La révolution numérique : émancipation contre domination. La prise de conscience.
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Publication : juillet 2017
Mise en ligne : 15 novembre 2017
Le mouvement social tarde à analyser en profondeur les bouleversements majeurs que « la révolution numérique » entraîne dans l’organisation de nos sociétés. Comme il avait tardé à anticiper l’impact de la crise environnementale devant le déni des lobbies industriels et financiers. Mais cette fois le libéralisme, dès l’origine, a su canaliser à son profit les avancées des technologies numériques, y voyant la perspective de nouveaux marchés planétaires, l’opportunité d’une réduction et d’une précarisation massives des emplois, avec l’assurance d’un renforcement de sa domination.
Les témoignages de cette emprise fourmillent. Ainsi, cette annonce pleine page (4ème de couverture) répétée de nombreuses fois dans le journal l’Humanité au dernier trimestre de 2016, avec la volonté de promouvoir les logiciels libres en dénonçant les géants du web, avant-gardes du capitalisme dans l’avancée numérique (illustrations ci-après). De son côté, le quotidien économique libéral Les Echos.fr vante chaque jour les initiatives que permet le développement de l’économie numérique, quitte à englober les perversions de l’économie collaborative (notamment celles de plateformes en ligne telles que Uber, Airbnb...), voire à fustiger de timides tentatives de leur règlementation. Et puis, ceux qui ont vu le dernier film de Ken Loach « Moi, Daniel Blake », ont pu mesurer à quel point la numérisation des relations entre citoyens et institutions conduit à un système kafkaïen pour les femmes et les hommes laissés au bord du chemin.
- Journal l’Humanité des 14 au 16 octobre 2016, 2 au 4 décembre 2016 et 9 au 11 décembre 2016 (exemples)
Cependant, c’est peut-être l’irruption des propositions de Benoît Hamon dans la campagne électorale pour les primaires du Parti socialiste, en janvier 2017, en vue de l’élection présidentielle à venir, qui réveillera en France le débat citoyen. En associant dans son programme la réduction du temps de travail et le versement d’un revenu de base (à terme universel), pour parer à la perte anticipée de nombreux emplois due à la révolution numérique, Benoît Hamon avance opportunément une argumentation qui n’est pas nouvelle. Mais que les médias cristallisent sur la question du revenu de base et son financement a suffi à faire émerger celle de la révolution numérique, au moins pour un temps et seulement dans ses conséquences sur l’emploi. Les implications sont en effet bien plus vastes et nous allons tenter d’en éclairer quelques-unes. En observant déjà que plusieurs des forces politiques en campagne incluent désormais un chapitre consacré au numérique dans leur programme.
La révolution numérique prolonge un droit social
Pour Pierre Musso [1], « Ce que l’on appelle « révolution numérique » est en fait l’informatisation généralisée de la société et sa mise en réseau ». Cette rencontre de l’informatique et des télécommunications a donné naissance à Internet puis aux « réseaux sociaux », dont l’accès est devenu un besoin social, reconnu comme un droit fondamental par les Nations-Unies en 2012 [2]. En France, le droit d’accès à l’information s’inscrivait déjà dans la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 » (dans laquelle il découle de l’article 11) [3]. Sous cet angle de la démocratie, comme le mentionne Pierre Musso, la domination de quelques grands groupes américains sur la chaîne des dispositifs techniques (logiciels, serveurs, moteurs de recherche, systèmes d’exploitation et réseaux sociaux) et la régulation d’Internet associée au gouvernement des États-Unis, alors qu’elle devrait faire l’objet d’une gouvernance multilatérale exercée par les Nations Unies à travers l’Union internationale des télécommunications, sont particulièrement menaçantes pour les libertés individuelles et le respect de la vie privée.
Par ailleurs, à l’échelle planétaire, la « fracture numérique » reste profonde. Ainsi, 4 milliards d’individus sont privés d’accès à Internet (dont près de 1/2 milliard vivent dans des zones à l’écart des ondes de téléphonie mobile). De plus, certains États autoritaires en limitent ou en interdisent l’accès. Une communication d’Amnesty International [4] révèle que la Chine subordonne l’entrée de certaines des GAFA [*] californiennes sur son territoire à un accord de censure et de surveillance des opposants au régime, avec l’argument d’une légitime cyber-souveraineté. On voit mal les dites entreprises résister longtemps, au nom de la liberté (celle aussi d’ouvrir « des temps de cerveaux disponibles » au consumérisme !), à l’appel d’un marché aussi gigantesque pour venir y concurrencer les géants locaux.
