Nous tentons une expérience

Initiatives
par  R. WINTERHALTER
Publication : mars 2003
Mise en ligne : 19 novembre 2006

Ça bouge à Mulhouse. À la maison de la citoyenneté mondiale, on débat des conditions dans lesquelles pourrait être faite une expérimentation de quelque chose qui ressemblerait à une économie distributive en modèle réduit. Roger Winterhalter nous a transmis l’état de leur projet en précisant « que beaucoup d’éléments restent évidemment à approfondir, à discuter et à modifier par la suite en fonction de notre pratique mais aujourd’hui nous pensons que la possibilité existe pour démarrer l’expérimentation. Le texte qui suit, précise-t-il, est inspiré des réflexions faites lors d’un certain nombre de réunions de travail que nous avons tenues avec un groupe informel et en présence parfois des amis allemands et suisses ».

Une monnaie solidaire et distributive, qu’est-ce que c’est ? Il convient de retenir de cette monnaie qu’étant distributive, elle n’a pas à être remboursée et ne donne pas lieu à versement d’intérêts, que le montant total de la quantité de monnaie émise doit correspondre à la production, aux marchandises, aux biens, aux services disponibles.

Cette monnaie est mise à la disposition des consommateurs en fonction des apports des uns et des autres. C’est une monnaie de consommation c’est-à-dire qu’elle ne circule pas. La distribution de cette monnaie doit être accompagnée d’une exigence de passer un contrat civique, en d’autres termes, une charte avec les bénéficiaires de la monnaie. Les uns et les autres offrant et recevant des marchandises, des biens, des services.

… Bien que la condition idéale pour mettre en place cette monnaie distributive suppose un changement global de la société, il s’agit non pas d’essayer de mieux gérer l’exclusion et la précarité, mais de tenter des expérimentations laissant préfigurer la solution idéale et globale. C’est dans ce cadre que nous nous situons mais cela n’empêchera pas certaines et certains de nous interpeller en disant : « Oui, c’est bien, mais malgré tout la société dans laquelle nous vivons sera bien contente qu’on invente des solutions de ce type, qu’on donne l’occasion à certains de donner de leur superflu et d’avoir ainsi bonne conscience. En définitive, sous une forme nouvelle, on gère l’exclusion et la précarité. » Nous répondons : « Vous avez raison, ce danger existe bel et bien et il faudra l’avoir certainement à l’esprit. Il faudra se dire et se répéter qu’effectivement (comme nous venons de l’énoncer) il ne s’agit pas de mieux gérer l’exclusion et la précarité mais de tenter des expérimentations laissant préfigurer un autre type de société. » Rappelons-nous que les SCOP de Mondragon, en Espagne, ont été mises en place en plein régime franquiste et qu’elles existent encore et toujours.

N’oublions pas que pour motiver, pour redonner de l’espoir aux pauvres du sous-prolétariat, il faut d’abord qu’ils puissent manger à leur faim sinon ils excluraient à leur tour des plus pauvres qu’eux, ils s’inventeraient des boucs émissaires et on se retrouverait en plein dans ce racisme ambiant qui nous entoure.

Enfin, pour rassurer les plus sceptiques, nous proposons la création d’une commission d’évaluation permanente qui suivra constamment la mise en place et la vie du projet. Cette commission sera composée par des acteurs du projet et un sociologue qui régulièrement analysera l’évolution, le comportement des uns et des autres et nous renverra à nous-mêmes. Car, en fait, il s’agit d’inventer des pratiques qu’on peut qualifier de solidaristes.

Cela est-il possible ?

