Retour à l’hospitalet ?
par
Publication : juin 2003
Mise en ligne : 17 novembre 2006
L’hospitalet, c’est ainsi qu’on appelait à Perpignan, ville où je suis né et où j’ai passé mon adolescence, l’hospice où venaient finir misérablement leurs jours les “vieux” qui n’avaient pas de famille et étaient dépourvus de tout revenu, de toute retraite. À cette époque, les divers régimes de retraite que l’on connaît de nos jours commençaient à peine à se développer : ce n’est qu’en 1945 que le régime de retraite par répartition [1] est substitué à l’ancien système par capitalisation qui existait dans certaines branches et qui avait totalement fait faillite entre les deux guerres. Dès lors tous les salariés du secteur privé, à l’exception des travailleurs agricoles, bénéficient du même système que l’on appelle le “régime général”. L’ordonnance du 4 octobre 1945 maintient cependant, à titre provisoire, les différents régimes spéciaux qui existaient auparavant et de nouveaux régimes autonomes sont créés pour les travailleurs non salariés : en 1948 pour les commerçants, les industriels, les artisans et les professions libérales, en 1952 pour les exploitants agricoles. C’était, sans qu’on le réalise, une véritable révolution qui s’amorçait : enfin, la grande majorité de la population allait pouvoir vivre à peu près décemment, lorsqu’elle arrêterait de travailler !
Bien sûr, il a fallu de longues années pour que les pensions de retraites atteignent des montants décents, pour une grande partie de la population. Eh bien, c’est tout ce lent progrès vers une vie meilleure pour tous que le gouvernement de la “France d’en bas” veut remettre en cause.
Une réforme idéologique
Partant d’un constat démographique évident, la diminution inexorable du nombre d’actifs par rapport au nombre de retraités, le gouvernement a lancé, aux frais du contribuable, une campagne de publicité éhontée et hypocrite (« Il faut sauver la répartition » déclarait Raffarin dans son entretien sur TF1 avec Patrick Poivre d’Arvor, le 3 février 2003) pour faire valoir ses arguments qui reprennent en fait ceux du Medef, des institutions financières internationales (FMI, BM) ou encore de la Commission de Bruxelles dont l’idéologie capitaliste n’est plus à démontrer. Voici quelques citations révélatrices. D’abord celle-ci, du FMI : « Un système de retraite par répartition peut déprimer l’épargne nationale parce qu’il crée de la sécurité dans le corps social » [2], puis celle du Commissaire européen chargé du commerce intérieur : « les retraites par répartition vont représenter un poids intolérable sur les finances publiques des pays où elles sont la règle » [3], et enfin celle-ci, de la Commission européenne en faveur des fonds de pension : « il y a un lien direct entre la bonne santé des régimes de pension et celle de l’euro » [4].
En élève discipliné, Raffarin cherche donc, avec sa réforme des retraites, à diminuer le niveau des pensions, tout en allongeant la durée des cotisations d’un nombre d’années que la majorité des salariés ne pourront pas atteindre, on les incitera donc en outre à souscrire des contrats d’assurances auprès de groupes privés. Ce qui constitue un marché particulièrement juteux, de 2.500 milliards d’euros, soit 30% du PIB de l’Union européenne, pour les fonds de pensions et les caisses de retraites privées de l’UE qui, depuis le 13 mai, sont désormais autorisés à opérer dans toute l’Europe. Nous avons déjà signalé à de nombreuses reprises dans la Grande Relève [5] que le problème de la réforme des retraites résulte d’un choix politique : la façon de partager les gains de productivité entre les salaires (directs et indirects, c’est-à-dire avec les cotisations) et les profits. Au cours des vingt dernières années, la part des salaires dans ce partage a été fortement diminuée, elle a baissé de 10% du PIB, ce qui représente environ 150 milliards d’euros par an, soit presque le montant versé annuellement pour les retraites (180 milliards d’euros). D’après le Conseil d’orientation des retraites [6], le retour à 37,5 ans de cotisation pour tous les salariés du privé ne coûterait que 0,3 point de PIB en 2040 (sur un PIB de 3.000 milliards d’euros, cela représenterait 9 milliards. Ramené au PIB actuel, 0,3 point équivaut à 4,5 milliards). Mais cette possibilité, quand elle est évoquée, est violemment rejetée par le Medef et le gouvernement sous prétexte que « l’accroissement du poids des charges sociales » diminuerait la sacro-sainte compétitivité des entreprises françaises.
