Les réparations liées à l’esclavage
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Publication : juillet 2013
Mise en ligne : 25 octobre 2013
Au cours du mois de mai dernier, il a été souvent question de l’esclavage, de la traite négrière et de “réparations” qui seraient dues aux descendants d’esclaves. Ce sujet a été abordé dans les médias lors de commémorations diverses, il a même été mentionné par le Président de la République lors d’une allocution le 10 mai.
Beaucoup d’approximations, quand il ne s’agit pas de contre-vérités, ont été énoncées à ce propos. Yvonne Savéan, qu’avec joie nous accueillons dans ces colonnes, fait le point sur cette question :
En janvier dernier, Rosita Destival, guadeloupéenne descendante d’esclave, décidait, soutenue par le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), d’assigner en justice l’État français et demandait réparation pour crime contre l’humanité. Elle s’appuyait pour cela sur la loi n°2001-434 du 21 mai 2001, dite “Loi Taubira”, qui reconnait que la traite négrière et l’esclavage constituent un crime contre l’humanité.
Le 10 mai dernier, à l’occasion de la Journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage (la loi Taubira a été adoptée par le Sénat le 10 mai 2001), le CRAN annonçait qu’il assignait en justice la Caisse des Dépôts et Consignations lui demandant réparation pour s’être enrichie au XIXe siècle aux dépens d’Haïti, en profitant de crimes contre l’humanité : la traite négrière et l’esclavage.
L’esclavage a été définitivement aboli en France en 1848. On peut s’étonner que des actions en justice soient intentées en 2013, soit 165 ans après l’abolition. Mais n’est-il pas aberrant qu’il ait fallu attendre 2001 pour qu’une loi française reconnaisse que la traite négrière et l’esclavage sont des crimes contre l’humanité ?
La loi de mai 2001 représente un pas en avant, c’est indéniable, mais doit-on en rester là ?
Les descendants des victimes de la traite négrière et l’esclavage peuvent-ils obtenir des réparations ? Et si oui, de quelle nature ?
La question des “réparations” soulevée depuis plusieurs années, reste un sujet de dissension. Ainsi, la proposition de loi Taubira comportait un article 5 incluant un paragraphe concernant les réparations : « Il est instauré un comité de personnalités qualifiées chargées de déterminer le préjudice subi et d’examiner les conditions de réparation due au titre de ce crime ». Cet article fut abrogé en commission des lois et ce n’est qu’après suppression de la partie concernant les réparations que la loi fut votée à l’unanimité par l’Assemblée [1].
Malgré les actions menées en ce domaine depuis plusieurs années, les réponses apportées aux demandes de réparation ont peu évolué. C’est la raison pour laquelle le CRAN, qui souhaite qu’un débat intervienne sur cette question, s’est décidé à des actions judiciaires.
Que sont les réparations ?
En droit, les réparations se définissent comme des « dispositifs légaux, moraux, matériels, culturels ou symboliques mis en place pour indemniser après un dommage de grande envergure, un groupe social ou ses descendants, de manière individuelle ou collective » [2]. Des règlements internationaux prévoient des réparations en cas de dommages de grande ampleur : génocide, crime de guerre, crime contre l’humanité…. Ainsi, à la suite de la première guerre mondiale, la France a-t-elle obtenu des réparations de l’Allemagne à titre de dommages de guerre.