— Oui. Imaginons un groupe de personnes qui émettent leur monnaie (une monnaie parallèle comme celle des SEL) qui soit une monnaie de consommation, c’est à dire qu’ils la répartissent entre eux afin de consommer eux-mêmes d’abord, leurs propres productions. Une telle gestion distributive, c’est à dire de partage, leur permettrait de mettre en commun les richesses qu’ils sont capables de produire ensemble. Ne peut-on envisager qu’ils mettent en commun des productions, des marchandises, des biens et des services dont ils auraient eux-mêmes besoin ? Pourquoi ne seraient-ils pas les premiers à les acheter ? Pourquoi devraient-ils passer par la monnaie officielle pour se partager entre eux ce qu’ils produisent ensemble ? Il est évident qu’ils ne peuvent pas être autonomes, ils ne produiront, par exemple, jamais toute l’énergie qu’ils consommeront. Et pour acheter à l’extérieur (énergie, services publics, etc.) ils seront amenés à vendre à l’extérieur, par exemple, des spectacles, des objets en bois, etc. Mais cela ne les empêche pas d’avoir entre eux une économie solidaire, c’est à dire distributive (ou de répartition, comme ont dit pour le régime actuel de retraites parce qu’il est basé sur la solidarité et non sur les fruits d’un capital personnel) et non plus basée (entre eux, j’insiste) sur la vente à profit de leurs produits. Même si la vente de leurs produits à l’extérieur pourrait leur apporter un profit qu’ils mettraient dans le pot commun pour payer les dépenses communes faites à l’extérieur. C’est alors que leur comportement économique serait vraiment solidaire.

On se rend compte qu’il s’agit de devenir solidariste. Concrètement cela suppose qu’on pourra par exemple utiliser de la monnaie capitaliste pour acheter des marchandises qu’on mettra à la disposition du groupe, moyennant en contre-partie une monnaie solidaire et distributive. En fait, tout en refusant les contraintes du système classique, on jumellera moyens capitalistes et moyens solidaires.

Cette expérimentation devra faire ressortir l’aspect distributif, la mise en commun, la solidarité, le partage et le lien social qui en découle en d’autres termes une expérience qui ose préfigurer une autre société fondée sur l’abondance et non sur la rareté qui permet le profit. Mais pour être encore plus précis entrons dans le vif du sujet.

Tout en précisant que tout peut être discuté et pourra évoluer en fonction de l’expérience, il convient de définir les besoins par ordre de priorité. Dans un cours d’économie politique quelqu’un m’ayant dit un jour que les besoins se définissent par les 3 S : Soupe, Savon, Salut, nous graduons ces priorités de la manière suivante : 1. les besoins élémentaires, la nourriture de base, 2. les besoins d’hygiène, 3. le toit, le logement, 4. les habits, 5. enfin les loisirs.

En fait, chacune et chacun apportera sa part, quelque chose, si ce n’est pas un produit, un objet, ce sera peut-être un service, c’est à dire sa disponibilité. Ces produits, objets et services seront évalués en fonction de leur valeur capitaliste d’actualité.

En ce qui nous concerne et pour éviter de perdre notre temps et notre énergie en d’inutiles discussions, nous prendrons en compte la valeur moyenne des marchandises et des produits selon l’indice officiel des prix de l’INSEE. Quant à la durée du service rendu, la valeur de base sera le temps et la contre-partie correspondra à 10 unités de valeur ainsi par exemple une heure de ménage = une heure d’enseignement. En d’autres termes, 1 Euro = 1 unité de valeur de monnaie solidaire et distributive.

Ces précisions sont nécessaires pour éviter tout malentendu. Nous partons du principe que nous expérimentons une autre forme de société basée sur la confiance, le respect, la solidarité, ce qui n’empêche pas le contrôle et l’évaluation.

En définitive, ce type de discussion devient inutile et sans effet, puisque tout va dépendre du mode de répartition.

Revenons à notre expérimentation : les uns apporteront ou feront du pain, d’autres de la viande, des légumes, des confitures, d’autres encore des habits usagés ou neufs, d’autres mettront dans le pot commun une chambre, un logement, d’autres proposeront des services (garde d’enfants, cours, écrivain public, etc. À ce niveau il apparaît clairement qu’il faudra se tourner vers des commerçants qui (ceci est primordial) adhèrent à l’idée et à la démarche. Rien ne devrait en effet empêcher les commerçants, les artisans et même certaines entreprises de participer. Nous reviendrons par la suite sur leur façon de s’intégrer.