Les considérations précédentes font apparaître une contradiction majeure entre la légitime revendication d’un droit d’accès à l’information en ligne et le risque d’un encadrement des populations par les détenteurs aussi bien du pouvoir politique que du pouvoir économique. Une contradiction qui ne peut être résolue que par un contrôle démocratique des réseaux, dont la conquête ne sera possible que par la lutte politique et sociale. Une lutte que l’économiste et essayiste Jeremy Rifkin [5] juge caduque dans sa révélation d’un « pouvoir latéral » qui résulterait de la « troisième révolution industrielle », dépassant « le clivage droite/gauche » ! Nous y reviendrons.
La révolution numérique et l’emploi
C’est évidemment la première préoccupation sur laquelle s’appuient les candidats en campagne électorale qui abordent l’économie numérique. L’hypothèse générale, qui repose sur l’observation de la décennie écoulée, est qu’il faut s’attendre à une réduction massive des emplois, bien que [**] la controverse soit vive quant à l’ampleur du phénomène, sur une période qui reste floue (sans doute quelques décennies), contribuant à rendre l’avenir très incertain, en admettant néanmoins qu’une partie des pertes sera compensée par la création de nouveaux emplois, plus qualifiés et/ou plus précaires, impossible à chiffrer.
Une étude de l’Université d’Oxford [6] fit grand bruit en 2013, établissant que 47% des emplois étaient menacés aux États-Unis par la numérisation de l’économie, dès lors que 70% des tâches qui les constituent sont automatisables. En conservant le même critère mais en détaillant l’organisation spécifique de chaque métier, l’OCDE [7] [8] ramène l’estimation à 9% en moyenne au sein de l’organisation, la France se situant au voisinage de la moyenne. Poussant plus loin l’analyse, en posant cette fois que le risque de disparition d’un emploi survient lorsque 50 à 70% des tâches sont automatisables, il faut s’attendre alors à 30% des emplois menacés au sein de l’OCDE, la France se situant là encore au voisinage de la moyenne. Le risque est nettement plus élevé pour les travailleurs les moins qualifiés : 40% pour ceux qui ont un niveau inférieur au second cycle du secondaire, contre 5% pour les titulaires d’un diplôme universitaire. Le rapporteur souligne que ces estimations ne sont pas fatales car « les politiques qui seront mises en œuvre auront un rôle important sur l’impact final des évolutions technologiques ». Il rappelle que ces estimations se situent dans une organisation du travail reposant encore aujourd’hui essentiellement sur le salariat et note que dans une évolution vers le travail indépendant, permise par le numérique, « un nombre croissant de travailleurs risquent de se retrouver exclus des conventions collectives » ou de l’assurance chômage.
C’est bien ce projet de régression sociale que tend à promouvoir « le capitalisme cognitif », comme le désigne l’économiste Yann Moulier Boutang [9] , si les travailleurs et les citoyens ne s’emparent pas résolument du sujet. Dans le cadre d’un séminaire « Big data et emploi » organisé par Yann Moulier Boutang en janvier 2016 à l’UTC de Compiègne, Bruno Teboul [10] présenta une analyse fine et étendue de l’évolution des enjeux et des emplois dans la « seconde vague du numérique ». S’appuyant notamment sur les données convergentes de différents organismes, reprises dans les médias économiques (outre l’étude de l’Université d’Oxford citée plus haut, l’Institut Bruegel, une étude de la société anglaise Nesta, le cabinet de conseil français Roland Berger), l’auteur éclaire la fragilisation de l’organisation socio-économique actuelle. À noter également un appel à contributions lancé par la Revue française des affaires sociales, sous le titre Le Big data et la protection sociale, pour un prochain numéro, qui confirme l’actualité pressente du thème [11].
