Autonomie et solidarité pour déconstruire le capitalisme

Réflexions
par  G. EVRARD
Publication : septembre 2022
Mise en ligne : 8 janvier 2023

Guy Evrard recherche une organisation sociale qui permettrait de s’écarter du capitalisme. En passant par les questions de démocratie, de liberté, il lui semble que le rapport à la terre puisse apporter quelque base sur laquelle s’appuyer.

Cette réflexion s’appuie initialement sur un entretien du philosophe Aurélien Berlan au quotidien en ligne Reporterre, le 3 janvier 2022 [1]. Dans notre cheminement vers une stratégie de dépassement du capitalisme, le retour progressif à une vie économique et sociale sur des bases locales, certes à différentes échelles, est une voie probablement plus mobilisatrice qu’une dé-mondialisation qui résulterait d’un «  grand soir   » planétaire, dont on n’ose imaginer le scénario. Elle est plébiscitée notamment par l’écologie politique [2] et dans de multiples expériences de terrain, qui restent cependant cantonnées aux marges du système [3].

Détricoter le capitalisme, en reprenant l’histoire de son expansion et en popularisant le constat d’une impossible croissance durable dans un monde fini, mérite d’être regardé comme un autre levier de la lutte des classes, alors que les inégalités sociales ne cessent de s’aggraver. Une telle démarche devra considérer en bonne place les conséquences présentes et à venir de nos interactions numériques. Et savoir déjouer les tendances anarcho-capitalistes [4].

 La quête d’autonomie contre le fantasme de la délivrance

C’est le sous-titre du livre d’Aurélien Berlan, Terre et Liberté [5]. Le philosophe nous rappelle tout d’abord que si la conception moderne de la liberté met en avant sa traduction institutionnelle (aspiration à la démocratie, liberté de conscience, respect de la vie privée…), elle a aussi un sens commun plus matériel, qui revendique d’être libéré des «  nécessités   » de la vie quotidienne, jugées pénibles ou ennuyeuses  : produire sa nourriture, se procurer de quoi se chauffer, faire la cuisine, le ménage, la lessive, s’occuper des personnes dépendantes qui nous entourent, construire et entretenir son habitat… Pour ne plus être débordé par la multiplicité des tâches, ou gêné par leur partage dans le foyer, ou simplement si l’on n’a pas les compétences requises, «  on fait faire   », bien sûr dans la mesure de nos moyens.

Mais cette volonté de délivrance a des implications sociopolitiques et écologiques que l’on ne peut ignorer. Elle conduit à la séparation entre production et consommation, que le capitalisme exploite respectivement via le productivisme et le consumérisme. Et l’auteur ne manque pas d’évoquer André Gorz  : «  L’individu social devait se définir comme travailleur-consommateur, comme client du capital en tant qu’il dépendait à la fois du salaire perçu et des marchandises achetées. Il devait ne produire rien de ce qu’il consommait et ne consommer rien de ce qu’il produisait, n’avoir aucune existence sociale et publique, en dehors de celle médiée par le capital [6] »-. Le patronat préférait ainsi accorder des congés payés plus longs, plutôt que de réduire la durée du travail car les vacances sont un temps de pure consommation.

Faire les choses soi-même conduit à limiter les besoins, «  Car le premier besoin est de ne pas perdre sa vie à travailler   », reprend Aurélien Berlan. «  Sur le plan sociopolitique, l’aspiration à la délivrance aboutit forcément à des formes de domination sociale plus ou moins déguisées. Il y a ceux qui exécutent, loin et ailleurs, et ceux qui donnent des ordres, qui font faire   ». Le philosophe cite Georges Orwell dans 1984  : «  La liberté, c’est l’esclavage  ». Pour nous convaincre encore que cette organisation de la société, au lieu de contribuer à son émancipation, participe en fait à sa condamnation, une approche plus technique nous est donnée par Jean-Marc Jancovici, à partir de notre consommation énergétique  : «  C’est comme si chaque Terrien avait à peu près 200 esclaves qui bossaient pour lui en permanence  » [7]. Notons bien qu’il s’agit d’une moyenne, «  l’esclave  » n‘ayant pas lui-même 200 personnes à son service  !

L’économie numérique trompe aussi largement notre aspiration à la délivrance et confirme une forme de perversion en générant des armées de livreurs, souvent sans la protection sociale acquise par les salariés, de magasiniers, de convoyeurs…, soumis à des conditions de travail et de rémunération scandaleuses, qu’il serait temps de dénoncer plus activement.

