Deux… ou trois exponentielles

Réflexions
par  M.-L. DUBOIN
Publication : juillet 2015
Mise en ligne : 27 octobre 2015

Quand les premières locomotives à vapeur furent mises en circulation, François Arago n’hésita pas à rendre publiques ses craintes que le passage d’un train sous un tunnel puisse provoquer l’asphyxie des voyageurs. Il a ainsi fait passer son excellente réputation de physicien après son souci de l’humain, conscient qu’il était que progrès scientifique ne signifie pas forcément progrès social. On s’est beaucoup moqué de ce grand savant parce qu’il s’est trompé sur l’importance du danger de pollution d’une seule locomotive. On aurait dû suivre l’exemple de ce courageux député d’extrême-gauche pour refuser d’adopter comme une loi éternelle le principe du “laisser faire” que les économistes classiques figeaient alors dans le marbre.

Ceci est encore plus vrai depuis que l’allure vertigineuse à laquelle se succèdent les nouveautés technologiques rend ce laisser-faire infiniment plus dangereux : c’est se laisser mener par des apprentis sorciers…

 Une allure particulière…

Car le progrès des connaissances est loin d’être constant. Son allure est, en gros, celle d’une fonction exponentielle.

Pourquoi « en gros » ? - parce qu’un phénomène humain, ne suit pas rigoureusement une loi mathématique. Pourquoi « depuis l’invention de l’écriture » ? - Parce que c’est cette invention du génie humain qui a permis d’accumuler le savoir acquis, et que plus on sait de choses, plus on peut en découvrir de nouvelles  ; l’accès au savoir accumulé permet aux générations suivantes de partir de “plus loin” donc d’avancer encore plus vite. Ce qui montre que la possibilité d’acheter un brevet pour privatiser un savoir est un frein au développement de l’humanité.

Pour montrer que la croissance d’une exponentielle ne commence à être visible qu’après que l’acquis soit déjà devenu sensible, Albert Jacquard avait trouvé une belle image dans son “Équation du nénuphar” : celle d’un lac dont la surface occupée par un nénuphar double chaque jour (il s’agit donc bien d’une surface qui progresse en suivant une loi exponentielle  : elle augmente chaque jour d’une quantité proportionnelle à la surface qu’elle occupait la veille - le facteur multiplicateur dans cet exemple est 2).

Dans les premiers temps, le nénuphar n’est guère visible et sa croissance reste longtemps insensible.

Quand il a envahi le quart de la surface, le risque d’étouffement peut alerter certains, mais ne pas paraître dangereux à tous.

Il est pourtant grand temps de prendre des mesures, car c’est dès le lendemain, alors que le nénuphar ne couvrira que la moitié seulement du lac, qu’il ne restera qu’un jour avant l’invasion totale…

Albert Jacquard, L’équation du nénuphar,
éd Le Livre de Poche,(2000).

 Première révolution

Au début de son Histoire, tant que l’Homme demeura chasseur-cueilleur, sa science est restée fort réduite. Ceci est conforme à une variation exponentielle : d’abord si lente qu’elle n’est guère perceptible.

La première “fluctuation”, celle du néolithique, fut une grande révolution, on peut même parler de mutation puisqu’elle le transforma en éleveur-cultivateur.

Mais il fallut des milliers et des milliers d’années pour qu’elle affecte toute la population mondiale, qui n’atteignait pas encore le million d’habitants.

Le progrès de “la science humaine” (j’emploie ce terme pour faire court) devenant un peu plus sensible, la pente de la courbe augmente ensuite légèrement. Mais pendant encore très longtemps  : n’oublions pas que la vitesse la plus grande à laquelle Napoléon pouvait se déplacer était celle de son cheval, la même que quarante siècles plus tôt, celle des pharaons de l’ancienne Égypte… !

 Nouvelle fluctuation

Il en fallut beaucoup moins pour remplacer le travail d’un ouvrier par celui d’une machine à vapeur : l’invention de Denis Papin donna une impulsion qui se manifesta, par exemple en Angleterre, au cours d’environ un siècle seulement, le XIXème.

Après ce temps nécessaire pour installer les nouvelles techniques, la révolution mécanicienne offrait, au XXème siècle, la possibilité d’une nouvelle mutation, puisqu’il était alors possible de soulager l’Homme des tâches pénibles qu’une machine peut désormais faire pour lui.