On comprend immédiatement que les propositions politiques pour assurer l’emploi face à l’extension inéluctable et peut-être « barbare » (allusion au slogan d’un groupement français de start-up : « Les barbares attaquent ! Aucune filière n’est épargnée » [12] [13]) des technologies numériques distinguent fondamentalement, à droite, ceux qui aggravent la situation sociale en bétonnant un modèle de société tourné vers la croissance capitaliste et en encourageant les « immenses opportunités » offertes par cet « hyper capitalisme » (autre appellation) et, à gauche, ceux qui cherchent les voies d’une nouvelle organisation économique et sociale respectueuse des travailleurs, des populations et de la planète, avec notamment le développement d’une réelle économie collaborative, la mise en commun des ressources numériques et la réduction significative du temps de travail. La discussion des projets interroge inévitablement le sens du travail, évitant ou non la confusion entre travail et emploi, un sujet largement débattu dans la Grande Relève et sur lequel nous ne reviendrons pas ici.
Jeremy Rifkin et l’illusion de dépasser le capitalisme
Pour Jeremy Rifkin, la troisième révolution industrielle annonce la fin du capitalisme [14] ! On peut comprendre que Télérama [15] s’enthousiasme en titrant « On l’appelait capitalisme » un article prolongeant un entretien avec Rifkin, dont le journaliste rapproche les analyses de celles de l’économiste Thomas Piketty (Le Capital au XXIe siècle), de l’anthropologue David Graeber (Dette, 5000 ans d’histoire) et de l’historien Jérôme Baschet (Adieux au capitalisme), mais gageons que le capitalisme ne craint guère la révélation d’une sempiternelle « troisième voie » pour l’organisation de la société. Jérémy Rifkin clame ainsi : « Nous avons coutume de penser qu’il n’y a que deux moyens d’organiser l’économie : le marché capitaliste et l’Etat. (...) Nous oublions le troisième moyen, bien réel (...) « les communaux collaboratifs », une forme d’organisation sociale fondée sur l’intérêt de la communauté plutôt que sur celui des particuliers, dynamisée par les réseaux sociaux ».
Lui aussi oublie un peu vite que c’est justement cette organisation sociale, probablement déjà celle des chasseurs-cueilleurs, que la civilisation occidentale s’est évertuée à réduire, dès le néolithique [16] [17], pour aboutir au capitalisme. Oubliée également la période historique des « enclosures » (à partir du XVIe siècle en Angleterre et du XVIIIe siècle en France), qui a concrétisé plus violemment cette volonté d’appropriation privée de ressources communes, que la Révolution française, dominée par la bourgeoisie, a largement sanctuarisée dans notre pays. Cet épisode des enclosures est souvent considéré comme une étape marquante vers le capitalisme et on l’évoque volontiers aujourd’hui pour régénérer l’idée de « communs » en valorisant l’appellation plus nouvelle « d’économie collaborative ».
Le libéralisme, au-delà des plateformes numériques bien connues du grand public, intègre déjà le vocabulaire et les formes collaboratives aux pratiques des grandes entreprises capitalistes. Ainsi, IBM [18], en inaugurant le 16 janvier 2017 à Munich son centre mondial Watson IoT (Internet of things / Internet des objets), dédié à l’intelligence artificielle pour l’industrie, a-t-il prévu d’accueillir sur place en permanence des équipes de ses clients : « Nous avons (...) la volonté d’en faire un laboratoire de co-création. (...) Nous voulons développer une notion d’écosystème unique, où les entreprises auront un accès permanent à toutes les ressources de Watson, mais pourrons aussi travailler ensemble pour accélérer le développement de leurs offres », explique le directeur du centre. Sont déjà sur les rangs : BMW, BNP Paribas, Capgemini, Tech Mahindra (groupe indien de services informatiques). La SNCF commence également à utiliser Watson Iot pour récolter et analyser les données des capteurs installés dans les trains et les gares, notamment dans un but de maintenance.
Pour Jeremy Rifkin [5], « les grandes révolutions économiques de l’histoire ont lieu lorsque de nouvelles technologies de communication convergent avec de nouveaux systèmes d’énergie ». L’auteur définit cinq piliers de la troisième révolution industrielle : « (1) le passage aux énergies renouvelables ; (2) la transformation du parc immobilier (...) en microcentrales énergétiques (...) ; (3) le déploiement de la technologie de l’hydrogène et d’autres technologies de stockage (...) des énergies intermittentes ; (4) l’utilisation de la technologie d’internet pour transformer le réseau électrique (...) en inter-réseau de partage de l’énergie (...) ; (5) le changement de moyens de transports par passage aux véhicules électriques à recharger ou à pile à combustible ». Selon lui, « Un changement profond de l’organisation même de la société est [déjà] en cours : nous nous éloignons du pouvoir hiérarchique et nous nous rapprochons du pouvoir latéral ».Un article de Reporterre [19] illustre une certaine réalité des promesses précédentes, en évoquant l’expérience d’une association qui se veut « un outil de réappropriation collective de productions locales d’énergie ».