Un démenti chiffré
Or cet argument est contredit par les faits dans tous les pays développés, et les données de l’Organisation pour le Commerce et le Développement Économique (l’OCDE, qui est bien loin d’être une organisation anti-capitaliste !) le prouvent. C’est ce que montre Jean-Paul Piriou [7], maître de conférence d’économie à l’université Paris I, dans le cas de la France : si l’on compare la période de l’entre-deux guerres mondiales, où les cotisations sociales étaient très faibles, avec celle qui débute en 1950 et qui voit “l’envol” des cotisations sociales, on constate que la part du profit des entreprises dans la valeur ajoutée est passée de 33% avant la guerre à 35% après 1950.
Une autre complainte patronale consiste à dire que dans les pays où les charges sociales ne sont pas écrasantes, tels que les États-Unis ou le Royaume-Uni, la part des profits est supérieure à ce qu’elle est en France. Là encore, les chiffres de l’OCDE prouvent le contraire : entre les deux guerres, la part de profit dans la valeur ajoutée des entreprises américaines, britanniques et françaises qui était respectivement de 36%, 37% et 33%, a, depuis 1950, baissé aux États-Unis (34%) et au Royaume Uni (31%) et augmenté en France jusqu’à 35% !
Une autre politique est possible
En fait, montre J-P Piriou, « la stabilité du pouvoir d’achat relatif des retraites et celle de l’âge de la retraite sont simultanément possibles grâce à une variation de quelque 14 points du taux des cotisations […] Pour éviter à l’horizon 2040 un recul de l’âge de la retraite de 9 ans ou une division par deux du pouvoir d’achat relatif des retraités, il suffit en effet de procéder régulièrement à une hausse des cotisations telles que le pouvoir d’achat du salaire moyen net augmente chaque année de 0,5% de moins que la productivité ». Patronat et gouvernement (il faut toujours les mettre ensemble !) répètent à l’envi qu’il serait irresponsable de consacrer aux retraites en 2040 les 6 points de PIB supplémentaires correspondant à cette hausse des cotisations sociales. C’est à peu près le même langage que tenaient déjà certains hommes politiques dans les années 50. Et pourtant les retraites sont bien passées de 5,4% à 12,6% du PIB en 40 ans ! C’est ce qui a fait reculer massivement la pauvreté chez les retraités, permis d’abaisser de 5 ans l’âge de la retraite et… d’augmenter la part des profits dans la valeur ajoutée, part qui est devenue à partir des années 1990 supérieure à ce qu’elle était pendant les célèbres Trente glorieuses (1945-1975).
On le voit, l’avenir des retraites est bien un choix politique. Celui qu’a fait le gouvernement Raffarin conduit à la régression sociale. Mais au fur et à mesure que leur connaissance des projets gouvernementaux augmente, les Français deviennent de plus en plus réticents. « Ils ont sorti leur calculette » [8] explique Stéphane Rozès, directeur de l’Institut de sondages CSA, ce qui a amené trois salariés sur quatre à constater qu’ils allaient perdre entre le quart et plus de la moitié de la pension qu’ils toucheraient en conservant le régime actuel. Travailler plus longtemps pour une retraite misérable, tel est le programme de l’Union pour une Mascarade de Progrès (UMP) !
Et ce n’est pas tout…
Dans la même logique que pour les retraites, une nouvelle menace pèse sur la protection sociale : la réforme de l’assurance maladie.
