Régression

Réflexion
par  G.-H. BRISSÉ
Publication : juillet 2003
Mise en ligne : 15 novembre 2006

Je vous conterai l’épisode peu banal que vécut récemment ce brave homme retraité qu’est Honoré Dupond. Agé de 72 ans, il doit faire face à une gêne financière momentanée, consécutive à une grosse dépense imprévue. Il répond à une proposition de prêt personnel présentée par une grande maison de vente par correspondance. Les intérêts sont certes un peu élevés, mais au regard de la modicité de la somme proposée, et des formalités réduites, voilà qui suffira bien pour le tirer d’affaire.

Premier acte : en retour du remplissage d’un formulaire sommaire, notre emprunteur reçoit un virement inscrit sur son compte. Il devrait être suivi d’un échéancier de remboursement. En place de quoi l’organisme financier lui impose le remboursement a priori du montant des intérêts du prêt.

Seconde étape : notre homme reçoit un courrier lui annonçant l’attribution d’un numéro de “compte bancaire disponible” et l’envoi d’un carnet de chèques à son nom, assorti d’une avance de fonds complémentaire.

Sans méfiance, notre retraité rédige quelques modestes chèques destinés à des tiers. Mal lui en a pris : l’organisme financier lui signifie que ces chèques sont “sans provision” et qu’il doit en rembourser le montant.

Ce qu’il fait dans les plus brefs délais possibles.

Il n’empêche que notre retraité a la mauvaise surprise de voir son nom figurer sur la liste des interdits de chèques à la Banque de France, alors que son compte est normalement approvisionné. Ce qui lui ôte toute possibilité d’émettre des chèques, ou d’utiliser sa carte de crédit. Qui plus est, l’organisme bancaire a prélevé de confortables intérêts, pénalités et agios ! Notre correspondant téléphone et écrit en vain à cet organisme où, comme par hasard, il n’a jamais affaire au même interlocuteur. Il sollicite l’intervention de la maison mère qui a fait la publicité pour un prêt si “avantageux ”... et qui se révèle comme une belle escroquerie : procédure abusive, tentative d’extorsion de fonds, tout y est.

Le plus grave dans cette affaire est que des organismes publics se font involontairement les complices d’une telle démarche frauduleuse.

Arnaques en tous genres

Ils sont, hélas, de plus en plus nombreux ces flibustiers et autres arnaqueurs, qui proposent des loteries faramineuses où l’on ne gagne jamais, des dons en nature ou des gains en espèces qui ne parviennent jamais à leurs bénéficiaires (si ce n’est quelques comparses) et en l’occurence des comptes en banque qui se révèlent fictifs ou fallacieux mais bien évidemment sources de confortables profits pour leurs initiateurs. La plupart de ces boîtes, véritables hydres transnationales, ont du reste leur siège à l’étranger.

Rien n’est trop beau pour tirer le maximum d’avantages de la détresse humaine, y compris les astrologues et faiseurs de phénomènes paranormaux qui vous offrent à peu de frais des talismans et autres remèdes miracles à tous vos maux ; derrière ces noms se cachent bien souvent des trafics malsains ou l’existence de sectes.

Les organisations de défense des consommateurs laissent faire... ou sont débordées par le phénomène.

En 1956, M. Lavarenne, professeur à la Faculté des Lettres de Clermont-Ferrand, publie [1] un ouvrage fort bien documenté sur le thème : Bon public, est-ce qu’ils t’auront ? dans lequel il dénonce pêle-mêle les dérives d’une certaine publicité, de la propagande, des préjugés et autres partis pris.

De ce point de vue, un autre ouvrage serait à ré-écrire aujourd’hui, en matière d’arnaques, de publicités mensongères : on n’arrête pas le progrès !

Mais le plus intéressant est le chapitre en vingt-quatre pages bien tassées consacré à “la doctrine de l’abondance et de l’économie distributive”. L’auteur rappelle les origines du Mouvement Français pour l’Abondance créé à partir de son premier livre, paru en 1932, par Jacques Duboin : La grande relève des hommes par la machine, suivi d’une douzaine d’ouvrages. Il avait été précédé, si l’on peut ainsi dire, par le romancier Edward Bellamy, lequel avait publié dans Looking Backward (Cent ans après, en français) des thèses qui devaient tant inspirer le distributiste Henri Muller dans son roman d’anticipation L’An 2.000, une révolution sans perdants [2].