Hélas, ce n’est absolument pas l’orientation qu’ont imposée les économistes au XIXème siècle.

 Naissance de l’économie de marché

Karl Polanyi, dans La Grande Transformation, montre comment les théories économiques classiques furent élaborées au XIX éme dans le but d’obliger les paysans à quitter leurs champs et aller se faire embaucher dans l’industrie dans les filatures, ou dans les mines, ou pour construire les lignes de chemin de fer, etc.

Pour parvenir à cette fin, les économistes libéraux ont prétendu que tout devait être l’objet d’un marché. Et s’il fallait, selon eux, que tout soit marché, c’est pour pouvoir s’en remettre aveuglément à sa “main invisible”, sous prétexte qu’elle seule pouvait, par miracle, faire le bonheur de tous !

C’est parce que ces affirmations, purement théoriques, jamais justifiées, ont réussi à s’imposer, que furent créés, outre celui des capitaux, le marché de la terre et le marché du travail. Qu’une grande majorité de gens sont aujourd’hui prêts à admettre qu’il faut développer l’entreprise privée et la laisser libre de ses choix et de ses investissements : ils sont forcément les meilleurs.

Bref, que la politique a dû s’effacer pour laisser faire ce qu’on appelle depuis “la loi du marché” …

 La grande révolution du XXème siècle

Cette soumission de la politique à cette loi imaginaire sévit toujours, hors de toute raison.

Les conséquences de cette démission des responsables politiques n’ont fait que s’aggraver, d’autant que le progrès scientifique, continuant sa progression exponentielle, se développait à un rythme jusqu’alors inimaginable. Le XXème siècle vit en effet apparaître l’électricité et le moteur à explosion, le téléphone, le transistor, la télévision, l’avion à hélice, la bombe H, puis le jet super sonique, les vaisseaux spatiaux et les sous-marins nucléaires… Tous nos moyens de production, de transport, d’observation, de calcul, de communication, d’information … et de destruction ont changé. Cet fut une explosion de nouvelles possibilités. Mais leur exploitation sans limite, laissée totalement libre, a conduit à des prodiges en médecine (scanner, IRM, etc.), autant qu’à la prolifération d’armes mortelles, aussi diaboliquement perfectionnées… et d’autant plus mondialement vendues qu’elles restent une des sources les plus sûres de gros profits.

En ce début du siècle suivant, à quoi peut-on s’attendre si les nouvelles inventions en cours, celles des nanotechnologies et de la génétique, de l’imprimante 3D, des drones bombardiers et des voitures sans chauffeur, sont laissées à “la libre entreprise”.

Libre de tout détruire ! …

 Un original

Au fil des années, notre journal n’a eu que l’embarras du choix pour citer des faits d’actualité qui montraient la nécessité de sortir de cette “fausse route“ imposée par l’économie classique et sa loi du marché.

Mais où trouver une autre route, qui soit à la fois sans marché des capitaux, sans marché de la terre et sans marché du travail ?

La Grande Relève avait une boussole : son fondateur, dont l’expérience était un atout majeur. En effet, J. Duboin était économiste de formation ; en remettant en question l’enseignement que la Faculté lui avait inculqué, il savait de quoi il parlait, mais il s’est mis à dos les économistes de son temps.

Au début du siècle, il était parti à l’aventure au Canada, où il avait fondé une société, la “foncière du Manitoba” !

Réformé « pour faiblesse de constitution » (!…) mais engagé volontaire ensuite, il avait vécu le cauchemar de la “guerre de 14”, il en était sorti traumatisé, mais il avait vu, aux côtés du Général Estienne que la relève de la cavalerie par les chars d’assaut avait été déterminante dans la victoire finale, il en était resté très impressionné.

L’armée l’ayant affecté comme secrétaire personnel de Clemenceau pendant les “pourparlers” de la Conférence de la Paix à Versailles, puis ayant été choisi par Aristide Briand comme membre de son gouvernement, il avait pu voir de près le comportement des “grands” de ce monde.

Ayant participé à la création d’une petite banque et ayant été secrétaire d’État au Trésor, il avait acquis une expérience peu commune de la finance. Conseiller général de Chamonix, puis élu pour deux mandats successifs député, il avait très souvent bataillé au sein de la Chambre des députés, parfois seul ou presque, contre tous, et il en était sorti sans illusion.

