1935 - Kou l’ahuri


Publication : octobre 1978
Mise en ligne : 14 octobre 2006

Quel manque de bon sens de ne pas voir l’absurdité qu’il y a à maintenir un régime de rareté quand existent les moyens potentiels de l’abondance ! Pour mieux le faire comprendre, Jacques Duboin imagine un ingénu venu d’un lointain pays pour observer la situation de la France et en faire, ahuri, le récit à son père.

Troisième lettre de Kou à son père :

Kou, au retour de son tour de France, rend compte de ses observations à ses amis. Il veut savoir comment la misère peut naître de l’abondance. On lui dit que c’est la conséquence d’une discipline prônée par des doctrinaires qui vivent dans l’abbaye de la Sainte-Economie. Kou visite cet ascétère.

« AU retour de mes pérégrinations, ma première visite fut pour Adéodat à qui je fis un compte rendu fidèle de ce que j’avais vu. Il parut si peu surpris que son attitude m’exaspéra.

- Tes compatriotes, lui dis-je, sont fabuleusement riches, riches à un degré insoupçonné. Mais ils vivent comme s’ils étaient tous prodigieusement pauvres. M’expliqueras-tu pourquoi ils ne consomment pas tout ce que leur sol produit, tout ce que leurs usines fabriquent ? Pourquoi se privent-ils ? Ont-ils peur de se servir ?

- Kou, me répondit Adéodat, tu viens de le dire : ils n’osent pas se servir, parce qu’ils se croient tous pauvres. On le leur dit, on le leur démontre et on les empêche de se servir.

- Qui donc, répliquai-je, peut abrutir ainsi le peuple le plus spirituel de la terre ? De grâce, dis moi quels sont ceux qui vous condamnent à la misère ?

- Qui ? réplique Adéodat, mais ce sont ceux qui endoctrinent les dirigeants et les dirigés.

Devant ma stupeur, Adéodat continua :

- C’est très simple. Il s’agit d’un ensemble de doctrines qui sont pieusement et jalousement conservées dans l’abbaye de la Sainte-Economie. Certains des nos maîtres éminents de la Faculté de Droit y vont faire, chaque année, une retraite salutaire qu’ils appellent leur cure de rajeunissement. Je vais essayer d’obtenir de l’un d’eux, en ta faveur, un permis de pénétrer chez ces cénobites qui vivent dans l’étude et le recueillement, car l’entrée de l’abbaye est interdite aux profanes.

Adéodat se mit en campagne...

Kou est introduit dans le sanctuaire où le guide le Père Visiteur. Ils pénètrent dans la grande bibliothèque de l’Abbaye de la Sainte-Economie, aux tables couvertes de papiers, aux coins remplis de piles de livres jusqu’au plafond.

- Mais, fis-je remarquer, comme il fait sombre ! Pourquoi a-t-on placé les lucarnes si haut qu’elles éclairent à peine ?

- C’est, me dit-il, que les gens qui sont ici ne doivent pas s’intéresser à ce qui se passe ailleurs. C’est la règle, et, pour qu’on l’observe facilement, les carreaux sont à des hauteurs inaccessibles. Tenez, prenons à gauche et entrez avec moi dans la grande salle de travail de ces Messieurs.

- Mais, dis-je, je ne vois que de vieux auteurs, votre collection d’ouvrages modernes se trouve donc ailleurs ?

- Ah ! répondit-il avec un sourire, Monsieur Kou voudrait donc voir ici des oeuvres modernes. Qu’il sache que notre abbaye contient exclusivement les oeuvres des économistes qui découvrirent les lois éternelles régissant les rapports sociaux des hommes. Ces économistes vivaient dans le siècle, allaient et venaient comme ils le voulaient à la recherche des fameuses lois. Mais dès qu’ils les eurent découvertes, ils se réunirent ici pour les conserver pieusement. Depuis lors, les économistes sont cloîtrés et vivent en cénobites avec tous les matériaux qu’avaient accumulés leurs maîtres vénérés. A partir de ce moment-là, aucun, document étranger n’a été autorisé à pénétrer ici, car il risquerait de souiller le monument élevé par Saint- Jean-Baptiste (Say) et ses disciples. Oui, jeune homme, pas un livre n’est entré ici depuis 1880...

LE fameux « laissez faire, laissez passer » a été scrupuleusement observé, comme dans la jungle, et il aboutit à l’effrayant désordre auquel nous assistons et que je dépeins ainsi : Deux pyramides qui s’élèvent parallèlement sans arrêt : l’une est celle de la production des choses utiles aux hommes, l’autre est celle des besoins inassouvis. On crie de faim devant une table bien servie et l’on couche dans la rue en contemplant des appartements vides. Puisque vous m’invitez à faire la critique de cette doctrine, je vous dirai qu’elle ne tient pas compte des progrès inouïs que réalise la technique. Depuis cinquante ans à peine, ils renversent vos prévisions et vos doctrines, car d’où peuvent procéder tant de faits contradictoires ?

Les hommes, ayant réussi à capter l’énergie qui dormait dans la nature, utilisent aujourd’hui les forces inépuisables qu’ils tirent de la houille, du pétrole et des chutes d’eau. Grâce à leur intervention, tout l’outillage construit par les hommes s’est mis à produire en quantités énormes, de sorte que trente millions de travailleurs se croisent déjà les bras. Ils sont inutiles puisque des milliards de chevaux-vapeur travaillent à leur place. Mais, comme ceux-ci ne travaillent pas pour eux, voilà ces hommes condamnés, avec leur famille, à une misère pire que celle que connaissent les sauvages, tandis que les produits s’entassent inutilement et qu’on commet même le crime de les détruire.

...Mon mauvais esprit se refuse d’absoudre le dardanariat honni par les auteurs latins et qui consistait à détruire une partie des récoltes pour faire monter les prix, c’est ainsi que la production inouïe des richesses dépassant les besoins solvables, on n’hésite pas à anéantir cet excédent. J’ai apporté avec moi des chiffres qui sont d’ailleurs très au-dessous de la réalité. En quelques mois, dans le monde, on a brûlé volontairement 886 000 wagons de blé. C’est à peu près la consommation annuelle de tous les Français. On a détruit 144 000 wagons de riz ; 6 millions de porcs, 600 000 vaches ont été massacrées et soustraites à la consommation des Américains. On a agi de même au Chili et en Argentine pour 55 000 moutons. Des milliers et des milliers de tonnes de viande conservée ont été brûlées. L’orge et l’avoine ont servi de combustibles au Canada et le coton en Egypte. Le Brésil a noyé en vue de ses côtes, 32 millions de sacs de café, etc... J’allais oublier le sucre, 13 millions de tonnes de canne à sucre ont été brûlées à Cuba... Ces montagnes de sucre brûlé étaient destinées à faire monter le prix du sucre. Savez-vous ce qu’il vaut sur le marché mondial ?..

Ne voyez-vous donc pas que ces destructions de produits nécessaires à l’existence de millions de familles ne sont faites que pour ressusciter un profit que tue l’Abondance ? Que ce régime social exige, pour que les produits aient de la valeur, qu’il existe toujours des besoins insatisfaits : donc toujours indéfiniment, des malheureux ?..

Il ne peut pas y avoir de surproduction tant que des millions de familles manquent du nécessaire. Je consens qu’il peut y avoir surproduction sur un seul article : les cercueils.

(Extraits de « Kou l’Ahuri »)

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