- Rapt en Afrique
- Marché d’esclaves en Amérique
- Abolition de l’esclavage
Le crime contre l’humanité est imprescriptible
Louis-Georges Tin [3], président du CRAN, s’oppose à l’idée que les réparations liées à l’esclavage soient indues car relatives à un fait trop ancien [4]. En droit français et international, un crime contre l’humanité est imprescriptible :
Loi n° 64-1326 du 26 décembre 1964 tendant à constater l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité : « Les crimes contre l’humanité, tels qu’ils sont définis par la résolution des Nations Unies du 13 février 1946, prenant acte de la définition des crimes contre l’humanité, telle qu’elle figure dans la charte du tribunal international du 8 août 1945, sont imprescriptibles par leur nature. » |
Donc, demander réparation 165 ans après ne pose pas de problème d’un point de vue légal. Par ailleurs, L-G Tin rappelle qu’une des raisons de l’imprescriptibilité d’un crime contre l’humanité est qu’à cause de l’énormité des dommages causés, une longue période de temps est souvent nécessaire à la population qui en a été victime, pour se reconstituer et être capable de porter plainte. Il faut souvent attendre plusieurs générations. Et c’est bien le cas pour l’esclavage. Après l’abolition en 1848, la vie des affranchis travaillant dans les plantations a peu changé. Aucun moyen financier ne leur ayant été accordé, ils ont continué à être exploités et à travailler pour leurs anciens maitres pour des salaires de misère. Cependant, fait paradoxal, en 1849 des indemnités ont été versées aux propriétaires d’esclaves pour les dédommager de la perte de leur “outil de travail”… gratuit ! Ce sont les esclavagistes qui ont reçu des réparations… ! Pour les anciens esclaves, être “libre” était bien suffisant…
- Abolition de l’esclavage à la Martinique le 23 mai 1848
Les réparations au niveau international
Ce sujet, peu débattu en France, a donné lieu à de nombreuses discussions au niveau international. Ainsi, lors de la troisième conférence mondiale sur le racisme organisée par les Nations Unies, qui s’est tenue à Durban (Afrique du Sud) du 31 août au 8 septembre 2001, les États ont reconnu que « l’esclavage et la traite des esclaves, en particulier transatlantique, constituent des crimes contre l’humanité ». Qu’ils sont les « principales sources et manifestations du racisme, de la discrimination raciale, de la xénophobie et de l’intolérance » et que les « victimes de ces actes continuent à en subir les conséquences ».
Conférence mondiale contre le racisme,
la discrimination raciale, la xénophobie
et l’intolérance qui y est associée.
Durban (Afrique du Sud)
31 août - 8 septembre 2001 Article 13. |
Cependant, lorsqu’un certain nombre de pays africains ont demandé que des réparations soient versées par les États ayant participé à l’esclavage, les États européens se sont opposés à cette requête…
Des réparations ponctuelles ont été mises en place aux Etats-Unis
Aux États-Unis, la question des réparations a été maintes fois soulevée : en 1865, lors de l’abolition de l’esclavage, des propositions de loi ont été déposées à ce sujet, mais le président Andrew Johnson (sudiste pro-esclavagiste) qui a remplacé Abraham Lincoln après son assassinat, s’y est férocement opposé [2]. Depuis cette date, de nombreuses actions ont été menées pour obtenir des réparations pour les descendants d’esclaves. Cependant, seules quelques actions en justice, individuelles, ont donné lieu à des indemnités.
Martin Luther King, favorable aux réparations liées à l’esclavage, rappelait que « l’esclavage était à la fois une privation de liberté et une privation de salaire [1]. Alors que les esclavagistes ont pu léguer une fortune à leurs descendants, les esclaves eux, n’ont pu léguer que leur misère. …Aucun amoncellement d’or, si gros soit-il ne sera suffisant pour compenser l’exploitation et l’humiliation subies par les Noirs d’Amérique au cours des siècles… Mais on pourrait cependant fixer le prix de ce “retard de gages”… Le remboursement des préjudices subis se traduirait par un vaste programme gouvernemental instituant des mesures de compensation. »
Plus récemment, la proposition de loi déposée pour la première fois en 1989 par le député démocrate John Conyers demandait que soit créée une Commission chargée d’évaluer la discrimination raciale et économique envers les Afro-américains consécutive à l’esclavage (les répercussions de l’esclavage et de la discrimination sur leur vie aujourd’hui), la légitimité de compensations, leur montant et leurs conditions d’éligibilité [1]. Cette loi, redéposée régulièrement depuis 1989, a toujours été repoussée. Cependant, la proposition de J. Conyers a le mérite d’avoir relancé régulièrement le débat dans la société civile.
