Mérite, quand tu nous tiens !

Première partie
Réflexion
par  F. CHATEL
Publication : avril 2017
Mise en ligne : 12 août 2017

Parmi les mesures avancées lors de cette nouvelle campagne présidentielle, le revenu universel présenté par Benoît Hamon est sans conteste la plus innovante. En effet, les avancées technologiques actuelles et prochaines vont transformer le climat économique et faire fondre les emplois. Comment maintenir le pouvoir d’achat et la demande indispensables à l’économie capitaliste productiviste, autrement que par le versement d’un revenu sans contrepartie emploi  ? Ses adversaires politiques brandissent l’épouvantail de la “folie économique”. Il est certain que ce vrai candidat socialiste aura du mal à convaincre sur le financement de son revenu universel sans s’émanciper du système capitaliste. C’est pourquoi La Grande Relève a rappelé dans son numéro de mars (GR 1184) les principes de l’économie distributive qui permettraient de concrétiser sa proposition.

Mais le plus grand adversaire du revenu universel n’est pas économique ou financier, il est le fruit du conditionnement perpétré par un système au service de l’oligarchie dominante.

Une imposante, et efficace, stratégie de démolition et de perversion de la nature humaine a été mise en place, servie par des siècles de culpabilisation individuelle d’origine religieuse. La peur de tous envers tous a facilité l’incitation à la lutte de tous contre tous. Comme par hasard, dès qu’un problème survient, c’est toujours la faute des autres, de la Grèce, des traders, des écolos,… et surtout de la nature humaine, mais pas de cette organisation inhumaine appelée capitalisme.

Une fois cette stratégie de démolition installée, il n’y a plus qu’à servir les plats néolibéraux en proférant leur impérieuse nécessité due à l’“affreuse” nature humaine. Au centre de cette “cuisine”, la notion de mérite peut se comparer à ce plat recherché et prisé qu’est le foie gras  : de goût apprécié et d’une qualité nutritive sans conteste, il n’en représente pas moins souffrance et élimination programmée.

En octobre 2015 (GR 1168) je posais la question : le mérite se mérite-t-il ? J’y reviens pour montrer que cette notion, qui fait figure de référence et accompagne toutes nos actions, s’est introduite sournoisement dans notre vie et pollue nos esprits. Elle a été intégrée dans la stratégie du monde capitaliste pour tenter de justifier, à la fois, les inégalités de conditions, cette hiérarchie sociale soi-disant indispensable à l’intérêt général et à la « richesse de la nation », et l’engagement de chacun dans une compétition où intérêts individuel et sociétal se rejoindraient. En vérité, cette notion, avec d’autres, constitue un psychotrope utilisé par le capitalisme pour nous conditionner, nous faire accepter son organisation qui est à la fois antisociale et destructrice de l’environnement.

Dans ce qui suit, je m’inspire des idées présentées par Dominique Girardot dans La société du mérite et par Yves Michaud dans Qu’est-ce que le mérite ?

 Concilier des contradictions

Avec le siècle des lumières, les idéaux égalitaires se sont imposés. Et dans le même temps, dans un monde de concurrences nationales, un besoin grandissant de compétences et de talents a gagné les domaines militaire, économique, puis industriel et commercial. Comment dès lors faire accepter à un monde qui porte en lui l’idéal égalitaire, l’attribution des postes à hautes responsabilités, sinon en brandissant la notion de mérite, basée sur les idées de Locke attribuant toute propriété et rétribution au travail, aux capacités affichées et aux services rendus au gouvernement ?

Par sentiment de justice, l’esprit républicain s’est acharné à tenter de mettre en place “l’égalité des chances” de façon à ce que soit accessible à tous l’attribution des positions d’autorité et de responsabilité, à laquelle est liée la répartition des revenus et des richesses. Il est donc apparu primordial que capacités et mérites soient mesurés de la façon la plus exacte possible. C’est ainsi que tout l’édifice scolaire a été basé sur une échelle d’examens et de concours tentant de justifier la méritocratie concernant l’acquisition des connaissances, préfigurant les futures compétences utiles à la pérennité du système. De même, au sein du monde du travail, s’est instauré tout un mécanisme d’évaluation permanent du mérite afin de garantir rentabilité et performance.