Pour éviter la fausse route* qu’il avait dénoncée dès le début des années 30, Jacques Duboin écrivit, pendant la seconde guerre mondiale (publier La Grande Relève était alors interdit par l’occupant), Rareté et Abondance, sorti dès 1944.

Que d’erreurs d’interprétation lui valut ce titre … de la part de gens qui, n’ayant pas lu plus loin, ont pris son auteur pour “l’apôtre de l’abondance”, comme s’il soutenait qu’il fallait exploiter sans limite les ressources de la terre !

Alors que c’était le contraire. Son raisonnement était le suivant : l’économie classique et sa loi du marché étaient valables dans l’ère de la rareté pour deux raisons. La première parce que la pénurie étant alors une menace permanente, il fallait mettre tout le monde au travail pour produire le plus possible. Cet argument n’est plus valable depuis que les moyens modernes nous ont fait entrer dans une nouvelle ère où tout est possible. Et pour souligner sa différence avec la précédente, il employa le terme d’ère de l’abondance.

La seconde raison est que c’est de la rareté que provient la valeur d’échange, l’entrée dans l’ére de l’abondance entraîne donc la disparition de cette “valeur“. La révolution dans nos moyens de production nous mène donc à sortir de l’économie de l’échange et entrer dans l’économie du partage. Il ne s’agit plus de récolter, chacun pour soi, ce qu’on a semé, puis de chercher quelqu’un pour échanger avantageusement ce qu’on a produit et dont on n’a pas l’usage, contre ce qu’on n’a pas produit et dont on a besoin.

La grande relève permet donc de remettre l’économie à sa place, qui est celle de l’intendance. De se rappeler que le but de l’économie, c’est, évidemment, de produire pour satisfaire les besoins humains, ce n’est pas de faire n’importe quoi et n’importe comment, toujours plus, et toujours inédit.

Les principes de base pour une économie raisonnée, “pensée” pour répondre aux besoins, que Duboin appela par conséquent économie des besoins, sont aussi loin du « laisser faire une main invisible », que « obéir aux ordres, sans discuter ».

Il s’agit en effet de commencer par recenser les besoins à satisfaire et les moyens d’y parvenir, de réaliser la production en conséquence, et enfin d’assurer la distribution des biens produits.

Besoins et moyens de les satisfaire ne cessant d’évoluer, il ne saurait être question d‘adopter des modalités figées et de les présenter comme un programme électoral ou comme un paquet ficelé pour l’éternité, qui serait à prendre ou à laisser.

 Quoi de neuf ?

Comment assurer à la fois l’objectivité de l’évaluation des besoins et une grande souplesse d’adaptation intelligente à l’évolution des connaissances et des techniques ?

C’est essentiellement cette double interrogation qui conduisit mon père à creuser cette idée d’économie des besoins, pour voir comment il est possible de la réaliser, quelles conséquences on peut en attaendre.

Au fil de ses nombreuses publications, il ne s’est donc pas contenté de montrer que c’est une chance que le temps du salariat soit révolu, que la coopération est bien préférable à la rivalité (sacralisée aujourd’hui sous le terme de compétitivité), que l’égalité économique n’est pas une incongruité, qu’on ne peut pas affirmer que l’homme est naturellement si méchant et si paresseux qu’il s’empressera de ne plus rien faire s’il est libre de choisir ses activités, etc. Il fut ainsi amené à aborder bien des domaines, dont le plus déterminant, celui celui de l’éducation…

Et il osa affirmer qu’il est possible de partager plus équitablement les richesses et les tâches en garantissant à tous un revenu optimum… à condition qu’on abandonne l’actuelle monnaie de dette !

Quelle audace ! Cette idée fut reçue par bien des haussements d’épaule…

 Un rêveur, pas un économiste sérieux !

Remonter un courant dominant n’est jamais facile.

Duboin s’opposait aux parangons de l’économie classique : il contestait leur prétention d’affirmer que leur discipline est une science, donc que leurs thèses sont des lois. La majorité des économistes le dédaignèrent.