En relation peut-être, une loi de transparence au sujet de l’esclavage a été votée en 2000 en Californie [1]. Cette loi obligeait les compagnies d’assurances désireuses de travailler avec l’État à révéler si elles avaient bénéficié par le passé de la traite négrière. Les recherches effectuées ont montré qu’effectivement, de nombreuses compagnies avaient vendu des couvertures assurantielles à des esclavagistes pour assurer la perte qu’ils subissaient lorsque des esclaves étaient blessés ou tués. Il s’agissait donc bien de profits issus de l’esclavage.
Les années qui suivirent, des textes similaires furent votés, dans d’autres États ou villes américaines, sans devenir une loi fédérale. En 2005, suite à la loi en vigueur à Chicago, la compagnie JP Morgan Chase, une des premières banques d’affaires mondiales, fut contrainte de reconnaitre que deux banques de Louisiane dont elle était issue, avaient possédé des esclaves entre 1830 et 1865. Des esclaves étant acceptés en guise de caution lors de la délivrance de prêts, la banque devenait propriétaire des esclaves lorsque des possesseurs de plantations se retrouvaient en défaut de paiement. Suite à cela, JP Morgan Chase a mis en place un programme de réparation de 5 millions de dollars, consistant en bourses d’études pour des jeunes afro-américains de Louisiane. De même, plusieurs banques américaines (Bank of America, Wachovia Corporation, Lehman Brothers…), convaincues d’avoir bénéficié de l’esclavage par le passé, ont mis en place des programmes de réparation.
Ces exemples montrent bien qu’il n’est pas aberrant de demander et d’obtenir des réparations pour les préjudices liés à l’esclavage même si de nombreuses années se sont écoulées depuis l’abolition de celui-ci.
Haïti, une Histoire particulièrement troublée
Pour comprendre pourquoi le CRAN a assigné en justice la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC) pour s’être enrichie aux dépens d’Haïti, un rappel historique est nécessaire [5].
En 1776, l’île de Saint-Domingue a été séparée en deux parties, la partie orientale, colonie française et la partie occidentale, possession espagnole, plus vaste mais moins peuplée. Le milieu du 18e siècle fut une période de grande prospérité pour le Saint-Domingue français, premier exportateur vers l’Europe de café, sucre, indigo et coton. Le travail des esclaves, soumis à une oppression particulièrement sévère dans les plantations, a joué un rôle important dans cette accumulation de richesses.
En 1789, coexistaient dans la partie française de Saint-Domingue environ 25.000 Blancs : “Grands Blancs”, propriétaires de plantations, et “Petits Blancs”, bourgeoisie et peuple des villes, 25.000 Mulâtres ou Noirs libres et 400.000 Noirs esclaves. La Révolution française provoqua de profonds bouleversements dans l’île : opposition des grands propriétaires alliés de la noblesse, réclamations égalitaires des “Petits Blancs” et des “Libres de couleur”, insurrections d’esclaves. Il en résulta une guerre d’indépendance très violente à partir de 1791, avec intervention des armées anglaise et espagnole, et l’arrivée au pouvoir de Toussaint Louverture.
Quelques moments importants
de la révolution haïtienne
• La Convention accorde la liberté aux Noirs en 1793 et l’égalité des droits politiques en 1794. |
En 1825, la France reconnait l’indépendance d’Haïti mais « à condition que les habitants de la partie française de Saint Domingue versent la somme de 150 millions de francs destinée à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité » (ordonnance du 17 avril 1825 signée par Charles X). Cette ordonnance est accompagnée de l’envoi dans les Caraïbes d’une flotte de 14 navires de guerre et le président d’Haïti, Jean-Pierre Boyer, est contraint d’accepter. Cette indemnité représente une charge écrasante pour la jeune république dévastée par les vingt années de luttes intestines. Elle sera ramenée à 90 millions de francs germinal (soit 6 années de recettes budgétaires de l’Etat haïtien) grâce au “Traité de l’amitié” signé en février 1838 avec Louis-Philippe. La partie orientale de l’île, ancienne colonie espagnole, refuse de participer au paiement de l’indemnité allouée aux anciens colons français et se sépare en 1844 pour reprendre ses frontières antérieures de 1776.
