, après la guerre. Toutes les deux se sont traduites par une remarquable relance de l’économie par la consommation et toutes deux ont reçu l’ordre de stopper sous prétexte que cette monnaie fondante… était illégale !
Il n’est pas étonnant qu’après les Trente Glorieuses, la recrudescence du chômage dans les pays industrialisés ait suscité la réapparition de mouvements adeptes d’une monnaie fondante pour relancer l’économie. Un système fonctionnant avec une telle monnaie a été expérimenté, par exemple, à Saint Quentin en Yvelines à partir du 1er janvier 1997.
Le cercle WIR
Pour les fondateurs, en octobre 1934, du cercle économique Wirtshaft Ring Gesellschaft (WIR), cette même Grande dépression était due à un manque d’approvisionnement en monnaie légale et leur objectif était d’éviter aux petites et moyennes entreprises d’en subir les conséquences.
Il s’agit donc d’un systèmes d’échange de marchandises entre entreprises, organisé dans un but lucratif par une sorte de chambre de compensation qui prélève une taxe sur chaque échange et se fait aussi payer ses services tels que des informations, des facilités de crédit et même des activités de lobbying auprès des gouvernements afin de défendre les intérêts des entreprises adhérentes. La monnaie de ce cercle de soutien mutuel ne peut être échangée qu’entre les entreprises qui en sont membres.