Association
par
Publication : juin 1982
Mise en ligne : 27 janvier 2009
J’AI évoqué dans ces colonnes,dernièrement, le
livre de LouisPAUWELS intitulé « Lettre ouverte aux gens
heureux et qui ontbien raison de l’être ». Il s’agissaitsurtout
de confronter avec les réalités les opinions de l’auteur
sur lapollution (selon lui, c’est un mythe).
Je voudrais aujourd’hui revenir sur cet ouvrage, mais sous un autre
angle : celui des problèmes du Tiers Monde, également
traités dans le livre de M. Pauwels.
A vrai dire, l’entrée en matière sera rigoureusement identique
puisque dès le prologue nous sommes prévenus :
« Aliénation - pollution - surpopulation sont des mythes.
La grande injustice faite au Tiers Monde est aussi un mythe. »
LES IMPOSSIBLES SOLUTIONS
Bien. Ceci posé (avec toujours cette évidente volonté
de choquer) M. Pauwels n’en reconnaît pas moins lui-même
que (pages 73 et 74) :
« L’Europe colonialiste a maintenu le Tiers Monde dans son passé.
...Les choses étant ce qu’elles sont, la grande affaire du siècle
est que le Tiers Monde sort de l’éternité. Nous l’y avons
finalement incité. Mais cette grande affaire est aussi une grande
tragédie. En juin 68, les Nations Unies ont publié un
livre politique essentiel. C’est un rapport statistique de 784 pages.
On y voit que l’écart entre pays riches et pays pauvres, au lieu
de se réduire, s’aggrave. La raison principale est que notre
technologie rend de moins en moins nécessaire les matières
premières dont le Tiers Monde est vendeur. »
Ouvrons une parenthèse pour rappeler que cette citation date
de 1971 mais que 10 ans plus tard, en dépit des chocs pétroliers
et des hausses de matières premières, l’écart entre
riches et pauvres s’est encore creusé.
Mais revenons au livre :
« En 2000, l’exploitation des richesses minières et pétrolifères
du monde développé, terres et océans, la fabrication
des produits de synthèse, les conversions de l’énergie
nucléaire, feront que l’Amérique, la Russie, et avec un
peu de chance l’Europe, pourront se passer quasi totalement du Tiers
Monde. Ceci n’est pas de la stratégie offensive. C’est le poids
des choses.
Le poids des choses, c’est aussi que l’analphabétisation des
pays pauvres ne diminue pas avec l’indépendance ; elle augmente.
Il y a huit cent millions d’illétrés au moment où
Brejnev annonce la formation en 5 ans du dix millionième ingénieur
soviétique. »
Après avoir ainsi reconnu les drames du Tiers Monde, Louis Pauwels
fait le procès des fausses solutions.
« Le romanesque historique (GUEVARA) n’embellit pas l’histoire
: il la travestit. L’illusion lyrique (la COMMUNE) ne galvanise pas
les énergies : elle les gâche. On n’oppose pas à
une société l’indignation on lui oppose une autre société.
»
Voilà au moins un dernier point sur lequel nous sommes d’accord,
encore que l’indignation consécutive à la prise de conscience
d’une injustice soit souvent le déclic qui permette précisément
la recherche des vraies solutions.
Ce qui irrite Louis Pauwels, c’est l’indignation stérile ou snobinarde,
et il n’est pas tendre à l’égard de ceux qu’il soupçonne,
à tort ou à raison, de s’y laisser entraîner. Ainsi
s’explique cette violente attaque contre l’écrivain Bernard CLAVEL :
« Alors ST CLAVEL s’avance, déliant la société,
la poitrine offerte aux balles de l’ennemi de l’homme. Avec 40°
de fièvre, il va d’abord mourir pour le peuple, dans un chambardement
extatique. Puis il ressuscitera le 3e jour pour le sauver. »
Effectivement, M. Bernard Clavel s’est préoccupé des
problèmes du Tiers Monde et, en 1970, il a publié aux
Editions Laffont un livre intitulé « Le massacre des Innocents
».
