Retraites : débat entre deux non fonctionnaires


par  G. G., P. VINCENT
Publication : juillet 2003
Mise en ligne : 16 novembre 2006

Dans le courrier de notre précédent numéro, M-L Duboin, pour la rédaction, avait répondu à G. G., de Corenc. Mais celui-ci revient à la charge, voyant dans notre constestation du projet Raffarin de réforme des retraites un réflexe de fonctionnaire, c’est-à-dire d’un de ces privilégiés qui ne cherchent qu’à défendre leurs privilèges. Cette interprétation a choqué Paul Vincent qui, n’ayant jamais été fonctionnaire, a souhaité lui répondre :

Je suis effaré, moi aussi, de votre incompréhension au sujet des différences de régime des retraites public/privé. Je cois que les fonctionnaires vivent dans une bulle, leur seule excuse étant de ne pas se rendre compte.

Encore une fois il ne s’agit pas pour le moment de l’E.D., mais de la fracture sociale qui va devenir destructrice.

Etes-vous prêt(s) à compenser sur vos deniers :

— les 15% que nous avons perdus depuis 15 ans parce que nos retraites sont indexées à peine sur les prix au lieu des salaires dans la fonction publique ?

— la différence entre les 12 % de cotisation du privé (sur les salaires pour la CRAM et les complémentaires) et les 7,85 % du public ?

— l’écart dù aux 25 années de référence pour la CRAM et la carrière totale pour les complémentaires au lieu des 6 mois !! dans la fonction publique ?

Quand Balladur nous a volés, êtes-vous descendus dans la rue ? Quand mon voisin (inspecteur de l’EN) devait partir en retraite, je lui ai demandé « Alors, c’est pour bientôt ? », « Non, m’a-t-il répondu, je fais encore 6 mois pour gagner un échelon. » J’en suis resté interloqué.

— Aujourd’hui, son gendre de l’EDF, revient tout bronzé des îles. Il est en retraite depuis 3 mois… à 50 ans !!

Comment voulez-vous que la majorité silencieuse ne soit pas révoltée ?

Vous n’avez pas le droit de vous retrancher derrière les injustices sociales qui privilégient le capital pour taire confortablement les avantages des retraités de la fonction publique, surtout s’ils sont prélevés sur les autres. Vous poussez l’opinion vers des privatisations non souhaitables.

Etes-vous prêts à partager vos avantages en préconisant un transfert de financement depuis vos retraites vers les caisses qui gèrent les nôtres ? Car au moins ce serait de la solidarité et nous pourrions alors être unis et plus forts devant les privilèges du capital.

Les manifs “en commun” (90 % de fonctionnaires) ne sont que de la poudre aux yeux : il faut distinguer le problème général et les différences inacceptables qui font le jeu du MEDEF…

G.G., Corenc.

« Quand Balladur nous a volés, êtes-vous descendus dans la rue ? »

Excellente question, et reproche adressé aux fonctionnaires et aux salariés du secteur public, auquel je souscris entièrement ! Ce fut une grande faute non seulement stratégique, mais d’abord morale, de la part de toutes les grandes centrales syndicales qui sont en principe à vocation généraliste et non corporatiste, et auxquelles on reproche souvent pour cela d’être des syndicats politisés. Si elles avaient quelque influence auprès de tels ou tels partis, leur devoir était de leur faire défendre une politique ne sacrifiant aucune catégorie de travailleurs, qu’ils soient salariés, retraités ou chômeurs, qu’ils soient fonctionnaires, dans le secteur public ou dans le secteur privé. Elles ont en l’occurrence complètement failli à leur devoir en ne mobilisant pas l’ensemble de leurs fédérations pour voler au secours des travailleurs du privé. Même lâcheté aujourd’hui de s’accommoder de la non-délocalisation par l’Education Nationale des médecins, infirmières, conseillers d’orientation, en abandonnant à leur sort tout le petit personnel de service, dont ce sont les manifestations de masse qui ont permis aux catégories précédentes de tirer leur épingle du jeu.

Le syndicat corporatiste qui a bien défendu et continue de bien défendre ses affiliés me semble être le MEDEF.

Le gouvernement actuel est donc mal fondé à reprocher à des corporations, auxquelles il jure qu’elles ne sont pas et ne seront jamais concernées par ses réformes, de se solidariser avec les fonctionnaires menacés à leur tour.

Ses prédécesseurs du même bord se sont d’abord attaqués aux travailleurs du privé parce qu’à l’évidence les moins aptes à se défendre. Ceux-ci pouvaient se sentir particulièrement vulnérables à cause des licenciements qu’ils voyaient pratiquer chaque jour impunément en invoquant des raisons économiques et qu’il eût été facile d’étendre à titre de représailles à tous ceux qui se seraient fait remarquer.

Il est tentant de s’attaquer maintenant aux fonctionnaires en pensant que, comme vous, beaucoup de gens du privé leur garderaient rancune de ne les avoir pas soutenus autrefois et en espérant que les gens des entreprises publiques à statuts spéciaux attendraient bien sagement leur tour d’être les prochaines victimes. C’est peu de temps avant d’avoir lu votre lettre, qu’ayant comme vous réfléchi à ce problème, j’avais soumis à la GR le poème reproduit en page 2 de ce numéro.

Je ne vois pas, pour ma part, d’opposition radicale entre le public et le privé, qui ont l’un et l’autre leurs privilégiés et leurs parias.