Emboitant encore les pas du patronat, le gouvernement (et la CFDT !!!) veut procéder aussi à une réforme de l’assurance-maladie, sous l’habituel prétexte de déficit intolérable (16 milliards d’euros en 2003), car le président du Medef, Ernest-Antoine Sellières a dit : « Si l’on n’y met pas bon ordre, on sera entraîné dans des déficits abyssaux » [9].
Ce sont, d’une part le tarissement des recettes dû à l’augmentation du chômage et au ralentissement économique et, d’autre part le fort accroissement des dépenses de santé (plus de 7,3%) dû à celui des honoraires des médecins qui ont provoqué cette énorme dégradation des comptes de l’assurance-maladie. Après l’échec du plan Juppé [10] de 1996 qui s’est heurté à une forte résistance du corps médical, opposé à tout contrôle de son activité, Jean-François Mattei, Ministre de la santé, s’apprête à mettre en œuvre les mesures “libérales” préconisées par le rapport Chadelat : respect du dogme de stabilité et baisse des prélèvements obligatoires. Pour J.F. Mattei, « augmenter les prélèvements obligatoires freinerait la consommation, pénaliserait l’investissement et donc la reprise de la croissance. Le remède serait pire que le mal. […] Les mesures conjoncturelles doivent s’accompagner de réformes de structure… » [11].
Ces réformes de structures consisteraient à mettre en place un système de remboursement à trois étages :
•une couverture de base obligatoire, gérée par la sécurité sociale,
•puis une assurance maladie complémentaire, obligatoire elle aussi, gérée par les mutuelles ou les compagnies d’assurances privées, et enfin
•une couverture maladie supplémentaire, facultative celle-ci (autrement dit, réservée à ceux qui en ont les moyens), gérée, elle aussi, par les mutuelles et les compagnies d’assurances.
On ne sait pas encore comment seront répartis les remboursements entre ces trois niveaux. Ce qui est sûr, c’est que l’on s’achemine vers un accroissement des inégalités d’accès aux soins et ce n’est pas la politique définie par Mattei pour favoriser l’industrie pharmaceutique qui arrangera les choses.
Enjeu pour une autre société
Si le gouvernement Raffarin réussit à faire passer ses réformes sur les retraites et sur l’assurance maladie, les “vieux” ne tarderont pas à reprendre le chemin de l’hospitalet, mais dans des conditions pires que celles qui prévalaient jusque dans les années 50 parce que les services ne pourront plus être assurés comme à cette époque par une main d’œuvre gratuite, celle des religieuses, et que pour préserver l’équilibre budgétaire, on ne pourra pas embaucher de personnel qualifié en quantité suffisante.
Donc, battons-nous tant qu’il est encore temps !
[1] Rappelons que dans le système de répartition, les pensions que reçoivent les retraités sont financées par des cotisations versées par les travailleurs actifs. Ce ne sont pas les cotisations versées par un actif qui sont thésaurisées pour sa propre retraite. Actifs et retraités constituent un ensemble solidaire.
[2] G.A. Mackenzie, P. Gerson et A. Cuevas, a« Can Public Pension Reform Increase Saving ? », FMI, Occasional Paper n° 153, 1997.
[3] Frits Bolkestein, Le Monde, 15/05/2003.
[4] Citée par Le Monde, 15/05/2003.
[5] La Grande Relève, numéros : 989, juin 1999 ; 1008, mars 2001 ; 1017, janv. 2002 ; 1022, juin 2002 ; 1026, nov. 2002 ; 1028, janv. 2003.
[6] Retraites : renouveler le contrat social entre les générations, Orientations et débats, La Documentation française, Paris 2002, p. 260.
[7] Le Monde, 9 mai 2003.
[8] Le Monde, 20/05/2003.
[9] sur BFM le 15 mai 2003.
[10] Voir Alternatives économiques, n° 213, avril 2003.
[11] Le Monde, 17/05/2003.