Mirage de la liberté


par  B. MALAN
Publication : 19 juin 1939
Mise en ligne : 14 juillet 2006

Nos camarades liront avec intérêt le bel article que nous adresse M. Bernard Malan, auteur du livre « La Religion du Bonheur », dont nous rendrons compte dans notre prochain numéro.

S’il est un bien dont la possession marque le privilège des démocraties, c’est la liberté dont on y jouit. Cette liberté constitue pour ainsi dire la raison d’être des régimes qui la protègent ; elle leur procure un incomparable prestige, et tout libéral s’effraye à l’idée de voir quelque jour s’évanouir la déesse adorée. A proportion, les dictateurs sont honnis qui la tiennent en mépris.

La liberté, il est vrai, est le seul qui subsiste des trois grands principes pour lesquels les peuples firent les révolutions. On sait, en effet, ce qu’il advint de la fraternité, qu’on prétendit instaurer en dressant la guillotine. Quant à l’égalité, elle fut la première victime de la liberté, de cette liberté « du renard libre dans le poulailler libre » dont on fit imprudemment présent aux hommes. Ils s’empressèrent d’en user pour se jeter sur les profits et les privilèges dans un mouvement de féroce égoïsme.

A ce jeu d’accaparements abusifs, la liberté perdit rapidement la pureté de son visage ; celui que nous lui voyons aujourd’hui ressemble fort peu au symbole qu’imaginèrent nos grands-pères, car il est singulièrement enlaidi de grimaces. Telle que nous la connaissons, cette liberté autorise de dangereux abus, ceux des trusts comme ceux des syndicats ; elle consacre le faste insolent des uns à côté de la misère des autres. Mais, si dégradée qu’elle apparaisse, si contrefaite qu’elle soit devenue, les masses, tant de droite que de gauche, n’en continuent pas moins de l’adorer, en vertu d’une sorte de fétichisme indéfectibIe.

Cependant, depuis la Révolution, les champions même les plus sincères de la liberté, ne furent pas sans s’alarmer des excès commis en son nom, et c’est pourquoi, au fur et à mesure que ceux-ci s’aggravaient, des lois restrictives furent décrétées, visant à limiter les abus. Ainsi s’organisa une sorte de course entre ces abus et leur limitation. Pour faire échec aux trusts, on institua le droit de grève. La spéculation fut soumise à certaines restrictions et formalités boursières. L’assurance ouvrière devint pour l’employeur une obligation. La cession des biens, par voie de négoce ou d’héritage, reçut le contrôle administratif, plus récemment, dans les rues, pallier aux encombrements, furent institués les « sens uniques » et les interdictions de stationnement. L’administration prétendit insinuer également son contrôle dans les affaires privées de l’industrie et du commerce, pour y faire figure d’associé exigeant et irresponsable. De nos jours, un propriétaire ne peut plus renvoyer un locataire comme il l’entend, ni un patron ses ouvriers. Un viticulteur n’a pas le droit de planter des vignes à son gré un ouvrier syndiqué ne petit changer de métier à son idée, et chacun sait que deux conjoints ne peuvent divorcer sans motifs légaux, etc...

A tout moment, en société, et de plus en plus, les individus sont donc contraints de réformer leurs projets, de refréner leurs désirs, de modifier leurs plans. De rigoureuses restrictions viennent constamment entraver leur libre choix. Or, c’est précisément dans l’exercice de ce choix que réside la liberté même. Et non seulement les restrictions légales s’y opposent, mais encore toutes autres sortes d’obligations sociales ou mondaines ; de préjugés et d’obstacles divers qui bornent à tout moment notre liberté. Chacun connaît les difficultés qui se dressent entre deux fiancés si les conditions optima de rang et de fortune ne conviennent pas. Nul n’ignore l’impuissance du jeune homme à trouver une situation s’il est dépourvu d’appuis et de relations ; bien souvent il lui faudra renoncer la carrière de son choix et accepter un métier pour lequel il n’a ni goût, ni aptitude.