En fonction des apports des uns et des autres, il s’agira de distribuer de manière équitable sur la base d’une charte et ne l’oublions pas, en ayant à l’esprit qu’il faudra apprendre à donner le plus à celles et ceux qui ont le moins.

Emission et distribution de la monnaie :

Nous distribuerons cette monnaie solidaire et distributive sous l’appellation de PLUS. Cette monnaie sera émise par nos soins, destinée à être détruite au moment de l’utilisation. Une nouvelle émission sera prévue dès la fin du cycle distributif (une durée d’un mois est prévue au départ) en fonction des nouveaux apports.

Pour ce qui est des critères de distribution, nous partons du principe que les 3/4 de la valeur (en monnaie solidaire) à distribuer doivent être partagés à part égale entre tous les participants du groupe.

Ceci est un choix collectif partant du principe que certaines et certains auront peu de choses à mettre dans la balance commune, d’autres y mettront de leur superflu ! Mais chacune et chacun a un minimum de besoins vitaux. Et c’est ainsi que ce mode de distribution permettra de préfigurer un revenu d’existence identique pour les actifs et les inactifs, tous faisant partie de la même humanité.

Quant au dernier quart restant à distribuer, nous avons prévu qu’il constituera le revenu complémentaire, à partager en fonction des besoins propres de chacune et de chacun. En d’autres termes, celle ou celui qui possède le moins aura bien plus que l’autre. Et pour déterminer le mode de répartition il avait été proposé que chacune et chacun indique (déclaration sur l’honneur) son revenu mensuel et qu’on procède ensuite à une répartition inversement proportionnelle aux revenus en question.

En annonçant cela, nous avions conscience que ce mode de répartition donnera lieu à des débats, des discussions et que ce sera difficile sinon impossible de l’imposer au départ. Nous disions que rien n’empêchera non plus aux différents groupes d’avoir des modes de répartition différents. Mais en définitive et pour éviter des discussions interminables et peut-être même des conflits, nous avons pris l’option de répartir le quart restant en fonction des apports de chacune et chacun.

Rien ne devrait nous empêcher par la suite, à l’usage, de revoir ce mode de répartition.

Qui va participer ?

Cet aspect des choses nous semble très important. Le nombre de personnes faisant partie de ce groupe, appelons-le solidariste et distributif doit être assez significatif au départ (ni trop petit, ni trop important) disons entre 20 et 30 personnes, quitte à évoluer par la suite en fonction de l’expérience vécue.

Ajoutons que cette expérimentation, modeste au départ, est prévue à titre incitatif et démonstratif, elle peut être reprise par des groupes d’individus plus grands : quartier, village, ville, région, pays, continent, le monde entier (pourquoi pas ?) l’objectif étant de proposer autre chose que la société spéculative dans laquelle nous vivons.

Par ailleurs, il nous a semblé absolument indispensable qu’au départ la composition sociale du groupe soit très hétérogène, représentant différentes couches sociales, ceci pour éviter la constitution de castes (les précaires, les demandeurs d’asile, les cadres etc.).

Simulation :

Pour être clair, nous avons voulu simuler une petite expérience de répartition :

Admettons qu’un petit groupe de 3 personnes (tout en précisant que plus on sera nombreux plus il y aura de produits à partager) mettent en commun des marchandises, des objets fabriqués (main d’oeuvre + matières premières) et des services. Par exemple : 300 objets à 10 PLUS, 600 objets à 12 PLUS, et 360 services à 5 PLUS,qui font un total de 12.000 PLUS. Le partage se fera donc ainsi : les 3/4 de 12.000 sont distribués en un revenu social identique de 3.000 PLUS et les 3.000 PLUS restants constituent un revenu complémentaire qui tient compte des apports des uns et des autres.

À cela il convient d’ajouter deux exigences fondamentales : les personnes doivent pouvoir choisir leur apport et la monnaie ne sert qu’une seule fois.