Cet ouvrage est un témoignage, constitué par un échange
de lettres entre l’auteur et le représentant sur le terrain de
la fondation « Frère des Hommes ». Cette oeuvre se
donne pour mission de sauver le plus grand nombre possible de ces malheureux
bébés et gosses du Tiers Monde, dont Bernard Clavel nous
révèle, avec une sobriété exemplaire, l’atroce
calvaire. Et il sait déjà donner une première signification
à son indignation puisqu’il abandonne la totalité de ses
droits d’auteur sur ce livre à la fondation. De plus, Bernard
Clavel aborde ce drame avec des réactions que nous ne saurions
désavouer. En voici quelques-unes, parmi d’autres :
« Non il n’est plus l’heure de faire la charité, mais l’heure
de rendre justice...
Cet hiver, dans un hôpital de Marseille, une fillette de 4 ans
est morte parce qu’elle est atteinte d’une maladie très rare.
Cette maladie est si rare que pour des raisons de rentabilité
- tu as bien lu, de rentabilité - on n’a pas encore pu entreprendre
de recherches qui donneraient un remède. Ce que nous voudrions,
c’est qu’on nous parle aussi de rentabilité pour les recherches
entreprises dans le domaine de la destruction du monde...
Il y a encore en Europe, comme ailleurs, pas mal de négriers.
Peu importe pour eux la santé ou la vie d’un gamin, ils ont leurs
problèmes de fric. Ils travaillent dans un monde où le
mot rentabilité efface souvent le mot humanité...
En mai 68, quand j’ai vu les étudiants et quelques autres jeunes
se lever en masse pour contester une société de consommation,
j’ai eu un grand espoir. Un mois plus tard je le perdais en constatant
que leur mouvement ne songeait même pas à contester l’essentiel
de ce qui est contestable : l’injustice qui fait que l’on peut ici se
plaindre de l’abondance et, à deux pas, crever de faim. »
UN POINT DE RENCONTRE
En dépit de cette excellente analyse, Bernard Clavel, tout au
moins à ma connaissance, ne propose aucune solution constructive
pour aller au-delà de ces opérations de sauvetage qui,
pour spectaculaires et admirables qu’elles soient, me rappellent le
vieux proverbe chinois « Si tu donnes un poisson à un malheureux,
tu lui tires un repas. Si tu lui apprends à pêcher, tu
le sauves de la famine pour toute sa vie ».
Quand à Louis Pauwels, il écrit : « je pense fermement
que la seule chance du Tiers Monde, marxiste ou pas, est dans le compromis
avec la surpuissance occidentale. Je pense tout aussi fermement que
le progrès passe par le néocolonialisme, à base
de bonnes affaires réciproques. »
Nous connaissons, hélas, ce que peuvent être pour les
plus déshérités, dans une économie de profit,
les bonnes affaires réciproques, et si cette solution avait été
la bonne il y a belle lurette que toutes les difficultés du Tiers
Monde seraient résolues.
Et pourtant, en dépit de tout ce qui précède, c’est
paradoxalement dans le livre de Louis Pauwels que j’ai trouvé
les idées sur lesquelles pourraient se rencontrer ces deux hommes
si différents dans leurs réactions, mais également
ouverts au grand drame de leur siècle. Lisez plutôt :
Page 88 : « Ce monde sur-industriel dégage des ressources
limitées. Le problème d’une répartition juste de
richesses sans fin se pose. Par exemple Buckminster FULLER et son équipe
de l’Université de CARBONDALE étudient les moyens de passer
d’une économie marchande à une économie de distribution
pure et simple. Mais ce problème se pose tout autrement que dans
le monde ancien, où l’on se basait sur des notions de paupérisation
totale. Et en effet, comme le prévoyait Lénine, la violence
a cessé d’être un moyen et une méthode de progrès.
