La démocratie est bien contrôlée
par
Publication : juillet 2012
Mise en ligne : 12 novembre 2012
Selon le credo libéral, la mondialisation financière et le développement des échanges internationaux seraient au service de l’amélioration des conditions de vie du plus grand nombre d’humains, et ce progrès imposerait la suppression des mesures protectionnistes et la remise en cause des souverainetés nationales. Cette conviction est au centre des débats actuels sur l’avenir de l’Union européenne. Elle s’est propagée pendant la guerre froide, à l’initiative des milieux économiques, financiers, politiques, voire même universitaires, grâce à la mise en place de nombreuses structures de réflexions (on dirait aujourd’hui “Think Tanks”) destinées à défendre les “valeurs libérales” contre la progression (notamment en Europe occidentale) de “l’État providence”et du keynésianisme. Ces organisations n’ont jamais cessé de jouer un rôle primordial dans la politique des gouvernements « démocratiquement élus ».
Qui sont–elles ?
•1 - La Société du Mont Pèlerin.
C’est la plus ancienne. Elle a été créée le 10 avril 1947 à l’issue d’une conférence organisée au Mont Pèlerin, village suisse situé au dessus de Vevey, par Friedrich Hayek, philosophe et économiste de l’École autrichienne d’économie, promoteur du libéralisme, opposé au socialisme et à l’étatisme. Cette conférence rappelle le colloque Walter Lippmann [1] qui en 1938 avait rassemblé vingt-six intellectuels désireux de promouvoir un “nouveau libéralisme” face au fascisme, au communisme et à l’interventionnisme étatique. (On trouve parmi les participants à sa réunion fondatrice Maurice Allais, Milton Friedman, Bertrand de Jouvenel, Karl Popper…).
Les membres de cette Société se rencontrent généralement une fois par an. Pour en devenir membre, il faut être invité par un adhérent, puis avoir l’approbation du comité d’organisation. La Société ne divulgue pas le nom de ses membres mais ceux-ci peuvent le faire. Notons que huit adhérents passés ou présents, dont Friedrich Hayek, Maurice Allais, Milton Friedman, George Stigler, James M. Buchanan, Gary Becker et Ronald Coase, ont reçu le “prix Nobel d’économie”. Pour Keith Dixon [2] , la société du Mont Pèlerin « constitue en quelque sorte la maison mère des think tanks néolibéraux ».
• 2 – Le groupe de Bilderberg.
Il tire son nom d’un hôtel d’Osterbeek petite ville néerlandaise où, en 1954, à l’instigation du Prince Bernhard des Pays-Bas et en collaboration avec le milliardaire américain David Rockefeller, s’est tenue la réunion constitutive du groupe.
« C’est sans doute le réseau d’influence le plus puissant. Il rassemble des personnalités de tous les pays : leaders de la politique, de l’économie, de la finance, des médias, des responsables de l’armée ou des services secrets, ainsi que quelques scientifiques et universitaires. Très structuré, le Groupe est organisé en 3 cercles : Le « cercle extérieur », assez large puisqu’il comprend 80% des participants aux réunions. Les membres de ce cercle ne connaissent qu’une partie des stratégies et des buts réels de l’organisation. Le deuxième cercle, beaucoup plus fermé, constitue le Comité de Direction. Il rassemble environ 35 membres, exclusivement européens et américains qui connaissent à 90% les objectifs et stratégies du Groupe. Les membres américains sont également membres du CFR [3]. Le cercle le plus central forme le Comité consultatif. Il comprend une dizaine de membres, les seuls à connaître intégralement les stratégies et les buts réels de l’organisation » [4].
Pas plus que la société du Mont Pèlerin, le groupe de Bilderberg n’est un modèle de démocratie : ses membres sont choisis uniquement par cooptation, ses discussions ont lieu à huis clos et rien ne doit en filtrer. Il est interdit de prendre des notes ou de faire des communications à la presse, seuls quelques journalistes “dévoués à la pensée unique” arrivent parfois à être invités.
Le groupe se réunit une fois par an pendant quatre jours dans des châteaux ou des hôtels de luxe, toujours protégés par des centaines de policiers, de militaires, d’agents des services spéciaux du pays d’accueil. En 2003, il s’est réuni en France du 15 au 18 mai au château de Versailles qui a été fermé au public pendant une semaine.
• 3 - Le Forum économique mondial.
C’est une fondation à but non lucratif dont le siège est à Genève. Il est plus connu sous le nom de Forum de Davos, petite ville suisse où il réunit annuellement des dirigeants d’entreprise, des responsables politiques du monde entier, des intellectuels, des journalistes, afin de débattre des problèmes les plus urgents de la planète, y compris dans les domaines de la santé et de l’environnement.
