Conduire la grande révolution numérique
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Publication : juillet 2015
Mise en ligne : 3 novembre 2015
Voici la traduction, par Jean-Pierre Mon, d’un article de Max Saxer, directeur du Bureau Indien de la Fondation politique allemande Friedric-Ebert, intitulé “Shaping The Great Digital Transformation”, publié le 12 mai 2015 dans la revue numérique londonienne Social Europe.
Une crise profonde paralyse les sociétés occidentales. L’externalisation dans les économies émergentes des industries manufacturières peu spécialisées a créé un “précariat” [1] exclu de la vie économique, sociale et politique. Dans l’économie numérique, les classes moyennes, déjà sous la pression de salaires réels stagnants, craignent de subir le même sort. De plus en plus de personnes se demandent si la démocratie, dans sa forme actuelle, leur laisse encore quelque espoir ou si elle est en fait une des causes de leur impuissance.
On n’a pas fait grand chose pour mettre fin au casino capitaliste.
Sous la pression des marchés financiers, le “projet novateur” d’unification européenne menace maintenant de s’effondrer sous le poids de la politique économique menée par les institutions européennes, qui sont uniquement focalisées sur les mesures d’austérité imposées à des économies déjà affaiblies. Elles ont sapé le projet de contrat social européen. Ce qui n’empêche pas les apôtres du marché pur et dur de continuer à chanter les louanges de la théorie de l’offre, en ignorant délibérément que c’est la faiblesse de la demande globale qui est à l’origine de la crise.
Nos peurs et nos obsessions semblent contredire les manuels d’économie de l’Homo Economicus, (l’Être rationnel des économistes). Aurions-nous donc établi les piliers de l’ordre moderne – l’État, le marché, la démocratie – sur des hypothèses irréalistes concernant notre nature même ?
Les vieilles certitudes commencent à s’effondrer.
Numérisation, robotisation et intelligence artificielle modifient nos façons de travailler et de vivre. L’ingénierie génétique et les nanotechnologies sont en train de changer ce qui, aujourd’hui, reste encore un être humain.
La révolution des technologies de l’information a montré à quelle vitesse des innovations disruptives peuvent bouleverser des industries entières. La prochaine révolution industrielle naîtra peut-être, une fois encore, dans un garage. Déjà des outils numériques comme les imprimantes 3D nous permettent, d’un seul clic de souris, de fabriquer n’importe quoi, une tasse à café ou un organe vital…
La maison de demain sera un micro-atelier ou une micro-usine, tout comme les média “sociaux” se sont transformés en micro-radio ou en micro-télédiffuseurs.
Les développeurs, les fabricants, les vendeurs et les acheteurs sont d’ores et déjà connectés mondialement par « l’Internet des objets » [2].
L’économie politique de la révolution numérique
Ce développement est impulsé par des techno-utopistes qui considèrent la démocratisation des moyens de production comme le plus grand bond “émancipateur” de l’Histoire.
Venant de la Silicon Valley, un Nouvel Age du capitalisme éclate dans le monde, prêt à détruire toutes les anciennes structures qui lui font obstacle.
Ces techno-capitalistes sont guidés par une vision radicale, libertarienne [3], de l’accroissement de la puissance de l’homme grâce à la technologie. L’État, et plus généralement toute réglementation, est leur ennemi juré. Les règles, insistent-ils, sont créées uniquement pour renforcer l’économie politique existante, et donc pour étouffer l’innovation technologique et le progrès social.
Les “techno bienfaisants” méprisent eux aussi ce casino cynique qu’est Wall-Street, mais partagent la vision mondiale impitoyable de leurs ancêtres : « évolue ou meurs ! »
À l’autre extrémité du spectre, les visions du futur sont dominées par de sombres dystopies [4] (= contre utopies). Beaucoup ont compris que l’économie politique de demain serait aussi dominée par les intérêts du pouvoir politique. Google et autres ont montré comment le pouvoir pouvait être concentré, même dans un monde prétendument globalisé.
Avec le scandale de la NSA, on voit combien le vieux contrôle étatique se réveille. Les cyber-attaques constituent déjà des aperçus des guerres de demain.