»
Bravo, le voilà enfin le terrain de rencontre pour une action
constructive vraiment efficace. D’autant plus que Louis Pauwels développe
longuement cette idée en annexe :
Pages 149 et 150 : « Ni l’eau, ni l’air, ni les métaux,
ni l’énergie, ni la nourriture, ne risquent de manquer à
la planète. Là dessus, toutes les études de futurologie
basées sur les cycles sont formelles...
Parmi les espoirs, je crois en ceux-ci :
- l’abaissement constant du prixdes produits de consommation,
- un revenu de base pour tous les hommes des pays post-industriels,
de l’ordre de 5 000 F du pouvoir d’achat actuel (en 1971),
- une liberté complète d’expression et une liberté
complète d’utilisation des sources d’information.
Ce revenu de base et ce temps de travail, si l’on se fixe sur le taux
de croissance normal actuel, peuvent paraître relever de l’utopie.
Nous n’entrons pas dans un monde de taux de croissance normal, mais
dans un monde de points de rupture en séries et d’énormes
bonds technologiques. Déduire le revenu de la société
postindustrielle du revenu de la société industrielle
présente, c’est comme si l’on avait déduit le nombre des
transistors en 1970 du nombre des postes à lampes en 1930. Quant
à la semaine de 20 H, elle est déjà en experimentation
dans plusieurs entreprises.
Les sociologues se demandent avec angoisse ce que l’homme moyen fera
de son temps libre. Mais tout porte à croire que l’homme moyen
a plus de ressources en lui-même et d’intelligence de la vie que
n’importe quel sociologue... »
Pages 152 et 153 : « Je crois à un monde d’abondance,
de vie enrichissante pour tous, et de libertés... Je crois à
un monde moyen où l’homme moyen aura la faculté de vivre
abondamment selon ses facultés de vivre personnelles. Je ne vois
pas d’inconvénients à ce que des grands organisateurs
se tuent de responsabilités et de charges, si ça leur
plaît, pour avoir un yacht stratosphérique ou un château
sur Vénus. Si un monde de richesses et de loisirs pour tous est
promis, les pays que le délabrement mental, l’allergie au futur
auront conduit à se retirer de la course au développement,
subiront un sort analogue.
Pour que la grande technologie libératrice fonctionne, il faut
une humanité consciente des valeurs et des promesses du progrès.
Une société de découragement, comme dit Maurice
DRUON à propos de la société intellectuelle française,
risque d’être absente le jour de la distribution des prix de l’effort...
Mon cher ami, l’absolue nouveauté c’est une société
qui ne prétend pas vous donner des raisons de vivre. _dais qui
vous donne assez de moyens matériels et d’informations, assez
dé temps et de libertés, pour que vous en puissiez découvrir
une à votre choix. Dieu ou une collection de f faiences, la chasse
au colibri ou votre perfectionnement intérieur, le tir ou l’équitation,
les mathématiques ou l’homosexualité, etc...
- Mais si en moi-même et dans ce monde je ne trouve pas de raison
de vivre ?
- La grande société distributrice et tolérante
tolèrera aussi votre suicide... ».
Alors, pourquoi vous chamailler, MM. CLAVEL et PAUWELS, si la grande société distributive et tolérante vous attend l’un et l’autre ? Pourquoi ne pas plutôt unir vos efforts pour hâter sa construction et préciser ses structures ? Abandonnez en choeur l’économie marchande et ses contradictions inextricables. Et surtout, à propos des drames du Tiers Monde, n’oubliez pas que l’Economie des Besoins est le seul système qui permette enfin « d’apprendre à pêcher » aux pays en voie de développement. Pourquoi ? Parce que dans cette économie, les hommes auxquels nous livrerons les clés de nos technologies les plus avancées ne seront jamais des CONCURRENTS, mais des ASSOCIES, auxquels il deviendra possible d’apporter le bien-être et le confort sans abandonner quoi que ce soit de nos propres commodités et sans quête dominicale dans les rues. Il n’y aura pas de bonnes affaires réciproques, mais réciprocité de bons services rendus entre partenaires enfin attelés à la grande tâche commune : l’épanouissement de l’Homme.