Nécessité et limites de l’économie circulaire
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Publication : mars 2024
Mise en ligne : 17 août 2024
Dans une première partie, publiée dans le n°1232 de La Grande Relève, Guy Evrard analysait les relations que peuvent entretenir le capitalisme et l’écologie. Dans cette seconde partie, il questionne la capacité de notre système de consommation à mettre en place un recyclage pertinent afin d’assurer la pérennité des ressources nécessaires à nos modes de vie.
< 1ère partie : Le mirage d’une croissance capitaliste et écologique |
Dans une première partie [1], nous avons entrepris la lecture du livre condensé de la thèse de doctorat de l’économiste Timothée Parrique, « Ralentir ou périr - L’économie de la décroissance » [2], un travail universitaire qui nous semble converger avec les fondements de l’économie distributive. Nous poursuivons sous le même titre en ouvrant une parenthèse sur la nécessité et les limites de l’économie circulaire dans une stratégie qui ne soit plus asservie à la croissance. Nous nous référerons à un autre ouvrage qui éclaire cette réalité.
Timothée Parrique ne consacre qu’un bref sous-chapitre à cet aspect pour reconnaître un objectif louable et admettre qu’une économie écologique devrait être aussi circulaire que possible, mais en rejetant néanmoins l’hypothèse qu’une croissance verte serait accessible si tous les matériaux nécessaires à la production de nouveaux biens étaient extraits de nos déchets. Nous partageons ce point de vue.
Quelles limites ? D’abord, tous les déchets ne sont pas recyclables ou même simplement récupérables : les combustibles brûlés, la biomasse incinérée, la nourriture, les systèmes dissipatifs en général (un système est dissipatif quand il évolue dans un environnement avec lequel il échange de l’énergie ou de la matière, par exemple le mortier de ciment ou le béton pendant la phase de prise)… Sur les 100 milliards de tonnes de ressources extraites chaque année à l’échelle de la planète, 37 milliards seraient irrécupérables. Le recyclage peut aussi être trop complexe en raison de la multiplicité des associations (matériaux composites et alliages) et de la miniaturisation. Par exemple, un smartphone dernier cri contient plus d’une cinquantaine de matériaux. Et lorsque le procédé technologique existe, son coût peut être dissuasif, les entreprises préférant investir dans la publicité. Nous avons évoqué dans la première partie les conséquences de l’effet rebond lorsqu’un procédé de fabrication gagne en efficacité. Aussi, il est peu probable que les taux de recyclage rattrapent l’augmentation de production, incitée notamment par la publicité et l’obsolescence programmée. Enfin, outre que le recyclage est en lui-même consommateur d’énergie, bien que celle-ci reste inférieure à l’énergie nécessaire à l’extraction de matière première nouvelle, on ne peut de toute façon pas recycler à l’infini sans dégradation progressive du matériau recyclé. Les lois de la thermodynamique rappellent que le mouvement perpétuel n’existe pas. Il y aura donc toujours consommation de matière première vierge, même dans une économie en croissance nulle.
Croissance soutenable ? La société au défi de l’économie circulaire
C’est le titre de l’ouvrage de François Grosse [3], préfacé par Dominique Bourg (professeur honoraire de l’université de Lausanne) et postfacé par Cédric Villani (mathématicien, membre de l’Académie des sciences). François Grosse est diplômé de l’École polytechnique et de l’École nationale des Mines de Paris. Il est expert dans la gestion des déchets et le recyclage, actuellement directeur de la stratégie circulaire et bas carbone à la Société monégasque de l’électricité et du gaz.
« Nous savons aujourd’hui que le mythe de réserves de matières premières infinies est révolu. Pour le fer, l’aluminium ou de nombreux métaux dont nos sociétés ont besoin, nous croyons disposer de plusieurs siècles de ressources au rythme de consommation actuel. Mais que se passe-t-il si l’on tient compte de la croissance ? […] En réfléchissant aux fondements du recyclage, François Grosse a intégré la variable croissance dans ses modèles d’analyse stratégique […]. Il confirme que la compatibilité de la croissance économique avec la soutenabilité des réserves naturelles n’allait pas de soi […], tandis que l’accélération de nos consommations amplifiera toujours plus notre impact sur l’environnement et le changement climatique » [4].