En plaidant pour l’abolition du salariat et le revenu garanti, qu’il présentait sous le terme de revenu social, il se heurta, comme jadis les pionniers de l’abolition de l’esclavage, à une croyance solidement entrée dans l’inconscient collectif depuis deux siècles.

Sans doute incomprise, l’idée de partager au lieu d’échanger passa inaperçue.

Il trouva encore moins d’écho en dénonçant le privilège laissé aux banques privées de créer la monnaie… parce que la plupart des gens ne le savaient pas, même parmi les leaders politiques ! Le monde de la finance se sentait donc inébranlable.

 Ciel, oser toucher au grisbi !

C’est pourtant à insister sur la question financière que le fondateur de notre journal s’est plus particulièrement attaché dans ses deux derniers livres, Les yeux ouverts, qu’il publia en 1955 et Pourquoi manquons-nous de crédits ? en 1961.

Il y évoquait l’histoire des monnaies, rappellant les dévaluations successives, inévitables des monnaies métalliques. Il racontait au passage comment le billet de banque est né pour servir de “rallonge” à ces monnaies. Et puis, et surtout, il détaillait précisément, et avec sa clarté habituelle, le mécanisme de la création de la monnaie bancaire.

À cette époque, cette dette privée, qui est gérée dans un milieu tenu particulièrement secret, circulait déjà, mais elle n’était pas encore couramment utilisée.

 La dictature de la finance

Alors qu’elle constitue aujourd’hui l’essentiel des moyens de paiement, il faut reconnaître combien il avait raison de dénoncer ce privilège, si généralement ignoré, qui est devenu l’apanage d’entreprises privées.

D’une part parce qu’il ne se justifie pas : il n’y a aucune raison de prétendre que la monnaie, qui est un lien social, est plus convenablement créée par une banque privée qui agit dans son intérêt, mieux que si cette création était confiée à une institution publique, et pas secrète, agissant dans l’intérêt général, et sans doute avec un personnel aussi qualifié (qui pourrait être le même) ?

Et d’autre part, parce qu’il faut être conscient du pouvoir que confère ce privilège : choisir les entreprises auxquelles le crédit est ouvert, c’est décider de l’orientation de l’économie.

 Et on prétend que nous sommes en démocratie ?

Attirer l’attention sur cette responsabilité abandonnée par les pouvoirs publics, c’était montrer que l’économie actuelle, que les économistes prétendent libérale, n’est pas du tout dirigée par la main invisible du marché. Qu’elle l’est, en réalité, par les investisseurs, ceux qui ont de l’argent “à placer”. Que ce sont donc les entreprises qui “promettent” les meilleurs “retours sur investissement” qui en béficient.

Essayez de solliciter de votre banque quelques millions pour créer une maison de retraite à l’intention de “défavorisés” !

Pour que l’économie soit au service de l’intérêt général, il ne faut donc plus que l’argent puisse faire de l’argent, et que les entreprises soient “alimentées” non pas pour faire gonfler le capital qui leur est confié, mais pour qu’elles produisent de l’utile.

 Au delà de la critique, des propositions

Ces conclusions sont à l’origine de ce qui constitue la base de l’organisation de l’économie des besoins : remplacer la monnaie de dette par une monnaie “distributive”, celle-ci, gérée par un organisme public, apportant aux entreprises les moyens de produire de façon coopérative, et assurant à tous les citoyens un revenu suffisant pour vivre libres.

Ces propositions ont été des milliers de fois exposées et débattues lors de conférences publiques. Il faut reconnaître qu’elles sont tellement “neuves” qu’il faut du temps pour en percevoir toute la portée. Elles sortent tellement de nos habitudes de penser et de nous comporter que les modalités de leur application soulèvent forcément une foule de questions. Comment diable pourrait fonctionner une monnaie qui ne circule pas ? Comment définir la masse monétaire à créer ? Comment susciter l’innovation ? Pourquoi aller travailler si on est assuré d’un revenu suffisant ? Qui pourra investir pour créer une entreprise ? Et le petit commerce, comment achèter une baguette de pain ? Est-ce qu’on ne peut pas laisser un petit ver dans le fruit pour rémunérer l’épargne en vue de gros achats ? Et les artistes ? Et le sport ? Etc.

Il est évident qu’il faut toujours revenir à ces questions puisque cette organisation n’est pas conçue pour rester figée.