Créé en 1971 par Klaus M. Schwab, Professeur d’économie en Suisse, dans le but de « familiariser les entreprises européennes avec les pratiques de management en vigueur aux États-Unis », le forum de Davos a le statut d’observateur auprès du Conseil économique et social des Nations Unies et est placé sous la supervision du gouvernement suisse.
Contrairement à la Société du Mont Pèlerin et au Groupe de Bilderberg, ses travaux sont largement diffusés, mais son financement en rend le fonctionnement peu démocratique [5]. La plus haute instance du Forum est le Conseil de la fondation constitué de 22 membres qui sont majoritairement des chefs d’entreprise dont l’influence est devenue de plus en plus importante. Ce qui a amené M Schwab à déclarer en 2009 : « J’ai créé le forum il y a quarante ans pour que les PDG rencontrent la société civile. Mais au fil des ans, leurs politiques de rémunérations ont rapproché les PDG des actionnaires et, parallèlement, les actionnaires sont devenus court-termistes. Il faut reconstituer un ethos professionnel ». Sans commentaire !
• 4 – La commission trilatérale.
On retrouve ici un cofondateur du groupe de Bildeberg, David Rockefeller. C’est lui qui, en 1973, a créé “la Trilatérale”, organisme privé “de concertation et d’orientation de la politique internationale des pays de la triade“ (États-Unis, Europe, Japon). Le monde traversait alors une période d’incertitude et de turbulences. « La gouvernance de l’économie internationale semble échapper aux élites des pays riches, les forces de gauche paraissent de plus en plus actives, en particulier en Europe, et l’interconnexion croissante des enjeux économiques appelle une coopération plus étroite entre les grandes puissances. La Trilatérale va rapidement s’imposer comme un des principaux instruments de cette concertation, soucieuse à la fois de protéger les intérêts des multinationales et d’“éclairer” par ses analyses les décisions des dirigeants politiques » [6].
Cette institution fort peu démocratique réunit comme le précise sa charte, quelque « 200 distingués citoyens provenant des trois régions et engagés dans différents domaines ». Les thèmes abordés dans les réunions annuelles le sont dans une discrétion absolue, à l’abri des médias. Elle prône la nécessité d’un « nouvel ordre international », car le « cadre national serait désormais trop étroit pour traiter des grands enjeux mondiaux devenus complexes et interdépendants » et insiste sur le rôle primordial des pays de la triade, et plus particulièrement de celui des États-Unis, dans la réforme du système international : « Les pays riches sont invités à s’exprimer d’une seule voix et à unir leurs efforts dans une mission destinée à promouvoir la “stabilité” de la planète grâce à la généralisation du modèle économique dominant. Les démocraties libérales sont le “centre vital” de l’économie, de la finance et de la technologie. Ce centre, les autres pays devront l’intégrer en acceptant le commandement qu’il s’est donné » [6].
Inutile de préciser que la Trilatérale a une très grande aversion pour les mouvements populaires. Elle reste malheureusement « une institution bien établie dont la discrétion facilite la collusion entre responsables politiques et grandes entreprises » [6].
Bildelberg 2012 : l’ascension des technocrates
La dernière réunion du groupe de Bildelberg s’est tenue à Chantilly près de Washington, du 31 mai au 3 juin, dans ce même coin « oublié de Dieu », où elle avait déjà eu lieu en 2008 (également année d’élection présidentielle aux États Unis… ). Une fois de plus, elle a été occultée par les grands médias et les journalistes officiels se sont engagés à ne jamais en évoquer le contenu.
L’écrivain, comédien et journaliste Charlie Skelton en a fait pour le journal anglais The Guardian un compte-rendu très vivant, vu de l’extérieur, bien entendu :
Arrivé la veille de l’ouverture, il déjeune au restaurant Palm Court de l’hôtel Westfields Marriot qui va se remplir de multimillionnaires, de banquiers, de directeurs d’entreprises et de ministres des finances venus pour la “conférence au sommet”. « Les leaders du monde viennent dans notre hôtel », nous dit, rayonnant, un membre du personnel. « La plupart des clients sont partis, l’hôtel se prépare à fermer. Il ne reste plus qu’une équipe d’organisateurs de la conférence. Nerveux, ils commencent à nous filmer avec leur iPhones, moi, ma femme, quelques douzaines d’agents de sécurité et un spectre qui prend son brunch à la table à côté et qui n’a cessé, pendant qu’il mangeait sa salade de crabe, de parler d’une voix monotone de ses fructueux contacts avec les géants de l’industrie des armements ».
