Vox clamantis in deserto ?

ÉDITORIAL
par  M.-L. DUBOIN
Publication : août 2005
Mise en ligne : 4 septembre 2006

  Sommaire  

Un fidèle abonné m’écrit : « conversant récemment avec une amie, professeur d’économie en lycée, au demeurant fort ouverte et très sympathisante des mouvements de gauche, j’ai été surpris de découvrir qu’elle n’avait jamais entendu parler de Jacques Duboin. » Ce lecteur poursuit par une suggestion : « Ne serait-il pas possible de diffuser une information, par exemple par l’intermédiaire d’une association de profs d’éco, s’il en existe ? » Il soulève là un problème désespérant, en me rappelant la réponse que m’a faite récemment René Passet à qui je demandais si une réédition de l’œuvre de Duboin permettrait de mieux faire connaître ses analyses et nos propositions, en particulier auprès des intellectuels, voire des économistes. Désabusé vis à vis de ses pairs, il m’a répliqué : « Ils ne le liront pas » et ajouté : « mais ils sont capables de dire qu’ils le connaissent dès qu’ils ont eu un livre, fermé, sous les yeux. »

 

La lecture du livre consacré à l’allocation universelle qui vient de sortir, confirme, hélas, cette conviction. Car ses auteurs trouvent dans le mouvement “distributiste” « des idées qui, certes, s’approchent d’un revenu universel mais, ajoutent-ils, comme dans les écrits du romancier Bellamy, il y est étroitement associé à un substantiel service social obligatoire qui en fait un salaire uniforme plutôt qu’un revenu de base universel. » Vanderborght et Van Parijs ignorent donc magistralement le contrat civique, et, en présentant le service social de Duboin comme un emploi forcé, ils en font, sans l’ombre d’un scrupule, et en deux lignes, un épouvantail. Ce livre apporte, une quinzaine de pages plus loin, une autre preuve que la réflexion pessimiste de René est pertinente ; il apparaît en effet que ses auteurs se sont contentés de lire la “quatrième de couverture” du livre publié en 1999 par l’Harmattan et reproduisant des textes de Duboin arbitrairement choisis. Cette “4 éme de couverture” était en effet si mal rédigée qu’on pouvait en comprendre que le souci de Duboin était d’entretenir la pénurie pour maintenir les cours ! Pour tomber dans un tel panneau [1] en reprenant pareille énormité, il faut vraiment n’avoir rien lu de lui. C’est pourtant ce qu’ont fait les auteurs de L’allocation universelle puisqu’ils écrivent que Duboin, comme Douglas, était « soucieux de prévenir... les crises de surproduction qu’entraînerait la croissance de la productivité. » Après quoi ils émettent une critique de l’idée de distribution de pouvoir d’achat qui prouve qu’ils ont choisi, comme tant d’autres, hélas, d’ignorer, superbement, tout des questions monétaires.

Faudrait-il en conclure que nous prêchons dans le désert et désespérer de voir nos idées se répandre ? Pas du tout. Car il faut aussi voir le côté positif des choses. Et il y en a un de formidable dans ce livre : c’est qu’après avoir prouvé qu’ils ignorent pratiquement tout des analyses et des propositions distributistes ... eh bien ses auteurs les redécouvrent ! Et ils les exposent ! On lit en effet ceci vers la fin du livre : « En supprimant les entraves capitalistes au développement des forces productives, l’organisation socialiste de la production engendre l’abondance [sic] nécessaire à l’instauration d’une société dans laquelle le travail requis pour satisfaire les besoins de chacun se sera tellement réduit... que chacun sera disposé à l’effectuer spontanément selon ses capacités, sans qu’une rémunération ne soit nécessaire pour l’y inciter. » Certes, le mot abondance est employé sans assez de précision, surtout dans ce qui suit : « Pour distribuer [sic] intégralement le produit selon les besoins plutôt que selon les contributions, il faut certes avoir atteint le stade ultime de l’abondance [sic], mais on peut imaginer une réalisation graduelle de cet idéal, chaque génération distribuant [sic] les revenus autant que possible selon les besoins, sous la contrainte que l’incitation matérielle à contribuer suffise à engendrer une production totale capable de satisfaire les besoins fondamentaux de tous. » Mais ils arrivent presque au contrat civique ! Et plus loin, nos Messieurs Jourdain du distributisme ajoutent : « À la limite, c’est l’entièreté du produit national qui peut être distribuée selon les besoins. » Donc ils y viennent, mais sans voir que ceci impose de repenser la nature de la monnaie !