Le fossé social entre ceux qui maîtrisent les techniques et ceux qui ne les possèdent pas continuera à s’élargir. Et si la numérisation commence à supprimer le travail des classes moyennes, qu’arrivera-t-il aux systèmes démocratiques construits autour de ces classes et soutenus par elles ?
La complexité croissante et l’interdépendance du monde globalisé limite nettement la possibilité des acteurs démocratiques d’influencer les décideurs politiques.
Avec les processus institutionnels de prise de décision restreints par les barrières fiscales, légales et idéologiques, les politiques progressistes sont de plus en plus remplacées par des politiques technocratiques.
Les jours de la République sont-ils comptés ?
Un nouvel empire ploutocratique est-il en train de se mettre en place ?
Comment changer ?
Certains croient que le changement est guidé par la “main invisible du marché”, oubliant comme par hasard que les révolutions industrielles du passé n’auraient jamais pu se réaliser sans l’injection massive de ressources publiques et sans contraintes.
D’autres veulent simplement que l’innovation technologique suive son cours, comme s’ils ne voyaient pas que son développement va trop souvent de pair avec l’expropriation, l’éviction et l’exploitation.
Tout changement fait des gagnants et des perdants. Les perdants sont quelques fois les vieilles élites dont le statut et les privilèges reposent sur le statu quo. Parfois, c’est la classe moyenne établie qui se sent menacée par l’émergence des gagnants du changement.
D’autres croient que le changement rapide des normes sociales met en danger leur identité. Les conflits provoqués par le changement sont souvent formulés en termes culturels, c’est-à-dire sous forme de conflits entre diverses religions, ethnies, races ou genres. Ce n’est donc pas une coïncidence si nous sommes en train d’assister dans le monde développé à la re-émergence du racisme, de l’islamophobie ou de l’homophobie.
Dans un tel environnement culturel, il est facile de fabriquer les boucs émissaires d’une prétendue décadence morale de la société et de profiter de cette indignation pour faire progresser ses intérêts politiques et économiques.
Qui plus est, les blocages politiques qui en résultent sont bénéfiques pour ceux qui ont à perdre dans un nouvel ordre.
En d’autres termes, le changement génère les forces qui lui résistent.
Le nouvel ordre n’émergera donc pas de lui-même mais de l’issue d’une lutte entre projets.
Le rôle historique de la social-démocratie
La dernière “Grande Transformation” a été essentiellement forgée par la social-démocratie.
Sur les bases d’un contrat social-démocrate, une architecture complexe d’institutions a été mise en place dans le but de maîtriser le capitalisme pour le bien de la société.
Sans la longue lutte centenaire entre le capital et le travail, ce contrat social complet n’aurait jamais été possible.
Aujourd’hui, la social-démocratie lutte pour mettre en forme la nouvelle grande transformation. Avec la disparition du prolétariat, le mouvement a perdu son “sujet historique”. Les organisations de masse social-démocrates, les partis politiques et les syndicats sont essentiellement des créations de la société industrielle centralisée, hiérarchisée et standardisée.
La notion même que nous avons de « faire de la politique », consistant essentiellement à établir des standards universels, n’est autre que le reflet du processus industriel de production.
Aujourd’hui, ces normes rigides ne sont plus de mise dans une société plurielle, décentralisée, différenciée, avec ses rythmes divers et ses modes de vie contrastés. Les réponses de la social-démocratie aux défis de l’âge industriel ne satisfont donc plus aux besoins et aux demandes de la société émergente. Par exemple, les systèmes de sécurité sociale conçus pour des emplois bien déterminés pour toute une vie, semblent aujourd’hui mal adaptés aux formes d’emplois hautement flexibles caractéristiques de l’économie post-industrielle. Autrement dit, les vieilles solutions ne sont plus suffisantes pour façonner la Troisième Révolution Industrielle.
Qui plus est, abandonné à lui-même, le vieux mouvement ouvrier n’est plus suffisamment fort pour mener la lutte contre le nouvel ordre. Il faut donc sceller de nouvelles alliances entre toutes les forces progressistes. La difficulté est de construire une plateforme sur laquelle des groupes hétérogènes, ayant souvent des intérêts divergents, pourraient unir leurs forces.