Il n’empêche qu’il est impossible d’effacer la distribution inégalitaire naturelle des talents, de démontrer que chacun est responsable et maître de son héritage génétique, de briser la discrimination infligée par les différences de conditions physiques, culturelles et économiques et par le fatalisme des “chances” et du “destin”. Et comme ces critères évoluent suivant les aléas de la vie, la formation, les rencontres et l’âge, la juste mesure du mérite devient un casse-tête et on tombe vite dans l’arbitraire.

L’égalité des chances n’est donc qu’une vue de l’esprit, trompeuse puisque tout le monde n’est pas sur la même ligne de départ.

Mais c’est ainsi que s’instaurent des castes, au sein desquelles la succession s’effectue par héritages ou relations.

 Le mérite, outil du néolibéralisme

De sorte que la hiérarchie sociale, instaurée soi-disant à partir du “mérite”, ne fait que justifier un darwinisme social : elle favorise les velléités oligarchiques, tout en annihilant la contestation par la culpabilisation des discriminés.

Et ce sont ceux qui sont situés au sommet du pouvoir et de la fortune qui décident du mérite de tous les autres, afin de garantir la protection de leurs privilèges et les statuts du système !

La société occidentale s’est ainsi enferrée dans la poursuite de l’objectif qui a établi cette oligarchie : le profit financier, fourni par la conquête technologique et son commerce et par tout ce qui peut l’alimenter. Qu’importe les moyens et les actes mis en œuvre pour y parvenir, seuls l’efficacité et les résultats comptent pour aller “de l’avant”. Le progrès devient inséparable du profit à réaliser par la classe dominante et le mérite revient donc à ceux qui sont prêts à mettre leurs talents au service de cette cause. Comme annoncé par Hanna Arendt, le technique et le financier l’emportent sur la politique, et celle-ci prend l’aspect d’une technique de management visant une optimisation de la productivité. Le gouvernement d’une telle société rejoint le totalitarisme, il n’a plus rien à voir avec la démocratie puisqu’il ne s’occupe désormais que de la gestion des structures qui enchaînent les individus à la nécessité. La récompense attribuée par l’idéologie du mérite, qui permet aux plus efficaces et aux plus utiles à l’oligarchie d’acquérir une distinction sociale, est comparable à la qualité des matériaux ou à la couleur de la peinture de la chaîne et du boulet qui entravent toutes les chevilles !
— Ta chaîne et ton boulet sont en acier et peints en vert, les miens sont en rouge et en argent, car je l’ai bien mérité !
— Tu n’as pas envie de t’en débarrasser ?
— Bien sûr que non : c’est la marque de ma distinction sociale !

La classe dominante a forgé son pouvoir en élaborant et en faisant évoluer le capitalisme jusqu’au néo-libéralisme actuel. Dans ce contexte, le mérite est devenu cette notion qui a permis de mettre en place la fiction d’une valeur humaine indexée sur l’utilité, et dont la rétribution ne fait que la réduire à une simple marchandise. Le libéralisme gère les hommes comme une entreprise d’import-export sélectionne les marchandises dont elle tire profit.

Notre société est devenue un vaste marché où l’on ne palpe plus les jarrets ou les mamelles, mais les capacités physiques ou intellectuelles afin de voir si elles promettent de rentabiliser les investissements.

Face à la violence d’un tel procédé, l’idéologie du mérite apporte une sorte de confort psychique : elle fait croire d’une part qu’elle est l’arbitre impartial des destins individuels, ce qui permet d’amortir les effets de la précarité  ; et d’autre part, que la libre concurrence et la hiérarchie qu’elle entraîne sont au service de la justice. Ainsi enfermé dans l’obsession néolibérale de l’utilitaire, chacun s’y conforme au point d’accepter cette échelle d’évaluation, et par conséquent des écarts gigantesques entre les conditions de vie. « La structure lie non seulement le sort économique mais la situation totale de l’individu et finalement sa valeur à ses propres yeux, à son succès dans une lutte désespérée et absurde contre tous les autres » [1].

 La société travail

Et voilà sans doute pourquoi l’idée d’un revenu universel égalitaire pour tous est inconcevable pour beaucoup : elle va à l’encontre de tout ce conditionnement, elle déstabilise le sentiment de justice inculqué par l’idéologie du mérite.