Mais, parmi tous les obstacles qui s’opposent implacablement à l’exercice du choix, et ainsi mutilent les élans et les prédilections, il faut accorder le premier rang à ces fléaux que sont l’impécuniosité et l’absence de loisirs. En effet, quiconque a le désir d’entreprendre un voyage, de pratiquer un sport, de poursuivre des travaux d’érudition, s’il ne dispose ni de l’argent ni du temps nécessaires, doit y renoncer.

C’est pourquoi la liberté que peuvent connaître les déshérités est proprement dérisoire. «  Celui - disait Jaurès - qui est déprimé par la pauvreté et la faim, n’a plus sa liberté intacte  ». Car la liberté de s’inscrire au bureau de chômage et d’apprécier la misère est trop souvent, de nos jours, la seule dont jouissent des millions d’êtres sans travail.

Et l’ignorance n’est pas une entrave moins tyrannique ; car elle limite fâcheusement aussi le choix de celui qui en subit la rigueur restrictive en lui tenant fermée la porte miraculeuse du savoir et de la compréhension sans lesquels l’esprit n’est que dérision. Or, qu’est-ce qu’un homme privé d’intelligence sinon une sorte d’animal ne disposant que d’un choix dérisoire ? Par là, il est assimilable au ruminant. Louis Blanc avait bien raison de dire : « Ils parlent de liberté, et ils ne comprennent pas que l’ignorance et la misère constituent le plus dur de tous les genres d’esclavages ».

Ainsi, d’une part, cette liberté imprudemment offerte aux hommes s’est transformée pour nombre d’entre eux en une mortelle ennemie, vu les abus commis sous son couvert par des parasites et des profiteurs sans scrupules. Par ailleurs et dans le même temps, elle est devenue dérisoire pour certains autres du fait de son continuel rétrécissement.

En définitive, qu’attendaient de la liberté les citoyens du siècle dernier ? Le bonheur. Qu’en attendons-nous encore ? Toujours le bonheur. Mais celui qu’elle nous procure est singulièrement plus illusoire que réel.

Et pourtant, la privation éventuelle de cette liberté - si chétive ou abusive qu’elle soit devenue - nous apparait comme la négation absolue du bonheur, c’est-à-dire le malheur même. Car il nous reste du moins cette liberté chère entre toutes, de penser et de parler sans contrainte, qui apparaît si indispensable à notre dignité intérieure. Sans elle, c’en serait fait de la camaraderie et de la confiance amicale, que la crainte et l’ignominie de la délation ruineraient à jamais.

Mais cette liberté de conscience et d’expression qui nous apparaît, en démocratie, comme le bien suprême, n’est souvent ni appréciée, ni désirée dans les pays totalitaires où les individus abdiquent volontiers toute prétention de critiquer ou d’apprécier, en faveur des disciplines auxquelles ils se soumettent sans répugnance, pour si strictes qu’elles soient. Il ne nous est donc pas permis de décider si un Français, jouissant des libertés démocratiquea, est plus heureux qu’un Allemand sous la férule de son dictateur. Nous pouvons seulement supposer qu’un Français souffrirait abominablement en dictature tandis qu’un Allemand s’accommoderait sans doute du régime libéral. Et cela nous suffit à proclamer la primauté de ce dernier.

Mais si la crainte de perdre la liberté détermine chez nous une épouvante panique, on ne saurait dire qu’il s’y pratique un véritable culte de cette liberté, tant du moins que celle-ci n’est pas menacée. On se contente alors d’en profiter du mieux possible, sans pour cela la célébrer outre mesure. La liberté apparaît donc en somme comme un bien mésestimé dans le positif et apprécié seulement dans le négatif, c’est-à-dire lorsqu’on nous en a dépossédés.