Skelton a rapidement compris ce que fait ici son voisin de table : « Sa mission est de garder sains et saufs pendant les trois jours qui viennent la reine des Pays Bas, le président de Barclays, les président, vice-président et directeur général de Shell. […] L’hôtel est entouré par les bureaux des plus grands fabricants d’armes du monde et à quinze minute de voiture du quartier général de la CIA. Je présume que tout ira bien, dit-il ».
Devine qui vient dîner
Un invité surprise vient d‘arriver : à 4 heures de l’après midi, une limousine escortée par un convoi de voitures de police vient d’entrer par la grille arrière de l’hôtel.
L’important dispositif de sécurité montre qu’il s’agit d’un politicien de haut niveau.
On s’interroge : Est-ce Romney, venant chercher l’adoubement pour la présidence ? Est-ce Hilary, qui voudrait le feu vert pour en finir avec l’Iran ? Le prochain président vient-il avec une escorte pour faire le discours d’après diner ? N’ayant évidemment aucune idée du personnage dont il s’agit, chacun fait des remarques, un journaliste note qu’il y a beaucoup de Canadiens cette année : le premier ministre de l’Alberta, le gouverneur de la Banque du Canada, qui fut auparavant le directeur général de Goldman Sachs, deux banquiers de TD Bank Group…
En plus de l’élection présidentielle des États-Unis, le grand débat qui anime Bilderberg 2012 est : que diable allons-nous faire de la Grèce ? On perçoit le manque d’enthousiasme du groupe à encourager une sortie de la Grèce de la zone euro : ce serait désastreux pour les Grecs, selon Kenneth Clarke, le porte-parole du groupe, qui profita de l’occasion pour stigmatiser l’euroscepticisme « irresponsable » des députés britanniques et de l’extrême droite nationaliste. « Il va falloir une crise, une crise absolue, pour faire agir les leaders européens », ajoute-t-il.
Au fond, rien de bien nouveau dans ce dont une soi-disant élite débat à l’intérieur de l’hôtel Westfields Marriot ?
Ce qui change, c’est ce qui se passe à l’extérieur.
Occupons Bilderberg
Après “Occupy Wall Street”, les activistes américains s’attaquent maintenant au groupe de Bilderberg. Ils sont venus nombreux manifester autour des grilles protégeant l’hôtel Marriot, équipés de mégaphones puissants qui arrivaient à se faire entendre dans l’enceinte de la conférence.
« Quelle différence en un an », se réjouit Skelton, « le mouvement “Occupy Wall Street” semble enfin avoir compris que le problème n’est pas le 1% mais le 0,001%. Ce sont les filles et les garçons qui se sont réunis à Chantilly. Plusieurs centaines de manifestants ont pris l’engagement d’être là. Et qui sait, ils sauront peut-être entraîner avec eux les nouveaux médias. Historiquement le plus gros problème qu’ont eu les mouvements “Occupons” étaient que leurs buts et leurs revendications étaient un peu, disons, diffus. Ce n’est plus le cas avec “Occupons Bilderberg”. C’est carrément le clou enfoncé dans la tête. C’est l’activisme du trou de serrure. Choisissant le point sensible et y enfonçant le couteau.
Nous refusons de payer pour les banques était le cri de “Occupons la Bourse de Londres” à l’automne dernier. Ils demandaient “la fin de notre démocratie représentative des entreprises, et non du peuple”. Ce que représente Bilderberg est le fait que notre démocratie EST notre entreprise. Et la politique n’est que le sillage laissé derrière l’aileron d’un requin ».
Optimiste Skelton ! “Occupons Bilderberg” constitue sans doute un progrès mais il reste encore beaucoup à faire pour changer la mentalité américaine.
[1] Voir GR 1121, Le Colloque Lippmann par André Koulberg
[2] Politologue, spécialiste du Royaume-Uni, professeur de civilisation britannique à l’université Lyon II, auteur entre autres deLes évangélistes du marché.
[3] Le Council on Foreign Relations (CFR) est une organisation américaine qui rassemble des leaders politiques ou économiques de “haut niveau”. Depuis le début du 20è siècle, presque tous les présidents américains en ont été membres.
[4] Tiré de Wikipedia.
[5] Le financement du forum est assuré par les 1.000 entreprises membres qui versent des droits d’adhésion annuels d’environ 34.000 euros ainsi qu’un montant d’environ 14.500 euros pour couvrir la participation de leur PDG à la réunion annuelle de Davos.
Les Industry Partners et les Strategic Partners versent respectivement 250.000 francs suisses (soit plus de 200.000 euros) et 500.000 CHF (plus de 400.000 euros), ce qui leur permet de jouer un rôle plus important dans les initiatives du forum
[6] extraits publiés par Le Monde Diplomatique, novembre 2003.