Ce qui implique qu’une coalition basée sur le plus petit dénominateur commun ne peut pas avoir une force politique suffisante pour lutter contre le nouvel ordre.
Dans cette lutte, le changement de discours est un facteur décisif.
Au cours des dernières décennies, les néolibéraux ont camouflé avec succès leur radicalisme de marché en le qualifiant « d’économiquement raisonnable et rationnel », ce qui leur a permis de présenter les travailleurs comme les défenseurs d’un statu quo qui mettrait finalement en danger leur survie économique.
Cet extraordinaire pouvoir de persuasion a non seulement survécu, mais il a aussi permis aux conservateurs de repeindre la crise financière en une crise de l’État-providence et ainsi de mettre en route la prochaine vague d’ajustements structurels sous la bannière de “l’austérité”. Ce qui montre que celui qui saura décrire la transformation numérique aura le pouvoir d’élaborer la trajectoire des politiques à venir pour des années.
Le nouveau combat : contrôler la Révolution Numérique
Il faut pour cela relever trois défis : définir de nouveaux paradigmes politiques, mobiliser une grande coalition sociétale et établir les bases d’un contrat social numérique, c’est-à-dire d’un projet progressiste adapté au nouvel âge.
Pour gagner le combat de la définition des nouveaux paradigmes, il faut une utopie réaliste et un changement de discours.
Pour mettre en place les changements politiques nécessaires à la maîtrise de la transformation numérique, il faut mobiliser une large coalition sociétale.
Et pour établir les fondations du contrat social numérique, il faut parvenir à de nouveaux compromis entre toutes les classes.
Pour mobiliser les masses, il faut leur offrir une nouvelle vision, Vous devez croire au changement (aux « lendemains qui chantent »).
Les utopies pratiques ont été une longue tradition de tous les mouvements progressistes, mais le discours TINA (= il n’y a pas d’alternative) a démodé la pensée utopique.
Il faut prendre conscience qu’aujourd’hui, dans toute l’Europe, l’absence d’alternative de gauche a ouvert la porte au populisme d’extrême-droite. Nous nous lamentons sur la vitesse à laquelle les “révolutions des fleurs” se sont désintégrées dès que le « dragon a été terrassé », ce qui, malgré les petits progrès qui avaient été effectués, a permis aux forces réactionnaires de revenir.
Pour former et maintenir une grande coalition sociétale, il faut donc une boussole qui indique la voie qui mène à un meilleur futur.
Mais, au moins, un espoir demeure : la recherche d’une alternative au radicalisme du marché a commencé. Sous des titres tels que “Industrie 4.0“, “Société à coût marginal nul” ou “Nouvelle donne verte”, des visions pratiques de la nouvelle économie sont présentées.
Ces modèles, quelque peu technocratiques, ont en commun leur foi en la technologie. Ils négligent souvent le coût social du changement techno-économique, les inégalités croissantes et l’exclusion.
Les modèles de “croissance inclusive” [5] prennent mieux en compte la justice sociale, mais ils ont souvent le défaut de se présenter comme les vieilles politiques de redistribution keynésiennes.
Plus intéressants sont les modèles qui ont pour objet une croissance verte socialement juste et résiliente. C’est sur ce dernier type de modèles que plus de 200 chercheurs asiatiques et européens se sont mis d’accord dans le cadre du projet “Economie pour demain“ soutenu par la fondation Friedricht-Ebert [6]. (Des modèles assez semblables ont été conçus par le PNUD, l’OCDE et même la Banque mondiale). En Allemagne, l’étude de l’impact de la numérisation sur le monde du travail est débattue au sein du groupe de réflexion “Arbeit 4.0”.
Des modèles théoriques bruts peuvent être utiles pour orienter les décisions des acteurs politiques qui souhaitent mettre en œuvre des politiques de transformation. Pour faire émerger une réelle volonté politique de changement, il faut mobiliser une large coalition sociétale.
Mais pour que des mouvements sociaux, dont les programmes et les intérêt divergent, puissent unir leur forces, il faut une plateforme commune. À quoi peut ressembler une telle plateforme ? Les chercheurs de « l’économie asiatique de demain » s’inspirent de la notion de « capabilités » [7] proposée par Amartya Sen [8]. C’est un compromis qui identifie les pleines capacités d’être, avec celles de faire ce que les individus ont des raisons d’estimer être à la fois les conditions et les buts du développement.