 

Il faut reconnaître que faire comprendre l’ensemble de nos analyses et des propositions qui en découlent est une vraie gageure. Non seulement elles touchent à tout, mais elles demandent une totale remise à plat de bien des idées reçues. Il est donc bien plus facile de les rejeter a priori que de faire l’effort de s’y plonger. Et il y a mille façons de ne pas vouloir nous entendre, et des prétextes faciles : nous ne sommes pas diplômés en économie, nous n’avons pas le langage des spécialistes, et ce que nous expliquons n’est pas vraiment conforme à ce qui est officiellement enseigné ! S’ajoutent à cela les idées fausses ou imprécises qui traînent, propagées soit par des gens de mauvaise foi parce que nos analyses les dérangent, soit par des gens de bonne foi, parce qu’ils ne les ont pas toutes approfondies, ou qui les déforment en croyant bien faire, ou qui tout simplement, sont maladroits [2].

En fait, nous défendons quelques principes généraux qui sont destinés à adapter l’économie à la mutation dont nous avons pris conscience, c’est ce qui donne à nos propositions un aspect “révolutionnaire”. Et de là vient la difficulté. Car nous ne pouvons être compris que par ceux qui sont capables de concevoir l’importance de cette “grande relève”. Mais ils sont rares, tout simplement parce que c’est une réalité difficile à avaler... En tout cas, l’expérience montre que tant que la nécessité n’en est pas ressentie par un interlocuteur, on perd son temps à lui expliquer en détails ce que pourrait être une économie différente.

 

C’est par le problème de l’emploi et du chômage que cette nécessité peut être le mieux abordée.

Il faut rappeler que notre système économique a été conçu à l’époque de la rareté, quand il s’agissait de produire le plus possible pour faire face aux menaces constantes de pénurie, et que le travail de tous était pour cela nécessaire. Qu’en continuant à raisonner comme si on était encore dans l’ère de la rareté, on débouche dans le productivisme, c’est-à-dire qu’on pousse à la croissance alors que celle-ci est devenue extrêmement dangereuse. Il faut montrer que cette logique mène aussi à vouloir créer des emplois pour que le système perdure, quitte à produire n’importe quoi de nuisible, de stupide, de souvent dangereux. Les exemples sont innombrables, donc faciles à trouver...

La difficulté de l’exposé réside dans l’idéologie du travail, ou de l’emploi. Occuper un emploi est la condition imposée par le système économique actuel, et depuis plus de deux siècles, pour avoir de quoi vivre. Mais on a su mettre dans la tête de la plupart des gens que c’est la preuve que leurs qualités sont reconnues. Alors ils ne font pas de différence entre accepter d’occuper un emploi pour faire n’importe quoi, et n’exercer d’activité que s’ims en voient l’utilité, qu’elle soit rentable ou pas. Ils n’ont pas le choix !

Il faut expliquer que tout a changé à partir du moment où les nouvelles techniques utilisées ont fait que la production des biens essentiels a pu augmenter tandis que la main-d’œuvre qu’elle emploie diminuait.

Depuis ce tournant de l’Histoire, les biens de première nécessité, les denrées alimentaires par exemple, peuvent être produits en grandes quantités avec beaucoup moins de travailleurs. Ce qui fait baisser leur prix. C’est la logique du marché : produits en petites quantités, ils ne trouvent pas preneurs à des prix suffisants pour bien payer la main d’œuvre et générer des profits. Ils ne sont donc désormais “rentables” que s’ils sont produits par de très grandes entreprises, ayant de grands moyens et employant peu de monde, produisant en très grandes quantités et à grande échelle. Les plus petites entreprises, ayant moins de moyens, n’étant plus compétitives, sont ainsi, dans cette même logique, exclues du marché.

Beaucoup de gens en sont conscients et le déplorent. Mais sans en voir l’autre aspect, pourtant aussi lourd de conséquences humaines. C’est que toute l’économie mondiale se trouve, de ce fait réorientée, qu’elle change complètement d’objectif.