 La délivrance des nécessités politiques, évidemment une fausse piste

Aurélien Berlan souligne également que ce mode de vie «  consommateurs-salariés-électeurs  » incite à nous libérer aussi des nécessités politiques de la vie sur Terre, en nous déchargeant de notre rôle sur des représentants, selon des rituels électoraux définis comme gages de la démocratie. C’est en fait l’aboutissement du processus qu’explicitait le libéral (au sens de son époque) Benjamin Constant dans son discours «  De la liberté des anciens comparée à celle des modernes   » prononcé à l’Athénée royal de Paris en 1819 [8]. Que nous avions brièvement résumé dans une réflexion de La Grande Relève en 2010  : «  La démocratie des anciens ouvrait au citoyen le droit (et le devoir) de débattre souverainement des affaires publiques, mais le laissait soumis au pouvoir collectif dans les rapports privés. La démocratie moderne, représentative, revendiquée par Benjamin Constant au xixe siècle devait, au contraire, permettre au citoyen de déléguer ses droits politiques à un représentant, dans la gestion des affaires publiques, afin de conserver toute liberté dans la conduite de ses intérêts privés   » [9].

Mais, comme le dénonce François Chatel dans un précédent numéro de La Grande Relève, il est évident aujourd’hui que les institutions qui mettent en scène la démocratie représentative empêchent toute remise en cause fondamentale par les citoyens, tant elles sont phagocytées par le pouvoir économique capitaliste, ses représentants politiques professionnels, les moyens médiatiques à leur disposition, ainsi que par leur sujétion au cadre international mis en place à cet effet (OMC, FMI, UE, traités de libre-échange…) [10].

Conditions nécessaires mais non suffisantes, déconstruire le capitalisme impose au contraire à la fois une plus grande responsabilisation citoyenne dans les affaires publiques et de redéfinir les formes démocratiques de cet engagement. En reprenant le cours de l’Histoire, celle des Anciens et celle des Modernes. Et bien sûr de faire naître dans la population l’envie irrépressible de changer de système.

 Des bases locales à hauteur d’homme

Dans La fabrique de nos servitudes, le psychanalyste Roland Gori, initiateur de l’Appel des appels en 2009, montre comment l’information (comprise au sens large, transmise aujourd’hui le plus souvent par voie numérique) est devenue le moyen privilégié de contrôle et de domination des populations, grâce à la «  colonisation de nos esprits et de nos mœurs   » [11] [12]. La première urgence n’est-elle pas d’échapper aux rets de la numérisation du monde, au moins d’apprendre à distinguer celle qui nous est utile de celle qui nous asservit  ?

Revenir à hauteur d’homme, c’est déjà savoir discuter avec son voisin plutôt que de recourir à son smartphone à chaque instant. C’est entrevoir la plus petite échelle permettant de satisfaire un besoin et organiser l’espace, les moyens et les savoirs dans ce but. Certes, l’échelle sera différente selon que l’on voudra produire pour se nourrir ou fabriquer des avions, mais dans les deux cas il s’agit de contrarier le capitalisme à partir d’une décision collective de citoyens qui expriment librement un besoin sur un territoire. Les principes de l’économie distributive font partie des outils de réflexion vers de tels objectifs.

Quand on évoque une base locale, chacun traduit peu ou prou, mais peut-être à tort, un retour à la ruralité. Sans remonter aux jacqueries qui ont émaillé toute notre histoire, rappelons-nous seulement la révolte des vignerons du Languedoc-Roussillon en 1907, l’opposition des paysans du Larzac dans les années 1970-1980 et plus récemment la lutte plus confuse des «  gilets jaunes   » ou celle pour la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, qui montrent que la paysannerie, même quand elle n’est plus majoritaire dans le pays, parvient à mobiliser sur de nouvelles trajectoires socio-économiques. C’est elle qui assure notre alimentation et qui comprend mieux que d’autres groupes sociaux ce que local veut dire. Acceptons donc cette référence.

ZAD de Notre-Dame-des-Landes  : chaîne humaine contre le projet d’aéroport. (© Jules78120, 2013, Wikimedia)

Aujourd’hui le capitalisme, en industrialisant l’agriculture, se réfère davantage à l’échelle mondiale, d’une part pour le marché des produits agricoles (incluant les produits d’élevage), d’autre part pour celui des équipements «  high-tech   » à vendre aux paysans. Concernant ce dernier point, on pourra lire l’enquête de Reporterre sur l’agriculture numérique [13]. Le capitalisme contourne aussi les SAFER (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural) pour s’approprier le foncier dans les campagnes. Contre ces tendances lourdes, la résistance s’affirme, notamment à l’initiative de la Confédération paysanne et du Modef (Mouvement de défense des exploitants familiaux), pour une mutation vers l’agro-écologie sur la base d’exploitations familiales desservant des marchés locaux, dans des territoires qu’il s’agit de revivifier, en particulier avec le retour de services publics, de dispositifs de santé, du commerce de détail et de l’artisanat. Une organisation — chacun peut le constater en séjournant dans les campagnes ou en regardant les nombreux documentaires ou fictions abordant le sujet — qui implique une solidarité sans faille autour des besoins essentiels, car cette révolution reste à faire contre les orientations actuelles du pouvoir qui déploie sa politique des métropoles avec le prétexte qu’une numérisation tous azimuts sera au service des hommes. C’est aussi le cliché de la «  start-up France   » et de ses «  licornes   »  !