La Caisse des Dépôts et Consignations, institution financière publique, est désignée pour récolter le paiement de l’indemnité demandée à Haïti au nom de l’État français. Pour payer cette somme, le peuple haïtien a dû s’endetter jusqu’en 1946.
Depuis lors, les Haïtiens n’ont cessé de demander restitution de ce tribut dont le montant actualisé s’élève aujourd’hui à 21 milliards de dollars. Ainsi que le souligne Louis-Georges Tin : « Cas unique dans l’Histoire, ce furent les victimes de l’esclavage qui indemnisèrent les responsables de ce crime contre l’humanité. Suite au paiement de cette dette, Haïti a été durablement entrainé dans une spirale infernale de surendettement, d’appauvrissement et d’instabilité [6] . »
C’est pour cette raison que le CRAN a porté plainte le 10 mai 2013 contre la CDC, lui reprochant de s’être enrichie au XIXe siècle grâce a l’esclavage. En effet, le CRAN estime que si cet organisme a redistribué une partie des fonds aux anciens planteurs de Saint-Domingue, beaucoup d’entre eux ne purent obtenir réparation, et une partie de l’argent a été conservée. Les revendications du CRAN sont : « dans un premier temps, demander une expertise judiciaire pour évaluer le préjudice matériel et le montant des indemnités qui devraient être versées à un fond d’indemnisation des victimes haïtiennes. » Dans un deuxième temps, demander à la CDC « d’abonder à hauteur d’au moins 10 millions d’euros un fonds de dotation pour financer les recherches sur l’esclavage [7] ».
À propos de la dette d’Haïti [*] , en 2003, Christiane Taubira, alors députée de Guyane avait déposé une question écrite au ministre des Affaires Étrangères, Dominique de Villepin [8]. Elle y demandait qu’à l’occasion du bicentenaire de la république d’Haïti, la France « par un acte de grandeur » abroge « le traité du 18 février 1838 » et « restitue le tribut versé… L’équivalent de 6 années de recettes budgétaires de l’Etat haïtien pourrait servir de base d’évaluation. Cet acte de restitution devrait participer d’un nouvel élan dans l’environnement culturel et régional d’Haïti ». La réponse avait été négative au prétexte que « depuis le retour de l’ordre constitutionnel en Haïti en 1994, elle (la France) a octroyé 83 millions d’euros d’aide à ce pays… Malheureusement peu de résultats ont été enregistrés en termes de développement. La mauvaise gouvernance et la dégradation de la sécurité, liées à la grave crise politique actuelle, rendent particulièrement difficile, en l’état actuel des choses, une réelle coopération avec le gouvernement haïtien » !
[9] Lorsque les réparations sont évoquées, on pense uniquement à des réparations financières individuelles pour les descendants d’esclaves. En fait, la demande du CRAN est beaucoup plus large et envisage différentes formes de réparations qui peuvent être complémentaires l’une de l’autre : individuelles ou collectives, financières, morales et foncières.
•Les réparations financières individuelles
Si le CRAN ne se borne pas à demander des réparations financières individuelles, il les estime justifiées. D’ailleurs, il a appelé tous les fils et filles d’esclaves à porter plainte et soutient toutes les revendications individuelles qui pourraient se présenter, comme il l’a fait en janvier 2013 pour Rosita Destival. Celle-ci peut prouver qu’elle était descendante d’esclaves car elle a retrouvé le certificat d’affranchissement daté de 1837, de ses ancêtres esclaves [10].
•Les réparations financières collectives
À qui demander des réparations ? — Aux entreprises qui se sont enrichies aux dépens de l’esclavage et de la traite négrière, et/ou aux États qui y ont participé. Les deux solutions peuvent être envisagées.
Comme cela a été fait aux États-Unis, il serait possible de déterminer en France quelles sont les entreprises qui ont bénéficié de l’esclavage. Il est bien établi que de nombreux ports français tels que Nantes, Bordeaux, La Rochelle, Le Havre… ont participé activement au commerce triangulaire [11] (voir ci-dessous) et les entreprises impliquées sont bien connues. À cette époque, le commerce des esclaves était légal et considéré comme un commerce “honorable”. Il a ainsi été possible, grâce aux registres de commerce, généralement bien tenus, d’établir de façon assez précise le nombre d’expéditions et d’évaluer le nombre d’esclaves déportés (voir le tableau page suivante).