- Illustration reprise de Reporterre,
numéro du 10 février 2017
Du côté de La Rochelle, des citoyens « lambda » retraités, motivés mais pas spécialistes de l’électricité et encore moins de sa production, se joignent à un ingénieur qui a participé à la création et présidé la coopérative Enercoop en Bretagne avant de prendre sa retraite, ainsi qu’à un éleveur laitier qui a monté un projet de méthanisation pour mutualiser les déchets agricoles des agriculteurs locaux afin de produire électricité et chaleur, avant d’abandonner son métier d’agriculteur pour se consacrer à son projet. « Au fil de leur avancée, deux questions principales finissent par se poser : quelle solution technique de méthanisation choisir et comment la financer ? ». Ils opteront pour la production de gaz injecté directement sur le réseau urbain. La question du financement est plus difficile à résoudre, les partenaires qui se présentent voulant s’assurer de la maîtrise et de la rentabilité de l’opération. C’est le mouvement Énergie partagée [20] (qui repose sur deux structures complémentaires : une association de promotion et d’animation, et un outil d’investissement citoyen) qui a finalement accompagné le projet. L’article donne de nombreuses informations qui crédibilisent la démarche mais montrent en même temps que celle-ci s’apparente à une réelle aventure industrielle.
Sans nier l’intérêt de ces constructions sociales lorsque les citoyens en acquièrent la maîtrise, celles-ci laissent néanmoins au capitalisme des opportunités d’adaptation, lorsqu’il s’agira de passer à plus grande échelle, pour drainer un profit tiré de la richesse énergétique produite, même lorsque le mode de production lui échappe. En effet, en l’absence de service public, lequel devrait être largement décentralisé, se posent rapidement aux citoyens les impératifs de compétences techniques, d’abord dans le domaine énergétique (nécessité de formations, y compris de haut niveau résultant notamment d’activités de recherche, permettant d’intégrer des technologies de plus en plus complexes), sans omettre les connaissances réglementaires en constante évolution. Des exigences de même importance dans les technologies numériques devront accompagner le développement d’un réseau intelligent d’échange de l’énergie produite. Enfin se pose la question du financement, même si une épargne citoyenne locale et vertueuse peut être mobilisée, ce serait bien le rôle d’une banque publique de financement d’attribuer les moyens.
La lutte politique pour un nouveau développement de services publics contre l’emprise libérale garde donc toute sa pertinence. Quant aux réseaux sociaux, un autre paramètre du pouvoir latéral que retient Jeremy Rifkin, ils ont, me semble-t-il, toujours existé, mais changent aujourd’hui d’échelle, dans l’espace et dans le temps, avec de nouveaux outils. Un changement d’échelle qu’il faudrait garder à hauteur d’homme, en le délivrant lui aussi de l’hégémonie capitaliste (celle des GAFA).
Bernard Stiegler et la disruption à l’écart du mouvement politique ?
Le philosophe Bernard Stiegler avance une analyse alarmante des conséquences de l’entrée de notre société dans l’ère numérique sous domination capitaliste mais témoigne en même temps de sa confiance dans la capacité des citoyens à inventer de nouvelles constructions socio-économiques. L’approche politique est sans concession, comme le confirment ses multiples participations aux débats reproduits dans le journal l’Humanité [21]. Pourtant, son action se situant par nécessité dans le champ institutionnel et s’appuyant sur les sciences humaines, elle semble en fait se développer à l’écart du mouvement politique.