Avant, dans l’ère de la rareté, il allait de soi que la production des biens primaires était l’objectif prioritaire. Cette nécessité occupait la majorité des gens et les faisait vivre. Mais depuis que ce but naturel, de l’économie a définitivement cessé d’être “rentable”, cet objectif a, hélas, aussi cessé d’être considéré comme primordial. Et, au mépris de ceux qui n’ont plus de quoi vivre, la satisfaction des besoins vitaux fait place désormais à la nécessité d’assurer une rente à quelques investisseurs de grande envergure. Là encore, c’est la logique du marché qui s’exerce. C’est ce détournement des finalités de l’économie que nous dénonçons quand nous parlons de “passage de l’ère de la rareté à l’ère de l’abondance”. En soulignant bien que le fait de conserver, dans ces conditions nouvelles et complètement différentes, le principe capitaliste de recherche de la rentabilité, mène, logiquement mais dramatiquement, à préférer produire n’importe quoi et n’importe comment, parce que ça rapporte plus et plus vite, plutôt que d’assurer d’abord l’essentiel, veiller à ce que personne ne soit privé de moyens de vivre.

 

Sans entrer dans le détail, on peut décrire les étapes de cette transformation, de la Grande Crise et du chômage massif des années ‘30 à la Seconde Guerre mondiale, dont les destructions ont ouvert les Trente Glorieuses. Puis les dérèglementations du début des années ‘80 qui ont permis aux marchés financiers de mettre la mondialisation à leur profit, par l’intermédiaire des entreprises qu’ils choisissent, et à la marchandisation d’atteindre maintenant tous les domaines. Montrer comment les gouvernements, perdant la main, ont été mis au service des entreprises, dont la prospérité (pas celle de leurs salariés) passe pour signifier la réussite de leur pays, même si leur compétitivité s’exerce aux dépens des habitants, des ressources et de l’environnement.

Et souligner que le résultat est une catastrophe. Depuis que le monde sait produire plus que suffisamment pour satisfaire tous les besoins vitaux, les richesses produites sont de plus en plus mal partagées. La pauvreté non seulement n’est pas résorbée mais elle s’accroît. Une minorité a mis à son profit l’usage des nouvelles techniques et accapare l’essentiel des richesses produites, pille les ressources de la planète et les conditions de vie des générations futures sont compromises.

On en conclut qu’il faut changer les règles du jeu.

C’est parce qu’on peut produire sur commande qu’il faut cesser de laisser produire n’importe comment, avec pour seul impératif des “retours sur investissements”. Il faut désormais pouvoir décider sciemment pour qui on produit, pour satisfaire quels besoins ou quels désirs de luxe, en utilisant quels moyens, sachant avec quelles conséquences pour l’environnement, quelles ressources non renouvelables la génération vivante s’attribue, et quelle part de son activité elle consacre à préparer la planète pour les générations futures.

Que ces questions essentielles soient enfin posées et qu’elles puissent être sérieusement et démocratiquement résolues, c’est l’objectif de nos propositions d’une économie distributive, incluant contrats civiques et monnaie non circulante gagée sur la production.

 - *** -

La Grande Relève aura 70 ans à la fin de l’année. Cette preuve de sérieux est encourageante. Mais pour que notre journal poursuive sa route, il faut que ses lecteurs participent un peu plus à sa rédaction, qu’ils y relatent leurs expériences et acceptent plus souvent de participer à la réflexion.


[1Mise devant le fait accompli, j’ai essayé de prévenir pareille confusion par un article de la GR (avril 1999, p. 3). Ce ne fut donc pas suffisant, puisque le tort est avéré. Fallait-il lancer un procès contre l’auteur et l’éditeur responsables de ctte publication ? En tout cas, il faut en tirer la leçon : pour connaître la pensée d’un auteur, il ne faut pas se fier à des résumés ou à des présentations par des tiers. Il faut aller à la source, même si cela demande de sérieux efforts.

[2Je pense ici à une sorte de “bande dessinée” qui date de plus de cinquante ans. Ce qu’elle explique n’est pas faux, mais les dessins datent énormément, et les exemples choisis, tout autant. Ils sont tellement démodés qu’au premier coup d’œil, ils font fuir, surtout les jeunes. Mais beaucoup d’anciens militants préfèrent les utiliser plutôt qu’adapter leurs propos à l’actualité. (et malgré notre travail, dans ces colonnes, pour les y aider).


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