 Et si les traders étaient au service de tous ?

Les réponses ont évolué au cours de ces 80 ans, ne serait-ce que parce que les nouvelles connaissances, les nouvelles techniques ont encore ouvert d’immenses possibilités d’application.

Prenons par exemple la mémoire des ordinateurs. Les logiciels des traders enregistrent en continu l’ensemble, absolument inimaginable, des données des marchés financiers du monde entier, ils en déduisent, à la vitesse de la lumière, et en tenant compte d’une quantité de variables, la probabilité de profit de chacune des transactions possibles… et engagent aussitôt la meilleure. C’est ainsi que 70% des transactions sur ces marchés sont faites par ces robots !

La formidable puissance des ordinateurs a donc été, dès son apparition, mise au service de ses profits par la finance internationale. Elle est devenue l’arme de sa dictature sur le monde.

Mis au service de tous dans une économie des besoins, cette mémoire gigantesque des ordinateurs et leur puissance de calcul offrent la possibilité, jusqu’à présent insoupçonnée mais bien là aujourd’hui, d’utiliser à d’autres fins, des logiciels semblables à ceux des traders : enregistrer dans le monde entier toutes les productions possibles, toutes les découvertes, les méthodes et les moyens accessibles, prévoir les récoltes et les productions en apportant en permanence des corrections dues à tous les paramètres qu’on voudra, et puis organiser les transports et la mise à disposition des produits à ceux qui en ont besoin…

Pourquoi faut-il que, parmi l’abondance des applications possibles qu’offre le progrès exponentiel de la science, ce soit celles qui servent à une minorité qui sont exploitées ?

 Une autre exponentielle

Car la dictature de la finance a sur le monde des conséquences, qui, elles aussi s’aggravent exponentiellement.

Qu’un crédit bancaire soit créé ou qu’une somme soit placée dans le but de rapporter un intérêt, dans les deux cas il s’agit d’un capital qui varie selon une loi exponentielle, puisqu’il grossit d’autant plus vite qu’il a atteint une valeur élevée. De sorte que placer ses petites économies permet tout juste à un “petit porteur” de conserver son pouvoir d’achat en compensant l’inflation des prix. Mais quand un Bill Gates peut placer les millions, cette mise fait vite de lui un multimilliardaire.

C’est sur ce mécanisme, cette fois purement mathématique, de l’accumulation proportionnelle au montant du placement qu’est fondé le système capitaliste. Et cette spéculation financière a atteint, malgré les risques, un niveau tellement “profitable” que les entreprises ont maintenant intérêt à jouer à ce “casino” de la finance plutôt qu’investir.

Toute l’économie mondiale en est affectée. Un chiffre donne une idée de la mesure de ce détournement : seulement 2 % des transactions sur les marchés financiers, qui est en moyenne de 4.000 milliards chaque jour, correspondent à des échanges réels de biens ou de services.

Les bulles ainsi générées gonflent jusqu’à éclater : c’est le drame des crises financières.

Les paris faits en Bourse sur le prix des récoltes peuvent affamer des populations entières.

De toutes ces dérives résulte une croissance que rien ne justifie des inégalités de moyens entre les êtres humains. Certains économistes vont jusqu’à les décrire : par exemple l’Américain Joseph Stiglitz ou le Français Thomas Piketty. J’ai gardé en mémoire deux chiffres publiés par le PNUD en 1998 : 358 personnes possédaient alors autant que les 2,3 milliards les plus pauvres. Oxfam vient de les actualiser : en 2014 la fortune de 67 personnes était équivalente au revenu de 3,5 milliards d’humains. L’écart est devenu dix fois plus scandaleux. Quand les “indignés” dénoncent “les 1%“, c’est en réalité les 0,000002 % qu’ils désignent. Comment ne pas voir qu’une telle inégalité mène à la violence ?

Répondre à la violence par la violence des répressions, c’est l’escalade. Mieux vaut chercher comment ne plus en provoquer, même s’il faut pour ça renoncer à bien des idées reçues.

 S’attaquer à la racine du mal ou en réparer quelques effets ?