Bernard Stiegler [***] fut parmi les premiers à appréhender les conséquences de la troisième révolution industrielle, qu’il resitue brièvement dans la chronologie historique [22] : « Au XIXe siècle, la machine-outil a permis au capitalisme de réaliser d’énormes gains de productivité en ne redistribuant les richesses produites qu’à la bourgeoisie. La deuxième est incarnée par le taylorisme et le travail à la chaîne, qui a en partie bénéficié à la classe ouvrière puisqu’il fallait que les salariés consomment les biens produits pour développer des marchés de masse [le « fordo-keynésianisme » de Henri Ford et John Maynard Keynes]. La troisième vague d’automatisation ne repose pas seulement sur les robots mais sur les données que nous produisons, notamment avec nos smartphones ». Tous les métiers seront bouleversés : « Les camions sans chauffeur sont déjà sur les routes dans le Nevada et bientôt en Allemagne. L’intelligence artificielle va pouvoir remplacer les juristes qui travaillent sur dossiers. [etc.] ». Bernard Stiegler rappelle que Karl Marx en avait fait l’hypothèse : « Et si tout était automatisable ? » dans « Fondements de la critique de l’économie politique » (Grundrisse, 1857-1858). Se référant aux estimations des pertes d’emplois les plus pessimistes citées plus haut, voire les dépassant, Stiegler estime que « Si rien ne change, dans certains territoires, 80 à 90 % des moins de 25 ans n’auront bientôt plus aucune perspective ».
Au saccage de l’emploi s’ajoutent donc les conséquences de l’exploitation des données que nous fournissons aux algorithmes dont la maîtrise par le libéralisme renforce son pouvoir économique et politique sur la société, via l’intégration des industries de la communication, de l’information, de la culture, et en poussant à une « réticulation » toujours plus accomplie de la société. Cette mise en réseau pourrait contribuer à un renforcement de la solidarité pour résister : on nous l’a laissé croire lors des « révolutions arabes » et on évoque souvent sa capacité à créer du « commun » ou, comme on l’a vu, du « pouvoir latéral » selon Jeremy Rifkin. Mais elle aboutit plus sûrement à un enfermement de la diversité et de la liberté, vers cette société que nous prédisait Georges Orwell [23] [24], si on ne parvient pas à en démocratiser la maîtrise. Pour Bernard Stiegler [25], la rencontre de ces mécanismes avec les limites de l’anthropocène [26] [27] et les risques technologiques imposés à la société constitue une « disruption » majeure : « Pour les seigneurs de la guerre économique, dans la disruption, qui est un phénomène d’accélération de l’innovation, il s’agit d’aller plus vite que les sociétés pour leur imposer des modèles qui détruisent les structures sociales et rendent la puissance publique impuissante. C’est en quelque sorte une stratégie de tétanisation de l’adversaire ». Laissant les individus et les groupes totalement désemparés, c’est « la concrétisation de ce que Nietzsche décrivit comme la « croissance du désert nihiliste » ». Une nouvelle « stratégie du choc » qui, pour les « 100 barbares » (allusion au groupement de start-up évoqué précédemment), devrait « remettre la France en mouvement », en s’adaptant.
L’ouvrage de Bernard Stiegler est difficile, mêlant philosophie, psychologie, physique (notion d’entropie), écologie, dérives libertariennes vers le transhumanisme... pour analyser « l’absence d’époque » dans laquelle le capitalisme nous installe, avec le risque de « prolétarisation généralisée ». Quelqu’un peut-il vivre une absence d’époque ? Voilà en tout cas comment Stiegler rapporte les propos de Florian, un jeune homme de 15 ans : « Vous ne vous rendez vraiment pas compte de ce qui nous arrive. Quand je parle avec des jeunes de ma génération, (...) ils disent tous la même chose : on n’a plus ce rêve de fonder une famille, d’avoir des enfants, un métier, des idéaux, comme vous l’aviez quand vous étiez adolescents. Tout ça c’est fini, parce qu’on est convaincu qu’on est la dernière, ou une des dernières générations avant la fin » !
Il ne s’agit pas pour le philosophe de seulement analyser et dénoncer. Il tente aussi d’explorer de nouvelles médiations socio-économiques à l’écart du pur militantisme. Bernard Stiegler a mis en place trois organisations [28] : l’association Ars Industrialis, sur le territoire de Plaine-Commune (Seine-Saint-Denis), en 2005 ; l’Institut de recherche et d’innovation (IRI), au Centre Georges Pompidou, en 2006 ; et l’École de philosophie d’Épineuil-le-Fleuriel (Cher), Pharmakon.fr, en 2010. Ces trois bases ouvrent à la formation philosophique, à la réflexion sur tous les thèmes de la disruption et les moyens de la contrarier, ainsi qu’à l’expérimentation. Des lycéens locaux, des étudiants et des intellectuels (doctorants, chercheurs et praticiens) de tous pays y participent, via notamment un déploiement efficace des techniques numériques !