Ainsi que le précise Louis-Georges Tin : « Bien sûr, les coupables sont morts depuis longtemps et la culpabilité n’est pas héréditaire mais les bénéfices engrangés du fait de la traite et de l’esclavage, eux ne sont pas morts. Ils ont été soigneusement engrangés et ont fructifié. Il existe encore en France des entreprises qui ont bénéficié de ce crime contre l’humanité. Il pourrait être demandé aux entreprises ayant bénéficié de l’esclavage de verser 1% de leur chiffre d’affaires au titre des réparations. Ces fonds versés à une fondation seraient consacrés à des actions sociales, éducatives vis-à-vis des descendants d’esclaves » [4].
•Les réparations morales
Réparation morale ne signifie pas repentance, ainsi que le précise L-G Tin : « Nous ne demandons pas de repentance qui est une notion morale et religieuse. Nous demandons des réparations qui ont une valeur juridique et politique » [2]. Comme le disait Aimé Césaire en 2005 : « Je veux penser en termes moraux plutôt qu’en termes commerciaux. » Aimé Césaire ne s’opposait pas aux réparations, mais ne voulait pas les voir réduites à leur aspect comptable car « L’action ne sera jamais terminée. C’est irréparable ». Le versement d’indemnités n’effacera pas le mal qui a été fait : « L’Occident doit faire quelque chose, aider les pays à se développer, à renaitre. C’est une aide qui nous est due, mais je ne crois pas qu’il y ait de note à présenter pour la réparation » [12].
Le commerce triangulaire [13]
La traite transatlantique des esclaves se faisait essentiellement par échanges de marchandises et non de monnaie. Alors que dans l’Atlantique Sud, la traite se faisait en ”droiture” : Brésil - Afrique de l’Ouest – Brésil, dans l’Atlantique Nord, la traite européenne fonctionnait selon le schéma du “commerce triangulaire” : Europe, Afrique de l’Ouest, Amérique du Nord et centrale, Europe : 1• Des bateaux transportant des marchandises quittaient les ports européens pour l’Afrique de l’Ouest où ces produits étaient échangés contre des esclaves. À savoir que, contrairement à ce qui se dit souvent, les transactions avec les vendeurs d’esclaves africains ne se faisaient pas au moyen de “pacotilles”, mais avec des marchandises dont la valeur était reconnue par les deux partenaires de la transaction : tissus (50%), armes à feu, alcool, tabac, métaux en barre… 2• Les esclaves étaient transportés sur des bateaux négriers dans des conditions inhumaines jusqu’aux colonies américaines et européennes des Caraïbes et de l’Amérique du Sud, où ils étaient vendus sur des marchés d’esclaves. On estime aujourd’hui que le nombre d’Africains embarqués à bord des bateaux négriers européens est compris entre 12 et 13 millions. Sachant que parmi les esclaves proposés à la vente en Afrique, n’étaient achetés que les individus jeunes et en bonne santé, le nombre de victimes du fait de la traite, correspondrait à 4 à 5 fois le nombre de captifs embarqués. Une mortalité importante survenait pendant les 3 mois environ que durait le voyage transatlantique en raison du manque de nourriture et d’hygiène, des maladies, des mauvais traitements et des suicides. Le taux de mortalité en cours de voyage était de l’ordre de 15%... 3• Les bénéfices rapportés par la vente d’esclaves servaient à acheter les denrées produites dans les plantations par le travail des esclaves : sucre, tabac, rhum, café… qui étaient ensuite rapportées dans les ports européens et commercialisées. |
Les réparations morales sont en fait d’ordre mémoriel, par exemple, la création en France d’un musée de l’esclavage comme il en existe un depuis août 2007 à Liverpool (musée international). Actuellement, les quelques sites dédiés à la mémoire de l’esclavage sont : le mémorial de l’abolition de l’esclavage inauguré en 2012 à Nantes (photo ci-contre), le mémorial Cap 110 à Anse Caffard à La Martinique, le mémorial de Petit-Canal à La Guadeloupe et quelques plaques commémoratives ici ou là. Ainsi, le 23 mai dernier, à l’occasion de la journée à la mémoire des victimes de l’esclavage, deux monuments ont été inaugurés en hommage aux victimes de l’esclavage : un à Sarcelles (95), l’autre à Saint-Denis (93).