Je pourrais me présenter comme un cadre privilégié du privé, ayant réussi à y travailler jusqu’à 67 ans, et avec 42 annuités de cotisation, un exploit jusqu’à aujourd’hui difficile mais qui sera la norme exigée demain. Plus que de la bonne volonté des travailleurs, je doute, pour y parvenir, de la bonne volonté des patrons. J’ai connu en effet beaucoup de mes semblables qui ont galéré pendant plus de dix ans, de licenciements en faillites, avant d’atteindre les 60 ans et les 37 années et demie de cotisations exigés à l’époque. J’en ai même connu quelques-uns qui se sont suicidés avant.

En fait, ce que je considère comme un privilège, c’est surtout d’avoir eu envie de travailler jusqu’à 67 ans alors que depuis longtemps j’aurais pu vivre de ma retraite à taux plein. Mais ce que je faisais me plaisait et je travaillais pour une demi-douzaine de patrons à la fois, ce qui me laissait une certaine latitude pour les choisir ou les quitter, en dehors bien sûr de certains épisodes où ce sont eux qui quelques fois m’ont viré, ou ont fait faillite, ce qui m’est arrivé aussi comme à tous les autres.

Est-il possible que tout le monde soit heureux dans son travail ? La Droite a sa solution : « Créez votre propre entreprise ! » et elle se réjouit de ce que, selon les sondages, ce soit le vœu d’un fort pourcentage de la population. Jean-Pierre Raffarin nous avait même promis la “Société au capital de 1 euro” avec formalités de constitution réduites à 24 heures. Je suis prêt et j’attends, parce que moi j’ai encore envie de m’amuser, même si cela ne me rapporte rien. Mais quelles sont les motivations des plus jeunes ? Ne pas travailler pour un patron et gagner davantage que s’ils travaillaient pour un patron ? Ce serait alors la prise de conscience que c’est en faisant travailler les autres qu’on s’enrichit, un phénomène inquiétant pour la pérennité du système capitaliste et un problème immédiat pour trouver des collaborateurs. Je n’ai jamais ni eu l’envie ni trouvé le temps de bronzer, et un garçon qui trouve cela plus passionnant que le travail qu’il faisait, je le plains sincèrement d’avoir été obligé de travailler jusqu’à 50 ans.

Je plains également cet Inspecteur de l’Éducation Nationale qui retarde de partir en retraite, non pas parce qu’il est heureux dans son travail, mais parce qu’il a envie de gagner un échelon.

J’ai horreur de la gabegie qu’on impute à l’État, que la Cour des Comptes met tous les ans en évidence, et qui n’empêche ni les promotions, ni les légions d’honneur, ni les fructueux allers et retours entre la fonction publique et les conseils d’administration, sans trop de sectarisme entre tous ces gens de la France d’en-haut qui sortent tous des mêmes Écoles. Mais j’ai aussi été témoin de tellement de gaspillages dans de grandes sociétés privées, que jamais je n’ai voulu prendre le risque d’acheter des actions dans celles que je voyais fonctionner de trop près, n’imaginant pas qu’elles puissent gagner de l’argent. Et quand les sociétés privées veulent lutter contre les gaspillages, elles savent pondre des règlements aussi stupides que ceux de l’administration. Je me souviens en particulier, bien que cela remontât à plus de cinquante ans, que je ne pouvais trouver auprès de la gare de Metz un seul hôtel dont les prix soient dans les limites du plafond qui m’était imposé par ma direction commerciale. J’étais donc obligé de me trouver un hôtel loin du centre, ce qui me faisait perdre beaucoup de temps… et ajouter à ma faible note d’hôtel deux fortes notes de taxi.

Il me semble très difficile de juger s’il y a, ou non, équité entre le privé et le public, ce qui est une notion trop vague. Il y a parfois des iniquités plus faciles à observer à l’intérieur même du public et surtout à l’intérieur du privé, où l’échelle des salaires va depuis le SMIC jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’euros par mois, soit au sein de plusieurs grosses entreprises des rapports de 1 à plus de 100, c’est-à-dire que certains y gagnent en un mois ce que d’autres mettent plus de 10 ans à gagner.

J’aurais tendance à un peu oublier les “tire-au-flanc” du RMI, du chômage ou des congés de maladie abusifs, je ne sais pas si c’est ce qui nous coûte le plus cher. Et on ne parle jamais d’assistanat quand cela peut porter le nom plus prestigieux de subventions.

Les éventuelles inégalités entre public et privé se régulent assez bien dans notre système capitaliste suivant la loi de l’offre et de la demande en fonction de l’attrait ou de la répulsion que suscitent les différentes situations. On ne voit pas en effet un tel attrait pour la fonction publique que les gens se jettent massivement sur les emplois de fonctionnaires. L’Assistance Publique a du mal à recruter des infirmières et sa toute récente Directrice n’avait accepté de quitter le privé (Altedia, la prestigieuse société de conseil en ressources humaines de Raymond Soubie [1]) qu’après s’être fait ajouter une prime de 85% au salaire que touchait son prédécesseur. C’est une pratique tout à fait courante mais, en général, Bercy commence à tiquer au-delà de 15 à 20%.

Si les fonctionnaires qu’on juge aujourd’hui avantagés se considéraient au contraire désavantagés après les nouvelles mesures qu’on leur prépare, et que les jeunes se tournaient massivement vers le privé, ce serait une catastrophe non seulement pour la fonction publique, mais aussi pour le privé où la lutte pour l’emploi deviendrait encore plus stressante et le nivellement au niveau du SMIC encore plus accentué.

Bien cordialement.

Paul Vincent.


[1contradicteur de René Passet dans Le Monde du 9 juin.