Cette approche réconcilie les notions libérales et l’idéal de justice sociale marxiste, comme le montrent les travaux de la philosophe Martha Nussbaum [9].
Socialement, ce serait un compromis entre les classes moyennes, qui demandent un ordre social basé sur le mérite, et la majorité de la population, qui espère progresser grâce à l’ascenseur social.
Économiquement ce serait un compromis entre l’innovation et les gains de productivité recherchés par le capital, et l’espoir de la classe ouvrière d’obtenir un travail décent grâce à une meilleure qualification. Dans l’économie de la connaissance du futur, l’approche « capabilités » est le principal facteur de croissance grâce au potentiel créatif, entrepreneurial et organisationnel de chaque individu.
« Pleine capacité pour tous » pourrait constituer la plateforme susceptible de fédérer un large spectre de groupes sociaux, allant des ouvriers aux entrepreneurs, des activistes de la société civile aux technocrates, des intellectuels progressistes aux groupes minoritaires.
L’utopie pratique de la « Bonne Société » avec les « capabilités » pour tous a besoin d’être plus élaborée pour constituer le nouveau discours opposé à celui des libertariens ou des néo-libéraux capitalistes.
Mais même sous sa forme balbutiante, ce discours permet d’établir des passerelles entre les diverses tribus progressistes et peut aider à mobiliser divers groupes sociaux.
Plus important encore, cette nouvelle architecture permet de rouvrir le débat sur les modèles politiques.
Ce qui constitue le premier pas pour préparer le terrain de la lutte qu’on doit engager pour le changement politique.
Un projet politique pour la société numérique
La mutation numérique fait apparaître un paradoxe troublant : alors qu’elle modifie radicalement nos façons de travailler, de vivre, de penser,… l‘essence du Politique reste inchangée.
Alors que les organisations, les institutions, les politiques élaborées pour l’âge industriel sont en train de disparaître, le concept progressiste de Politique en tant que combat antagoniste entre projets de société est plus que jamais à l’ordre du jour.
Ce dont on a besoin ce n’est rien moins qu’un nouveau projet progressiste pour l’âge numérique.
Il est plus que temps pour les “tribus” progressistes de tous bords de redécouvrir l’économie politique et les utopies pratiques, de s’unir et de se préparer à la lutte pour mettre en forme la révolution numérique.
Ce combat fera le monde de demain.
En résumé, la seule façon de maîtriser le conflit du changement est d’établir un contrat social basé sur des compromis incluant toutes les classes.
C’est le noyau de ce nouveau contrat social qui déterminera la “Bonne Société”.
[1] Néologisme sociologique qui désigne la nouvelle classe des travailleurs précaires.
[2] L’Internet des objets représente l’extension d’Internet à des choses et à des lieux du monde physique. Par exemple, la connexion de machines à des serveurs capables de les superviser. (Wikipedia).
[3] Ne pas confondre avec Libertaire ou Libéral. Le libertarianisme est une philosophie politique issue du libéralisme prônant, au sein d’un système de propriété et de marché universel, la liberté individuelle en tant que droit naturel. (Wikipedia)
[4] Contraire de l’utopie : la dystopie est une histoire se déroulant dans une société imaginaire difficile ou impossible à vivre, pleine de défauts, et dont le modèle ne doit pas être imité. Le livre de G. Orwell, 1984, présente un exemple parfait de dystopie.
[5] Une croissance inclusive = une économie à fort emploi favorisant la cohésion économique, sociale et territoriale.
[6] Fondée en 1925, la Friedrich-Ebert-Stiftung (FES) est la plus ancienne fondation politique d’Allemagne.
[7] Une “capabilité”, ou “capacité”, ou “liberté substantielle”1 est, suivant la définition qu’en propose Amartya Sen, la possibilité effective qu’un individu a de choisir entre diverses combinaisons de fonctionnements ; autrement dit c’est une évaluation de la liberté dont il jouit effectivement.
[8] Prix d’économie 1998 de la Banque de Suède.
[9] Martha Nussbaum est une philosophe américaine qui s’intéresse particulièrement à la philosophie antique, au droit et à l’éthique.