De même, nous n’apprécions vraiment qu’en temps de guerre les bienfaits de la paix, étant inaptes à les savourer, lorsqu’ils nous sont donnés en partage. Parallèlement, nous n’apercevons le prix de l’équité que lorsque nous en sommes spoliés et que l’injustice nous frappe.

C’est pourquoi la possession de ces biens : liberté, paix, équité, ne nous exalte pas. Nous nous contentons d’en jouir statiquement et ne sommes prêts à entrer en émoi à leur sujet que lorsque l’angoisse nous étreint de les perdre. Ainsi, les démocraties se révèlent incapables de se donner un idéal, puisqu’elles ne savent pas s’enthousiasmer pour le biens auxquels elles tiennent par-dessus tout, mais seulement les pleurer lorsqu’on les leur ravit.

Toute autre est l’attitude des totalitaires, imprégnés d’un idéal de puissance, de plus grande puissance. On les voit, eux, animés d’un dynamisme impavide et travailler inlassablement à la réalisation du programme dressé, qui est de prestige et de gloire. Il est inutile d’insister, pour illustrer ce qui précède, sur les immenses travaux de réorganisation et de conquêtes accomplis par les Allemands et les Italiens et cela, sans or comme sans secours.

Pourquoi ce contraste entre l’indifférence des uns pour des biens cependant chéris, et l’enthousiasme des autres en faveur d’un idéal de puissance qui procède pourtant de l’erreur et même du crime, puisqu’il conduit la guerre ? Tout simplement parce que la conquête de la puissance s’accompagne de progrès visibles, contrôlables et rapides et que chaque nouveau progrès conduit à un palier d’où les foules voient approcher le but solidairement poursuivi. Ainsi, leur impatience et leur dynamisme trouvent-ils un aliment constant dans l’oeuvre à laquelle il leur est prescrit de se dévouer et qui est de perfectionner sans relâche l’instrument de force à édifier.

Au contraire, la liberté - nous l’avons vu - a cessé de s’accroître en qualité comme en prestige, pour se rétrécir sans cesse sous la pression des lois limitatives. La paix, elle, n’a jamais pu trouver son perfectionnement que dans celui des armements au moyen desquels il convient d’intimider l’adversaire ; comment enthousiasmer les masses pour un bien qui ne s’affermit que dans l’épanouissement de son contraire ? L’équité, enfin, dans la civilisation que nous connaissons, étant basée sur un principe de profit, égoïste mais légitimé, n’est susceptible que d’un perfectionnement très lent et peu appreciable dans les limites d’une génération, en admettant même qu’elle soit perfectible.

Si donc il apparaissait souhaitable de rendre l’enthousiasme aux foules démocratiques de façon à leur donner la force de résister à l’élan inverse des totalitaires, il faudrait trouver à leur proposer un idéal également susceptible de progrès observables, afin de susciter chez elles l’esprit de solidarité, de dévouement et de sacrifice sans lesquels rien de grand ne saurait s’accomplir.

Visant cette fin, il faudrait dénoncer tout d’abord l’erreur majeure commise lorsque - en dépit de la logique - la liberté, la paix et l’équité sont proposées aux peuples démocratiques comme des buts propres à être magnifiés. En réalité, ce ne sont pas des buts, ce ne sont que des moyens.

En effet, pourquoi les hommes désirent-ils jouir de la liberté ? Pour être heureux. De la paix ? Pour être heureux. De l’équité ? Pour être heureux. Ainsi de tout. Chaque fois qu’ils aspirent à l’acquisition d’un bien quelconque, c’est dans l’espoir d’accroître leur bonheur. Mais ils ne le savent pas.