Revenons au fameux personnage inventé par Duboin en 1935. Kou, venu étudier la France, rencontre un cultivateur qui lui explique qu’il ne sème pas du blé pour récolter du blé, mais pour en tirer de l’argent ! Kou comprend bien qu’un agriculteur ait besoin d’argent pour vivre, continuer à cultiver la terre et y faire pousser du blé. Mais il est ahuri d’apprendre que son revenu suit la variation du prix du blé sur le marché, alors que son travail est le même, quel que soit le prix du blé.

Il était ahuri, mais plein de bon sens. Si les syndicalistes de la FNSEA en avaient autant, ils ne seraient pas en train, une fois de plus, comme en ce 1er juillet où j’écris, de tout saccager sur leur passage pour réclamer des aides de la PAC, ces aides qui ruinent les producteurs des pays dits en développement. Les besoins des agriculteurs n’augmentent pas avec le nombre de boisseaux de blé qu’ils produisent, et ceux des éleveurs ne se mesurent pas au nombre de vaches laitières qu’ils enferment !

Kou montrait que la racine du mal qu’il était venu découvrir, c’est que la quête d’un profit puisse prévaloir sur toute autre considération. Qu’on croit (ou qu’on fasse comme si on croyait) que si vous trouvez un acheteur qui vous permet de tirer profit de ce que vous lui offrez, c’est la preuve que vous êtes utile, que vous avez bien fait, c’est un encouragement à continuer. Alors que c’est faux ! Ce ne serait vrai que sur un marché idéal où les clients potentiels auraient tous les informations nécessaires pour juger votre offre, ne pourraient absolument pas être influencés par la moindre publicité et seraient tous dans les mêmes conditions, c’est-à-dire avaient tous le même pouvoir d’achat. Et c’est très très loin de la réalité. Ce critère du profit est absurde parce que ce marché où il serait valable est une fiction.

Ce rôle ainsi attribué au profit a pourtant d’énormes conséquences. C’est lui qui oblige tout entrepreneur à réduire ses coûts par tous les moyens, à diminer les salaires, à négliger les conditions de travail, la qualité, les risques pour la santé, le respect de l’environnement, bref à augmenter les rendements n’importe comment, pourvu que “ça rapporte“. Les délocalisations, l’obsolescence programmée, la débauche de publicité ont cette même origine. Et n’est-ce pas odieux de permettre le “secret professionnel” ? D’admettre que des brevets puissent réserver à quelques uns l’usage d’une foule d’inventions, de procédés, de découvertes, et même de médicaments et de semences, qui, sinon, pourraient être utiles à tous ? La recherche scientifique est détournée vers celle dont on attend des retombées commercialisables et immédiates, tandis que la recherche fondamentale, a priori désintéressée, manque de crédits.

Toute nouveauté n’apporte pas forcément un mieux, alors pourquoi répète-ton que ce serait une “régression” (?) si on cessait d’innover ? N’est-ce pas parce que le plus important est devenu de trouver de “nouveaux créneaux” pour une clientèle solvable, quitte à épuiser les ressources de la planète ? Et comme les techniques modernes permettent de produire ces “nouveautés” sans y employer tout le monde, comment ose-t-on traiter de fainéants ceux qui en sont exclus ?

Et on fait des prières pour que la croissance ralentisse la montée du taux de chômage !

Mieux vaudrait s’apercevoir que le salariat a déjà été transformé, que l’enseignement et la formation sont conçus pour apprendre à se vendre, pas pour exercer et progresser dans une profession, que les emplois qu’on peut considérer comme socialement utiles sont minoritaires et sont les plus mal payés.  Travailler dans un lobby pour faire obstacle à toute démocratie est beaucoup plus “estimé” !

En économie des besoins, l’assurance de disposer toute sa vie d’un revenu permet d’abord de poursuivre des études, aussi loin qu’on en a les capacités, de trouver dans quel domaine ses talents personnels peuvent le mieux être développés , les faire reconnaître en les exerçant le mieux possible, dans une ou plusieurs activités, par exemple au sein d’entreprises exercées avec d’autres dans un esprit “collaboratif”.

 De la boule de neige à la tache d’huile

Ce projet de société est désigné par différents termes, selon l’aspect sur lequel on veut attirer l’attention : fonctionnement de l’économie, finance, revenus, emploi, société, objectif de l’enseignement, respect de l’environnement, choix des applications des nouvelles technologies, etc. Chacune de ses multiples facettes se prête sans doute à des comparaisons avec telle ou telle proposition dans telle ou telle ligne de pensée, passée ou présente. Ce qui en fait l’intérêt et l’originalité, c’est que c’est une synthèse qui s’est adaptée aux événements de ces 80 années, jusqu’à répondre encore aux préoccupations qui sont propres à notre époque.