 Pour conclure, avec Aurélien Berlan, mais…

Pour le philosophe, les classes populaires se battaient non pas pour être déchargées des nécessités de la vie mais pour accéder aux ressources permettant de les prendre en charge elles-mêmes : la terre, les forêts, les sources… S’émanciper ne signifiait pas s’exonérer des tâches quotidiennes, mais les assumer afin de se libérer des rapports de domination. «  Contre l’idéal de délivrance par l’abondance qui est au cœur de notre modernité industrielle, elles exigeaient l’autonomie par l’autosuffisance et l’accès aux ressources locales  ».

Cette autonomie n’est pas une indépendance individuelle qui renforcerait l’individualisme, mais une autonomie sociale qui cultive les interdépendances personnelles contre «  les dépendances asymétriques qui nous ligotent aux organisations industrielles  ». Ce qui suppose certainement de réinterroger les outils et les techniques que l’on utilise et une certaine forme d’ancrage local, loin du «  mythe survivaliste  ».

Comme le résume l’auteur de l’entretien  : «  Lier luttes politiques et formes de vie alternatives permettra aux citoyens d’accéder à plus d’autonomie. […] Déserter la méga-machine et lutter contre elle  ».

Une stratégie qui laisse pourtant l’historien Pierre Serna dubitatif  : «  La démocratie représentative est à son tour remise en cause par l’idée d’une démocratie directe qui ne manque pas de valeurs mais l’affirmation du local n’est-elle pas, à son tour, un pis-aller pour empêcher la force des collectifs qui dépassent le quartier, qui ne pèse pas face aux grands intérêts  ?   » [14]


[1Gaspard d’Allens, «  Nous vivons de plus en plus dans un cocon numérique  », entretien avec le philosophe Aurélien Berlan, Reporterre, le 3 janvier 2022.
https://reporterre.net/Nous-vivons-de-plus-en-plus-dans-un-cocon-numerique

[2Un exemple cité antérieurement  : «  Or, c’est en politisant l’écologie et en adoptant un point de vue local que nous verrons se rouvrir les possibilités d’action, dans leur pluralité.  », dans Catherine et Raphaël Larrère, Le pire n’est pas certain ‑ Essai sur l’aveuglement catastrophiste, éd. Premier Parallèle, 2020, quatrième de couverture.

[3Benoit Bréville et Serge Halimi, «  On aimerait bien, mais on ne peut plus…  », dossier «  Pourquoi la gauche perd   », Le Monde diplomatique, N° 814, janvier 2022, p. 11.

[4Catherine Matabou (philosophe), «  La voie anarchiste est la seule qui reste encore ouverte  », AOC (Analyse Opinion Critique), le 21 janvier 2022. 
https://aoc.media/opinion/2022/01/20/la-voie-anarchiste-est-la-seule-qui-reste-encore-ouverte

[5Aurélien Berlan, Terre et Liberté, éd. La Lenteur, 2021.

[6André Gorz, Ecologica, éd. Galilée, 2008, p.64. 
Référence à Denis Poulot, Le Sublime, ou le travailleur comme il est en 1870 et ce qu’il peut être, éd. La Découverte, 1980.

[7Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain, Un monde sans fin, BD, éd. Dargaud, 2021, p. 43.

[8Benjamin Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, discours prononcé à l’Athénée royal de Paris, 1819.
http://www.panarchy.org/constant/liberte.1819.html

[9Guy Evrard, L’individu et l’État, de Benjamin Constant à André Gorz, La Grande Relève, N°1112, août-septembre 2010, p.8.

[10François Chatel, Les élections. Du pain rassis pour les pigeons, La Grande Relève, N°1225, avril 2022, p.3.

[11Roland Gori  : «  Le pouvoir libéral autoritaire s’appuie sur la société de contrôle  », entretien réalisé par Jérôme Skalski, L’Humanité des débats, 14-16 janvier 2022, pp.14-15.

[12Roland Gori, La fabrique de nos servitudes, éd. Les liens qui libèrent, 2022.

[13Enquête Reporterre du 19 au 22 janvier 2022 (4 volets). https://reporterre.net/Agriculture-numerique

[14Pierre Serna, «  Garder le sens de la politique  », L’Humanité, 18-20 février 2022, p.9.


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