La société néolibérale pousse chacun à assurer sa subsistance par l’intermédiaire de ce travail-emploi du monde de la rentabilité, en acceptant tous les sacrifices, et toutes les contraintes que cela implique. Or la grande majorité des emplois ne donne que très peu accès à un “mérite”, ce ne sont plus que des moyens de subsistance, mais auxquels chacun s’accroche, voire s’y identifie, s’en croit responsable et finit par perdre toute motivation pour s’extraire de cette gangue.

 Seul le résultat compte

Mesurer le mérite par le résultat par rapport aux objectifs assignés c’est rendre tout le monde interchangeable, c’est nier les singularités. Il n’y a plus reconnaissance d’un sujet particulier mais estimation similaire au service rendu par une machine. La réalisation de soi par l’intermédiaire du mérite s’identifie à un chiffre qui mesure l’utilité du travail par la valeur ajoutée à l’objectif marchand. Cette situation permet même d’accepter un "sale boulot" sans état d’âme. Peu importe le genre d’activité ou ce qui est produit, du moment que l’efficacité est mesurée et et permette d’obtenir sa place dans la société en tant que sujet adapté. Il en résulte une société d’individus mesurés, catalogués, où chacun tente de faire reconnaître sa valeur en fonction des critères imposés par la méritocratie.

Dans l’espase ainsi créé, le mot "égalité", inscrit aux frontons de nos mairies, est un principe totalement dévoyé qui baigne dans une hypocrisie malsaine. La mesure du mérite par la plus-value apportée aux intérêts des possédants, appliquée à des salaires-emplois hiérarchisés, est une nouvelle forme d’esclavage qui justifie des différences sociales devenues énormes. Quant aux droits reconnus aux indigents, ils constituent une façon laïque d’exercer cette charité chère au bourgeois qui a besoin de "ses" pauvres pour s’acheter une conscience.

Pour créer une société harmonieuse, il y a sans doute mieux que ces trois piliers…

 Chacun à sa place

L’oligarchie dominante recherche la maîtrise constante de sa suprématie, quelles que soient les fluctuations des paramètres économiques et politiques. Parasitant le besoin naturel de reconnaissance par l’utilisation et la promotion de la notion de mérite, le rêve inavoué de l’oligarchie dominante consiste à caser chacun à sa place et à trouver une place pour chacun, en réalisant une hiérarchie pyramidale qui perpétue l’idée néolibérale de concurrence… tout en protègeant la caste placée au sommet. Avec l’espoir de faire accepter par tous ce plan machiavélique en proclamant l’égalité des chances au départ et en offrant, soi-disant, les possibilités pour que le meilleur gagne. Ainsi chacun court en priorité après une place, sa place, et tant mieux si ensuite elle s’avère utile, si elle offre une fonction sociale et permet un développement personnel. Chacun est rivé à son affaire, chacun se considère comme un petit entrepreneur de soi-même occupé à investir et faire fructifier son capital physique et intellectuel. Et chacun se retrouve absorbé, essoufflé par l’intensité de la course, incapable de s’occuper des autres, de vivre avec les autres, il n’est plus que le témoin de leur parcours et souvent de leur chute. Mais tant pis : il faut poursuivre, il faut tenir le rythme, d’où l’indifférence vis-à-vis des retardés et des exclus  : la règle est imposée, se retourner pourrait être fatal.

Platon, dans La République, avait déjà décrit son idéal d’une organisation sociale assignant à chacun une place lui revenant suivant ses capacités. Aldous Huxley en décrit une autre dans Le meilleur des mondes, inspiré de Scientific Outlook of the World de Bertrand Russel. Se dessine la réalisation de la société, parfaite pour les maîtres du monde, dans laquelle chaque individu se retrouverait « à sa place » sans pouvoir se plaindre de son sort puisque son emploi correspondrait à ses dons, son caractère et ses capacités, et sa position sociale serait fonction de son mérite c’est-à-dire les résultats obtenus, position ajustable suivant des évaluations permanentes. Le rêve est d’autant plus poursuivi aujourd’hui que les moyens pour mesurer les capacités des individus deviennent considérables avec les programmes d’identification génétique, ce qui rend le projet d’autant plus inquiétant.

Dans la seconde partie de cet article, je tenterai de montrer toute l’œuvre antisociale de la notion de mérite et de redéfinir les données immuables de la nature humaine qui ont été écartées parce qu’elles représentent les bases d’une société réellement solidaire et démocratique.



[1Cornélius Castoriadis Sur le contenu du socialisme, dans L’expérience du mouvement ouvrier. éd. 10/18.


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