Les dégâts entraînés par l’exploitation insensée, irraisonnée, tant de l’activité et de la prodigieuse inventivité humaines que des précieuses richesses offertes par la nature, n’ont, heureusement, pas seulement fait monter la violence. Devenus de plus en plus flagrants, ils ont entraîné, partout dans le monde, des mouvements de contestation, qui pourraient donc suivre, eux aussi, une augmentation exponentielle.

« L’infini, ça va jusqu’où ? » demandait Albert Jacquard. Avait-il raison de déclarer dans un entretien pour Paris-Match en 2009 : « Notre monde court à la catastrophe » ?

C’est la bonne question : ces protestations qui se multiplient, toutes ces revendications et toutes ces initiatives pour un vrai “changement” qui s’expriment dans chacun des domaines évoqués ci-dessus, apparemment dispersées, vont-elles restées indépendantes, ou bien peut-on espérer qu’elles mènent à une prise de conscience générale, qui va faire tache d’huile ?

Vont-elles converger jusqu’à débarrasser notre espèce de la dictature que la finance impose à son évolution et mettre, avant qu’il soit trop tard, l’économie au service des êtres humains et non plus l’inverse ?

 Faisons le point

C’est cette interrogation qui motive la plupart des réflexions que La Grande Relève s’efforce toujours de proposer à ses lecteurs.

Quel est l’état d’avancement vers l’économie des besoins qu’on peut constater ou pas, parmi les économistes, les écologistes, les politiques, les sociologues, les syndicats, etc.

Pour faire ce point, on pourrait suivre un certain ordre logique, commencer par les économistes.

Puis, comme la perspective de la COP 21 échauffe les esprits, il faudrait voir quelles sont les réactions des écologistes au dernier livre de Naomi Klein (cf le fil de jours de J-P Mon dans GR 1160) car il montrait clairement combien la poursuite d’un profit capitaliste continue à freiner toute décision commune qui pourrait être appliquée partout et de façon suffisamment efficace…

Et puis beaucoup d’ouvrages récents sur ce qu’est devenue la sociologie du travail méritent qu’on leur prête attention, ainsi qu’aux réflexions autour “du retour des communs”…

Mais l’actualité de la politique incite à souligner la violence du chantage exercé par la Troïka sur la Grèce pour forcer son gouvernement à prendre des mesures contraires aux engagements pour lesquels il a été récemment élu  ; tous les mensonges qui ont été diffusés à propos de la dette souveraine  ; la façon de présenter Tsipras comme un incapable pour qu’il renonce à consulter le peuple grec par référendum ; et maintenant tous les discours de responsables politiques, de journalistes, de chroniqueurs, de personnalités venues de partout et d’ailleurs pour pousser les Grecs, par la peur, à répondre oui. À l’heure où j’écris, j’entends dire que des sondages ont déjà fait pencher la balance en ce sens. On verra, dans quelques jours si c’est vrai.

Mais quel qu’il soit, ce vote sera lourd de conséquences. Car il est évident que la crainte de tous ces conservateurs, qui ne veulent rien lâcher d’une politique qui a visiblement échoué, est que l’exemple du pays où est née la démocratie soit suivi par d’autres. Il faudrait donc s’intéresser au mouvement Podemos qui a pris de l’importance en Espagne. Parce qu’il manifeste que le discours des élites politiques ne “prend” plus. Il faut comprendre la portée de cette déclaration de Pablo Iglesias : « nous sommes les 99%, nous ne sommes ni de droite ni de gauche, nous sommes ceux du bas contre ceux d’en haut et nous voulons savoir ce qu’ils répondent à la majorité des citoyens lorsqu’ils disent : il n’y a pas de démocratie parce que les banquiers gouvernent »…

Nous y reviendrons donc.

Mais en ces temps de désarrois politique et économique, les pages suivantes viennent à propos pour montrer à nos lecteurs que, de partout, se manifestent des analyses qui confortent les nôtres.


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