De ce qui précède, il est permis de conclure que le seul but vraiment rationnel et magnifique qui puisse être proposé aux hommes, c’est le bonheur. Mais ceux-ci ne l’ont pas compris. Pour avoir coupablement abandonné les admirables recherches entreprises par Aristote et Epicure touchant la découverte des lois du bonheur, ils en sont encore à ignorer quel est le but que véritablement ils poursuivent. Et c’est pourquoi dans leur aveuglement et leur désarroi, ils se découragent ou s’irritent, se désespèrent ou se révoltent. Car ils sentent confusément que ce bonheur est réalisable, qu’il est même à leur portée et qu’ainsi ils pourraient en exiger le partage, si seulement ils savaient où il se trouve et comment l’atteindre.

Et par bonheur, il faut entendre bonheur collectif : « le plus grand bonheur du plus grand nombre », suivant la belle formule de Bentham. Mais de ce bonheur-là les démocrates ne se souviennent pas, car on ne les a accoutumés qu’à la poursuite de profits personnels. Collectivement, ils ne savent travailler qu’à écarter du mieux possible les fléaux lorsqu’ils les assaillent, à résoudre au jour le jour les problèmes sociaux ou politiques qui se posent, et cela avec le minimum de dérangements et d’efforts comme avec le maximum de disputes parlementaires. Ainsi se sont-ils résignés à pratiquer à la petite semaine une misérable politique de moindre malheur qui, par son étroitesse et son statisme, interdit tout progrès appréciable et vivifiant.

Bien au contraire, si l’humanité prenait enfin la résolution de se donner pour but le bonheur universel, c’est dans un délirant enthousiasme que les hommes de pensée et de science se rassembleraient pour entreprendre l’œuvre de rénovation totale devenue nécessaire. Car ce ne serait plus pour perfectionner leurs instruments de mort que les ingénieurs seraient convoqués, mais pour imaginer enfin les systèmes les plus propres à dispenser le bonheur, c’est-à-dire la vie même.

Les psychologues, les sociologues, les éducateurs, les médecins, les urbanistes, les techniciens - réunis - auraient tôt fait de discerner que tout est à refaire dans notre triste civilisation - fondée sur les accaparements égoïstes - pour y faire régner le bonheur unanime. Car celui-ci ne saurait s’organiser et s’épanouir que dans la bienveillance et grâce au partage équitable des biens disponibles.

Quels admirables plans seraient alors élaborés par cette élite de penseurs et d’inventeurs pour reconstruire le monde sur de nouvelles bases, cette fois fraternelles ! Avec quelle attention passionnée les peuples n’assisteraient-ils, pas à l’édification des nouvelles cités où toutes choses seraient désormais organisées en vue du bonheur humain. Quelle ne serait pas leur délivrance de sentir enfin s’apaiser en eux les épouvantes et les haines qui les tourmentent depuis le fond des siècles et qui toujours les condamnèrent à consacrer aux œuvres de guerre et de destruction, le meilleur de leurs énergies et de leurs efforts !

Débarrassés de ce tyrannique et criminel esclavage, les hommes pourraient alors reprendre les admirables travaux des Hellènes visant la découverte du « souverain bien », c’est-à-dire des lois du bonheur. Une fois celles-ci découvertes, il resterait à leur assortir des règles de vie devant permettre aux hommes de vivre collectivement heureux, comme ils le désirent désespérément. Ainsi s’édifierait, dans la science et la sagesse, ce code du bonheur qui fit toujours si tragiquement défaut aux êtres et aux peuples. Grâce à lui, l’apaisement succéderait au tourment, la stabilité à l’incertitude ; car ce code contiendrait toutes les prescriptions nécessaires quant à la conduite individuelle et sociale et proposerait enfin les disciplines qui - volontairement acceptées - assureraient désormais le bonheur de tous par le perfectionnement de chacun.

A mesure qu’ils sauront mieux se désaltérer aux sources inépuisables du bonheur, les hommes sentiront peu à peu s’étancher la soif de liberté qui les altère encore. Ils connaîtront alors que cette soif leur vient d’un mirage trompeur, d’un mirage emprunté à quelques illusions à vrai dire périmées.

Car, en vérité, qui est heureux est libre.


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