À Pointe-à-Pitre, préfecture de la Guadeloupe, le Mémorial ACTe (Centre caribéen d’expression et de la mémoire de la traite et de l’esclavage) est en cours de construction sur le site d’une ancienne exploitation sucrière et devrait être achevé fin 2014- début 2015. Ce projet ambitieux, soutenu par le ministre des Outre-Mer, Victorin Lurel, devrait donner lieu à un vaste complexe dédié à la mémoire, l’information, la connaissance et à la recherche historique sur la traite et l’esclavage.
- Mémorial de l’abolition de l’esclavage à Nantes
Par ailleurs, un Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (CPMHE) a été créé en 2004 en application de la loi Taubira. Son président est nommé par le Premier Ministre. « Le CPMHE tient un rôle de conseil auprès du gouvernement sur les questions relatives à la recherche, l’enseignement, la conservation, la diffusion ou la transmission de l’histoire et des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition ». [14]
D’autres types de réparations morales et éducatives ont été suggérés par le CRAN dans la lettre adressée au Premier Ministre en octobre 20122. Par exemple : « faire évoluer les programmes scolaires de manière à mieux prendre en considération les réalités coloniales et postcoloniales », « promouvoir les études et la recherche sur les questions coloniales et postcoloniales », « mettre en place des programmes de formation dans la police, la justice et l’armée afin de lutter contre la discrimination dont sont victimes les populations issues des anciennes colonies », « inviter les villes à identifier et à rebaptiser les lieux et bâtiments portant des noms de négriers »…
•Les réparations foncières
Pour le CRAN, « une réforme agraire dans les DOM-TOM pourrait aussi être envisagée visant à partager des terres appartenant à l’État ».
En accord avec cette suggestion, Christiane Taubira, ministre de la justice, déclarait le 12 mai 2013, dans un entretien au Journal du dimanche [15], être favorable à une politique foncière en faveur des descendants d’esclaves dans les DOM-TOM : « En Outre-mer il y a eu confiscation des terres. Ce qui fait que, d’une façon générale, les descendants d’esclaves n’ont guère accès au foncier.
Il faudrait donc envisager, sans ouvrir de guerre civile, des remembrements fonciers, des politiques foncières. Il y a des choses à mettre en place sans expropriation, en expliquant très clairement quel est le sens d’une action publique qui consisterait à acheter des terres. En Guyane, l’État avait accaparé le foncier, ce serait facile. Aux Antilles, ce sont surtout les descendants des “maîtres” qui ont conservé les terres, ce serait plus délicat à mettre en œuvre ».
Louis-Georges Tin considère qu’il serait nécessaire de « mettre en place un véritable plan Marshall pour l’Outre-mer français afin que les indicateurs économiques arrivent au plus vite au niveau de ceux de l’hexagone. Il faudrait aussi mettre un terme aux pratiques agricoles toxiques dans les plantations héritées de l’époque coloniale, condamner les responsables et indemniser les victimes » [2].
Il apparait donc que cette demande de réparations dépasse largement le cadre des réparations financières individuelles. Elle s’intègre en fait aux revendications sociales, économiques et identitaires des populations des DOM-TOM descendantes d’esclaves.
Des opinions diverses
Le CRAN, par son action militante très active, se positionne comme le fer de lance de la demande de réparations liées à l’esclavage. Son action a eu comme résultante de susciter le débat. Jamais, avant ce mois de mai 2013, les réparations liées à l’esclavage n’avaient été aussi souvent évoquées, même si certaines des voix qui se sont fait entendre expriment une vision un peu différente de celle du CRAN.