« Ce qui frappe l’observation de notre temps, écrit M. Lavarenne, c’est la possibilité que l’homme s’est forgée de créer des richesses de plus en plus abondantes, avec un travail de plus en plus réduit... On voit le paradoxe de la situation actuelle, de plus en plus de biens consommables, mais de moins en moins de consommateurs solvables, puisque la plupart des hommes n’ont comme pouvoir d’achat que celui gagné par leur travail ».

Et de noter encore que « la diminution de leur pouvoir d’achat n’est pas seulement néfaste aux consommateurs, qui ne peuvent plus se procurer le nécessaire. Elle accable en même temps le producteur qui, ne pouvant plus écouler sa production, se voit acculé à la faillite ».

En dépit de toutes les richesses produites, on voit, à côté de l’aisance et du luxe, se maintenir et même se développer la misère. On observe la montée du chômage, l’organisation de la rareté relative des denrées, les primes accordées aux producteurs pour qu’ils limitent leurs productions, les primes accordées aux exportations, etc.

Il est clair que l’analyse qui prévalait en 1956 est tout aussi actuelle aujourd’hui. Lorsque M. Lavarenne écrit que « l’erreur des économistes officiels vient de ce que, quand ils évaluent les quantités que le marché est susceptible d’absorber, ils ne pensent qu’aux quantités qui peuvent être vendues. En d’autres termes, ils ne songent à satisfaire que les besoins solvables. Mais les besoins réels sont autrement étendus. Si tous les pauvres gens qui n’achètent pas faute d’argent, pouvaient se ravitailler, les excédents seraient vite liquidés ».

Jusqu’aux Trente Glorieuses, nous vivions dans l’ère de la rareté, qui était caractérisée par la recherche du profit et le système libre-échangiste. Nous sommes désormais entrés dans l’ère de l’abondance qui tue, en théorie du moins, le profit, parce que plus une marchandise ou un service sont abondants, et moins ils ont de valeur au sens marchand du terme, donc on gagne moins à les produire.

Ce phénomène est amplifié par la révolutionique, qui permet de produire plus au moindre coût.

Évidemment, le bon peuple est tout à fait conscient de ces transformations. Il sait très bien que, quelle que soit l’évolution démographique, il sera toujours possible de produire plus au moindre coût ; il a tout à fait conscience en outre que l’évolution technologique impose d’une part, une nouvelle répartition des tâches, que le travail doit être repensé en termes de formation permanente et d’activités, et que le temps de travail au sens classique du terme est appelé à se réduire, dans le temps comme dans l’espace, au profit des activités de promotion de la personne et des loisirs.

Alors, lorsqu’on vient dire au bon public que, désormais, il lui faudra travailler plus, plus longtemps, pour maintenir un niveau de retraites convenable, alors qu’aujourd’hui, au-delà de 45 ans, il devient illusoire d’espérer un reclassement professionnel, il ne comprend plus. Quand on lui affirme qu’il faut réduire les salaires pour maintenir la concurrence, qu’aucune solution ne peut être trouvée au problème du chômage, en bref, qu’il faut se résoudre à partager une vision de la société qui date des dernières années du XlXème siècle, alors oui, cette fois, le bon public entre en révolution. Jamais nous n’étions allés aussi loin dans la régression sociale !

Nous sommes de ceux qui clamons, qui affirmons qu’il existe des solutions aux problèmes posés par le chômage, par l’octroi à tous de retraites décentes, par une activité choisie à temps réduit bénéfique à l’harmonie sociale. Nous proposons une réelle alternative sur la base de l’introduction dans le circuit monétaire d’une monnaie de consommation non thésaurisable, d’un revenu social garanti, garant d’un droit à la subsistance pour tous, indépendamment des autres revenus et de l’activité de chacun, avec un service social librement choisi et consenti par le contrat civique, pacte anthropolitique.

Mais aussi longtemps que notre économie fonctionnera sur des bases erronées, qu’aucun courage, aucune volonté politique n’affirmera la nécessité de rendre à la monnaie sa fonction véritable de recherche d’une harmonisation authentique entre capacités productives et consommation, dans une économie de besoins, nous ne pourrons qu’observer, hélas, qu’un peu plus de mal-être pour nos compatriotes et de chienlit internationale.

Et notre ami Honoré Dupond peut attendre, longtemps encore, une solution à ses problèmes.



Un régal et pour seulement 3 euros !

Si vous voulez comprendre toute l’économie actuelle, sans le moindre effort, mais en riant parfois aux éclats, n’hésitez pas, et savourez cette réédition d’un livre remarquable de René Passet, qui ajoute l’humour à la compétence.

Pas de meilleure lecture pour les vacances !!

(édition des Mille et une nuits, les petits libres N° 47, avril 2003)

[1aux éditions Magnard.

[2Plon, 1965