Les ingénieurs sur le fil du rasoir

RÉFLEXIONS SUR LE TRAVAIL
par  P. VINCENT
Publication : octobre 2004
Mise en ligne : 5 novembre 2006

Dans la revue des Ingénieurs sans frontières, était posée récemment la question de la possibilité pour un ingénieur d’exercer pleinement ses droits et devoirs de citoyen, dans la mesure où sa liberté se trouvait limitée par l’obligation de loyauté envers son entreprise. Paul Vincent leur a répondu par un message dont voici l’essentiel :

Quelques éléments de réponse à cette question figuraient dans le cahier « emploi » de « Libération » daté du lundi 5 juillet : en France, si un salarié refuse de garder le silence sur des pratiques financières douteuses, un risque sanitaire ou une quelconque infraction à la loi, que cela soit fait de façon respectueuse en passant par la voie hiérarchique ou que ce soit par une dénonciation urbi et orbi, il s’expose sûrement à être licencié, ou bien « placardisé » puis, par diverses méthodes, contraint de donner sa démission, une solution plus économique et moins risquée que son licenciement, encore que les Prud’hommes soient souvent compréhensifs vis-à-vis de l’employeur qui licencie.

C’est ainsi que les dommages sanitaires causés par une importante société d’équarissage furent reconnus et sanctionnés par de lourdes amendes devant le tribunal correctionnel de Vannes, mais que le licenciement de Francis Doussal, le chef de fabrication qui avait eu le courage de les révéler, a par ailleurs été validé pour « abus de liberté d’expression ». Parmi les « valeurs » défendues en d’autres occasions par les Prud’hommes figurent aussi le « devoir de confidentialité » et le « lien de subordination ». Dans un contexte de guerre économique, les accusations des Prud’hommes sont parfois assez voisines de celles des Tribunaux Militaires.

Même iniquité de notre système judiciaire à l’égard de Robert Prigent, un capitaine de navire pétrolier licencié et jamais réintégré malgré de multiples procès : il s’était permis d’alerter la hiérarchie de Total sur ce qu’il qualifiait de prises de risques inconsidérées, lesquelles ont effectivement conduit à des catastrophes et coûté des milliards à la collectivité.

Il y a aussi André Cicolella, viré du jour au lendemain pour avoir en 1994 attiré l’attention de l’Institut National de Recherche et de Sécurité pour la prévention des accidents du travail (INRS) sur les dangers des éthers de glycol. Au vu de la réglementation bénéfique pour la santé de son prochain qui en est résultée, celui-ci déclare néanmoins ne rien regretter en ce qui concerne son propre sort et être « satisfait d’avoir bien agi ».

Il existe encore des gens comme cela.

Mais pour ceux qui n’ont pas une vocation de kamikaze, il n’est en France pas d’autre solution que l’indiscrétion prudente et la fuite bien orientée, c’est-à-dire de s’en remettre au Canard Enchaîné pour défendre l’intérêt public, ce dont celui-ci s’acquitte d’ailleurs fort bien. Aux États-Unis, on semblerait au contraire s’engager dans un système encourageant ouvertement la délation. Il est vrai que, tout y étant privatisé, un intérêt privé ne s’y oppose pas à l’intérêt général, dont tout le monde se fiche autant que chez nous, mais à d’autres intérêts privés, donc respectables, et qui savent se faire respecter. Et après un certain nombre de scandales ruineux pour les actionnaires, comme dans l’affaire Enron, ceux-ci ont compris qu’ils auraient peut-être intérêt à ce que d’éventuelles malversations ou imprudences leur soient connues le plus tôt possible.

Lorsqu’il y a 50 ans je suis entré chez l’équipementier automobile Ferodo, devenu depuis Valeo, j’ai moi-même vécu sans m’en rendre compte l’occultation longtemps entretenue de la dangerosité de l’amiante présente dans nos usines sous toutes ses formes, et particulièrement sous forme de poussière dans les ateliers de façonnage. Ceux-ci furent quand même équipés peu à peu de systèmes d’aspiration et de filtres, mais on était encore loin du luxe de précautions pris aujourd’hui pour le désamiantage, qui est devenu une nouvelle source d’importants profits : « pollueurs » ou « dépollueurs », même combat !!.

… En situation de guerre économique, on ne tolère pas non plus les objecteurs de conscience. Quelle leçon pourrait-on en tirer ? C’est que, contrairement au credo ultra-libéral, l’intérêt général n’étant pas la somme des intérêts particuliers, seuls des États suffisamment forts, c’est-à-dire plus forts en tout cas que les lobbies, pourraient arriver à faire prévaloir l’intérêt général. Au début de l’an 2000, dans un entretien télévisé entre Pierre Bourdieu et Gunter Grass, je me souviens qu’ils se trouvaient d’accord pour traiter les ultra-libéraux de « nouveaux anarchistes ». Et à la même époque, Maurice Allais (Mines de Paris 1933 et Prix Nobel d’Économie 1989) écrivait aussi dans Le Figaro : « Cette évolution s’est accompagnée d’une multiplication de sociétés multinationales ayant chacune des centaines de filiales, échappant à tout contrôle, et elle ne dégénère que trop souvent dans le développement d’un capitalisme sauvage et malsain. Au nom d’un pseudo-libéralisme, et par la multiplication des déréglementations, s’est installée peu à peu une espèce de chienlit mondialiste laissez-fairiste. »

Bien cordialement.


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