Pour Myriam Cottias [16], historienne et présidente depuis le 10 mai 2013 du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (CNMHE) : « Que la question des réparations soit posée, je le comprends, mais les enjeux sont beaucoup plus de travailler à lutter contre les représentations racialisées, racialisantes des personnes issues de l’esclavage. C’est un enjeu sociétal et politique beaucoup plus important » [7].
Déjà en 2012, Françoise Vergès, politologue réunionnaise et ex-présidente du CNMHE, exprimait des réserves : « Pour moi il est préférable que les réparations prennent la forme de politiques publiques : programmes de recherche, d’éducation, des manuels scolaires, des centres de documentation, en faisant attention aux populations les plus meurtries » [17].
Pour Sudel Fuma, historien réunionnais : « La réparation matérielle, financière, est pour moi secondaire dans le sens où on ne pourra jamais indemniser individuellement tous les descendants d’esclaves. Je pense que c’est aussi une atteinte, et je parle à titre individuel, à ma dignité d’homme. Dans le sens où on ne rachètera jamais les souffrances de mes ancêtres. Et donc au niveau de l’État, la réparation doit se faire mais d’une autre manière : au niveau de l’éducation populaire. Il s’agit de mettre l’accent sur la connaissance, l’instruction, la culture… En rappelant que nous n’avons pas oublié nos ancêtres, en écrivant leur histoire, en réhabilitant ce passé. C’est donc une réparation morale… Je ne condamne pas le CRAN en particulier ou d’autres associations. Surtout pas. Au contraire, je crois que les demandes de réparation qu’ils font se comprennent car il y a eu les souffrances, les frustrations. Je dis aussi que leur action participe à la sensibilisation » [18].
Les demandes de réparations ont-elles une chance d’aboutir ?
Personne ne peut s’opposer décemment à des demandes de réparations morales, aussi est-il souvent plus facile de s’opposer aux réparations financières en soulignant la difficulté à démontrer, par des documents appropriés, le fait d’être réellement descendant d’esclaves.
Ainsi, François Hollande dans son intervention le 10 mai dernier, lors de la commémoration de la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, insistait sur le devoir de mémoire en matière d’esclavage et il énumérait les sites dédiés à la mémoire de celui-ci. Cependant, il répondait négativement en ce qui concerne les réparations financières évoquant “d’impossible réparation” et estimant que « l’Histoire ne s’efface pas. Elle ne peut faire l’objet de transactions au terme d’une comptabilité qui serait en tous points impossible à établir. Le seul choix est celui de la mémoire, de la vigilance et de la transmission ». [19]
En fait, cette distinction entre réparation morale et financière est très artificielle, car les réparations morales ont un coût, qu’il s’agisse de construire des monuments, d’encourager les recherches et les projets éducatifs. De même, les réparations financières ont une valeur morale [2]. Ainsi, lorsque François Hollande a annoncé dans cette intervention que l’État apporterait sa contribution au Mémorial ACTe de Pointe-à-Pitre (jusqu’à présent uniquement financé par la région Guadeloupe), il s’agit à la fois de réparations morale et financière. S’il est important que les Outre-marins disposent d’un lieu dédié à leur Histoire, on peut regretter cependant que ce musée n’ait pas été initié en métropole, où il est plus que nécessaire de faire connaitre aux métropolitains cette part de l’Histoire de France trop peu enseignée.
Que conclure sur les réparations liées à l’esclavage ?
• Que l’esclavage et la traite négrière aient été une abomination ? — Nul ne peut le contester. À ceux qui répondent que l’esclavage a toujours existé, on répondra que la traite négrière et l’esclavage transatlantique ont cependant des caractéristiques particulières. En effet, ils ne résultent pas d’un continuum historique, mais ont été froidement décidés pour des raisons économiques : se procurer une main d’œuvre à bon marché, plus résistante que les populations amérindiennes exterminées aux XVe et XVIe siècles.
Ce trafic est d’autant plus odieux qu’il s’appuyait sur une hiérarchie des races et sur le fait que les esclaves étaient considérés selon le Code noir de 1685 comme des « biens meubles ».