Nous nous attardons ici uniquement sur l’expérimentation, qui a débuté en 2016 pour une durée de dix ans, sur le territoire de Plaine Commune (9 communes), « à la croisée de contradictions », dans un cadre institutionnel, c’est-à-dire avec l’engagement notamment de responsables politiques de différentes tendances élus sur le territoire, deux grandes entreprises de l’informatique industrielle et des télécommunications (Dassault Systèmes et Orange), des Ministères de l’Économie et de la Recherche... [29]. « Il s’agit d’un projet d’expérimentation territoriale (...) sur les questions relatives à l’avenir du travail, de l’économie contributive, de l’urbanisation, de l’éducation et de la recherche dans le contexte de la transformation numérique ». Quatre objectifs ont été initialement fixés :
• Engager le territoire dans le numérique : territoire apprenant où les habitants ne sont plus consommateurs mais prescripteurs de services numériques.
• Développer un nouveau modèle de redistribution des gains de productivité : par un revenu contributif qui s’inspire à la fois de l’organisation du travail dans le logiciel libre et du régime des intermittents du spectacle.
• Concevoir une nouvelle architecture de réseau : en concevant des plateformes web permettant la constitution de communautés apprenantes et contributives.
• Créer des chaires qui auront pour mission, en relation avec les citoyens, d’instruire et accompagner les transformations (juristes, économistes, ingénieurs, sociologues, psychologues, informaticiens, philosophes, politistes...), ainsi que de développer systématiquement des ressources pour les bénéficiaires du revenu contributif.
L’économie contributive va donc distinguer ici l’emploi (automatisable) et le travail (non automatisable) et valoriser le travail. « Le revenu contributif n’est pas le revenu de base ou le revenu inconditionnel d’existence, mais un revenu conditionné à la contribution de chacun dans des projets collectifs (...) ouvrant au contributeur le droit à un temps dédié au développement de ses savoirs et de ses capacités ». Une approche qui peut faire à nouveau débat à La Grande Relève, face à l’économie distributive.
Bien d’autres implications de la révolution numérique méritent d’être explorées, notamment pour mieux entrevoir la nouvelle dimension des luttes sociales.
[1] Pierre Musso, « Égalité numérique, un enjeu démocratique », Convergence (magasine du Secours Populaire), N° 351, novembre-décembre 2016, p. 27. Pierre Musso est professeur de sciences de l’information et de la communication à l’Université de Rennes II.
[2] UNESCO, Déclaration de Carthage, le 3 mai 2012. http://www.unesco.org/new/fileadmin/MULTIMEDIA/HQ/CI/CI/pdf/WPFD/carthage_declaration_2012_fr.pdf
[3] Voir par exemple Pierre Trochot, « Le droit à l’information », http://www.les-infostrateges.com/actu/12101511/le-droit-a-linformation
[4] Amnesty International, Roseann Rife, « Facebook, Microsoft, Linkedin... résister à la vision orwellienne d’Internet de la Chine », Conférence mondiale sur Internet, tribune publiée le 16.11.2016.
https://amnistie.ca/sinformer/communiques/international/2016/chine/facebook-microsoft-linkedin-autres-entreprises
[*] GAFA ou GAFAM : acronyme qui désigne les principaux géants du web (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft)
[5] Jeremy Rifkin, « La troisième révolution industrielle », éd. Les liens qui libèrent, 2012, pour la traduction française.
Jeremy Rifkin est un économiste et essayiste américain, spécialiste de prospective économique et scientifique, souvent présenté comme le principal théoricien de la troisième révolution industrielle.
[**] Note de la rédaction : Néanmoins, les chiffres que J-P Mon cite chaque mois dans ces colonnes ne permettent pas ce doute !
[6] Carl B. Frey et Michael A. Osborne, « The future of employment : how susceptible are jobs to computerisation ? », Oxford University Engineering Sciences Department et Oxford Martin School, 17 septembre 2013.
http://www.oxfordmartin.ox.ac.uk/downloads/academic/The_Future_of_Employment.pdf
[7] Christophe Bys, « Pour l’OCDE, les 47% d’emplois menacés par le numérique sont très surestimés », L’Usine Digitale, 19 mai 2016. http://www.usine-digitale.fr/editorial/pour-l-ocde-les-47-d-emplois-menaces-par-le-numerique-sont-tressurestimes.N392192
[8] Etude OCDE, mai 2016. http://www.oecd.org/employment/future-of-work.htm
[9] Yann Moulier Boutang « Le capitalisme cognitif. La nouvelle grande transformation », éd. Amsterdam, Paris, 2007.