Questions complémentaires :

Comment commerçants, artisans, entreprises peuvent participer à ce type d’expérience ?

— C’est très simple. De deux façons :
 soit comme n’importe qui, en mettant dans le pot commun leurs produits, leurs marchandises. La valeur de ces apports est à chiffrer selon leurs propres prix de vente et à soustraire des achats à faire. Ceci passe par une écriture comptable et pour éviter que le commerçant ne soit perdant, la valeur retenue par le système d’échange tiendra compte de la TVA. En compensation, les intéressés recevront comme les autres participants des unités de valeur correspondant à leurs apports et pourront bénéficier comme tout un chacun des produits, marchandises et services qui ont été mis en commun.
 soit en donnant à fonds perdus : ils font don des marchandises, produits, services et n’exigent pas de contre-partie. Le principe comptable et fiscal est le même, mais les intéressés ne perçoivent pas de PLUS en compensation. Et c’est alors que se posera une question qui coule de source : Quel avantage le commerçant, l’artisan, le chef d’entreprise retirent-ils de ce système d’échange ? Nos amis Allemands ont déjà répondu à cette question. Ils estiment que le fait de sponsoriser ce type d’expérience valorise leur image et peut inciter les bénéficiaires à réaliser chez eux d’autres achats, capitalistes ceux-là.

En ce qui concerne notre groupe, nous sommes assez réticents à ces dons à fonds perdus parce que nous voulons éviter d’introduire toute idée de charité (du riche qui se penche sur le malheur du pauvre) mais nous laissons libre évidemment le commerçant, l’artisan, le chef d’entreprise, comme tout un chacun avec les mêmes obligations et les mêmes droits. C’est ainsi qu’on arrivera à se traiter d’égal à égal.

Comment pallier à l’absence de commerçants participatifs ?

— Les premiers contacts pris jusqu’à ce jour sont assez négatifs. Et alors qu’en Allemagne par exemple, il y a des commerçants prêts à jouer le jeu, il n’en est pas de même en France. Compte tenu de cet état de fait, nous proposons aux personnes qui en ont les moyens financiers d’acheter des bons d’achat auprès de certains commerçants ou artisans (ceci ne doit pas poser de grandes difficultés) de les mettre à la disposition du groupe et de recevoir en compensation l’équivalent en monnaie solidaire et distributive.

A titre d’exemple, la personne qui a acheté pour 100 euros de bons d’achat mettra ces bons dans le tronc commun et recevra 100 PLUS lui permettant à son tour de bénéficier de certains biens et services.

Et le Bénévolat ?

— Il sera valorisé comme un service rendu et donnera lieu à un versement en monnaie sociale et distributive en fonction du nombre d’heures mis à la disposition du groupe. Partant du principe qu’une heure correspond à 10 PLUS, la personne qui, pendant un mois, aura par exemple passé 15 heures à assurer ou à faire la comptabilité du groupe aura droit à 150 PLUS.

Comment concrètement et à quel rythme l’opération de distribution va-t-elle se dérouler ?

— Nous prévoyons de commencer par un marché mensuel. Rien ne devrait nous empêcher par la suite de réaliser un marché tous les 15 jours ou toutes les semaines…

Au cours de ce marché, il y aura une première partie réservée aux apports des uns et des autres (détermination des PLUS correspondants à ces apports et distribution de la part en monnaie correspondante) et une deuxième partie consacrée aux achats des produits et des services offerts.

Certains dépenseront tout de suite leur monnaie qui, rappelons-le, sera détruite aussitôt et d’autres échangeront par la suite. À la fin du mois et avant le démarrage du marché suivant, il s’agira de faire l’inventaire des marchandises biens et services en stock qui devront correspondre à la monnaie encore en circulation et non détruite. Ce sera peut-être parfois difficile mais tout ne peut être prévu au départ et nous évoluerons en fonction de notre expérimentation, concrètement.

Une conclusion provisoire : La possibilité existe, il suffit de l’expérimenter. Plus on sera nombreux, plus on sera motivés, mieux ça marchera.