• Que les réparations soient justifiées ? — Oui, sans aucun doute.
• Sous quelle forme ? — Celles que les militants de ce combat pourront obtenir, qu’il s’agisse de réparations financières individuelles lorsque des descendants d’esclaves ont le courage d’aller en justice, ou collectives, lorsqu’il est possible de démontrer qu’une entreprise française s’est enrichie grâce à l’esclavage.
La construction d’un musée de l’esclavage ou au moins de salles permanentes d’exposition sur ce sujet au Musée du Quai Branly, par exemple, devrait être une évidence. Il en est de même pour l’encouragement de la recherche sur ce sujet.
Et nous conclurons avec Louis-Georges Tin : « La demande de réparation ne vise pas à renforcer la haine sociale. Dans les départements d’Outre-mer, ces questions sont encore source de colères… Plus de 160 ans après l’abolition, le contexte est toujours très tendu… Le sentiment d’injustice est fort, la domination coloniale, la domination raciale et la domination économique conjuguant leurs effets délétères. Mettre en place une logique de réparation permettrait de sortir par le haut de ce contentieux historique. Il faudrait un processus en trois temps : reconnaissance, réparation et réconciliation. La reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité a été obtenue par la loi Taubira. La réconciliation véritable, objectif final, ne pourra se faire sans réparation véritable » [2].
[1] De l’esclavage aux réparations, les textes clés d’hier et d’aujourd’hui. Textes réunis et présentés par Louis-Georges Tin. Éd. Les Petits Matins. 2013
[2] Esclavage et réparations. Comment faire face aux crimes de l’histoire…
Louis-Georges Tin. Éd. Stock 2013.
[3] Louis-Georges Tin est maître de conférences à l’Université d’Orléans
[4] Le 21 mars 2013, (journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale) Louis-Georges Tin, président du CRAN, exposait dans une conférence au musée du Quai Branly, le pourquoi des « réparations liées à l’esclavage ».
Cette conférence peut être écoutée sur le site internet du musée : www.quaibranly.fr - Université populaire du Quai Branly - Histoire de l’esclavage.
[5] Histoire de Haïti (Hispaniola) depuis l’arrivée des Européens. http://www.cosmovisions.com/ChronoHaiti.htm
[6] Esclavage et réparations : le CRAN porte l’affaire en justice.
Michael Hajdenberg.
http://www.mediapart.fr
10 mai 2013
[7] La caisse des dépôts poursuivie pour avoir tiré profit de l’esclavage.
[*] L’histoire “particulièrement troublée” de Haïti a déjà été évoquée ici (GR 1106) en février 2010, par Sophie Perchellet à propos de cette “dette odieuse” imposée à ce pays.
[9] Différentes sortes de réparations sont possibles
[11] Atlas des esclavages. Traités, sociétés coloniales, abolitions de l’Antiquité à nos jours. Marcel Dorigny et Bernard Gainot. Éd. Autrement. Collection Atlas/Mémoires. 2010
[12] Nègre je suis, nègre je resterai. Aimé Césaire. Entretiens avec Françoise Vergès. Ed. Albin Michel 2005
[13] Atlas des esclavages. Traités, sociétés coloniales, abolitions de l’Antiquité à nos jours. Marcel Dorigny et Bernard Gainot. Éd. Autrement. Collection Atlas/Mémoires. 2010
[15] Rendre leur terre aux esclaves. Bernard Bisson. http://www.lejdd.fr. 11 mai 2013
[16] Myriam Cottias est directrice de recherche à l’université des Antilles-Guyane.
[17] Esclavage : sang, dommages et intérêts. Michel Henry. Libération, 25 mai 2012.
[18] La réparation de
l’esclavage ne devra pas être financière mais morale.
Sudel Fuma.
http://www.zinfos974.com
25 mai 2013
[19] Intervention du président de la République à l’occasion de la journée nationale des mémoires de la traite, de
l’esclavage, et de leurs abolitions http://www.elysee.fr.
10 mai 2013