[10] UTC (Université de Technologie de Compiègne), Séminaire GE90, organisé par Yann Moulier Boutang, « Big data et emploi », janvier 2016. Bruno Teboul, « L’uberisation, l’automatisation... Le travail, les emplois de la seconde vague du numérique ».
https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01265304/document
[11] RFAS Revue française des affaires sociales, appel à contribution pluridisciplinaire sur « Le Big data et la protection sociale », pour le numéro 4-2017, articles attendus avant le 31 mars 2017. http://calenda.org/379079
[13] Aurélie Barbaux, « Les barbares du net déferlent-ils vraiment partout ? », L’usine Digitale, le 24 juin 2013. http://www.usine-digitale.fr/article/les-barbares-du-net-deferlent-ils-vraiment-partout.N199958
[14] Jeremy Rifkin : « Ce qui a permis le succès inouï du capitalisme va se retourner contre lui », propos recueillis par Olivier Pascal-Mousselard, Télérama, le 18.09.2014. http://www.telerama.fr/idees/jeremy-rifkin-ce-qui-a-permis-le-succes-inoui-du-capitalisme-va-se-retourner-contre-lui,117006.php
[15] Olivier Pascal-Mousselard, « On l’appelait capitalisme », Télérama, le 20.09.2014.
[16] Jean-Paul Demoule, La révolution néolithique, éd. Le Pommier, 2008.
[17] Jean-Paul Guilaine, Caïn, Abel, Ötzi, l’héritage néolithique, éd. Gallimard, 2011.
[18] Benoit Georges, IBM met Watson au service des objets connectés, Les Echos.fr, le 16.02.2017. http://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/0211807024051-ibm-met-watson-au-service-des-objets-connectes-2065558.php#xtor=EPR-130
[19] Baptiste Giraud, Ils s’associent pour produire de l’énergie renouvelable - et ça marche ! », Reporterre, le 10 février 2017. https://reporterre.net/Ils-s-associent-pour-produire-de-l-energie-renouvelable-et-ca-marche
[20] Energie partagée, https://energie-partagee.org/nous-decouvrir/qui-sommes-nous/
[21] Consulter par exemple l’interrogation dans l’Humanité.fr : http://www.humanite.fr/mot-cle/bernard-stiegler
[***] Note de la rédaction. La Grande Relève a déjà fait référence à cet auteur : • dans GR 1175 sous le titre Du salaire à vie au revenu universel, à propos de son livre : Dans la disruption, comment ne pas devenir fou ? • dans GR 1185 sous le titre Des pistes pour évoluer à propos de son livre : L’emploi est mort, vive le travail !
[22] Bernard Stiegler, Nous devons rendre aux gens le temps gagné par l’automatisation, entretien réalisé par Pierric Marissal et Paule Passon, l’Humanité des débats, les 17-18-19 novembre 2016.
[23] Georges Orwell (Eric Blair), Animal farm, 1945. Première traduction française, « Les animaux partout », 1947. La ferme des animaux, éd. Gallimard, folio, 2000.
[24] Georges Orwell, Nineteen eighty four. Traduction française « 1984 », éd. Gallimard, 1950, folio, 2013.
[25] Bernard Stiegler, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, éd. Les liens qui libèrent, 2016.
[26] Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’évènement anthropocène, éd. Seuil, 2013.
[27] Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse, une histoire du risque technologique, éd. Seuil, 2012.
[28] Trois organisations mises en place par Bernard Stiegler :
Ars Industrialis : http://arsindustrialis.org/
Institut de recherche et d’innovation (IRI) : http://www.iri.centrepompidou.fr/
Ecole de philosophie Pnarmakon.fr : http://pharmakon.fr/wordpress/
[29] Projet d’expérimentation territoriale Plaine-Commune / Territoire apprenant contributif : http://francestrategie1727.fr/wp-content/uploads/2016/02/projet-plaine-commune-travail-stiegler.pdf. https://recherchecontributiveorg.files.wordpress.com/2016/11/note-finale-revenu-contributif-11-01-17.pdf