On évite pourtant de s’attaquer au cœur du problème que pose la croissance tendancielle des consommations : l’extraction et la transformation de matières premières essentielles à notre mode de vie mais non-renouvelables. Comment concilier l’intention de réduire la ponction sur les ressources primaires grâce au recyclage et celle de réduire la quantité de déchets ? Et d’ailleurs, comment expliquer qu’un effort considérable de recyclage du fer et de l’acier en Chine au cours des années 2000 n’ait pas ralenti l’extraction du minerai de fer ? [5].
L’expert observe que nos sociétés se caractérisent davantage par l’accumulation que par le jetable. Il établit alors qu’à condition de combiner une croissance inférieure à 1 % par an avec une gestion appropriée des déchets comme source principale de matières premières, on peut considérer qu’« En fait, en économie circulaire, le déchet n’est pas le problème, mais la solution » [6]. Comment s’assurer de la stabilité d’un tel équilibre ? En tout cas, François Grosse renvoie dos à dos les débatteurs sur la question essentielle de l’Anthropocène : « Pouvons-nous […] à la fois croître et durer [dans un monde fini] ? Les uns assènent qu’un monde fini ne peut s’accommoder d’une croissance éternelle ; les autres rétorquent que la dynamique schumpeterienne de destruction créatrice appuyée sur la technologie apportera les solutions en temps voulu » [7]. Dans cette controverse, la première option s’appuie sur une logique scientifique, quand la seconde repose encore sur une approche philosophique !
Sans entrer dans la démarche mathématique, nous nous limitons ici à quelques éclairages essentiels de l’auteur.
La consommation mondiale des matières premières non-renouvelables les plus courantes suit une croissance exponentielle depuis plusieurs décennies, voire depuis plus d’un siècle. Dans ces conditions, une croissance de 3,5 % par an (PIB mondial depuis 1900, sans aucun découplage durable dans le cas du fer et du cuivre notamment) multiplie la consommation annuelle par plus de 30 au bout d’un siècle et par 1 000 au bout de deux siècles. Une ressource géologique mondiale estimée à 230 années de consommation actuelle s’épuise alors en seulement 60 ans. De plus, l’extraction des matières premières non-renouvelables est une source d’impacts environ- nementaux bien supérieure à celle liée à la gestion des déchets. Produire une tonne d’acier de recyclage génère en moyenne trois à quatre fois moins de gaz à effet de serre qu’une tonne d’acier vierge. Dans le cas de l’aluminium, c’est dix à vingt fois moins [8].
Garantir une gestion soutenable des ressources non-renouvelables revient à s’assurer que la ponction sur ces ressources n’empêchera jamais l’humanité de disposer dans le futur d’un service équivalent à aujourd’hui, avec les ressources qui resteront disponibles. Il faut donc que la productivité de la ressource, englobant la matière première vierge et celle déjà transformée mais récupérable, compense toujours la proportion définitivement dilapidée. Mais on a vu aussi que toute amélioration de l’efficacité d’un processus de production entraîne généralement un accroissement de la demande du bien produit, par effet rebond. L’équilibre paraît donc difficile à tenir sur le long terme. Dans sa stratégie, l’auteur fixe par hypothèse une durée de 100 années pendant lesquelles les conditions de cet équilibre sont réunies, avant épuisement de la ressource primaire. L’objectif d’une gestion soutenable de la matière vise à retarder cet effondrement aussi parce que l’extraction est en même temps à l’origine d’impacts environnementaux de plus en plus lourds, au fur et à mesure que la concentration du minerai dans le gisement diminue [9].
Mais il faut prendre conscience que « Nous recyclons pour rien… tant que nos consommations croissent ». En effet, nos présents déchets résultant de nos consommations précédentes, plus la croissance est rapide, plus nos besoins deviennent supérieurs aux déchets disponibles. Et, à une croissance donnée, plus un matériau séjourne longtemps dans notre économie (entre l’achat d’un bien et son rejet en déchets), moins il y aura de déchets disponibles pour le recyclage vers de nouveaux biens de consommation. Croissance et temps de séjour dans l’économie sont donc deux paramètres déterminants de l’efficacité du recyclage pour diminuer nos ponctions dans les ressources non-renouvelables. Plus l’un ou l‘autre est élevé, moins le recyclage est utile. Le profil exponentiel de l’évolution dans le temps de nos consommations suscite ainsi une conséquence singulière sur l’effet du recyclage. François Grosse établit, dans le cas de l’acier, métal le plus consommé au monde et le plus recyclé depuis le début du xxe siècle, qu’avec une croissance tendancielle de ses consommations de 3,5 % par an au cours du siècle, recycler mondialement 72 % des déchets de fer et d’acier n’a permis de retarder l’épuisement des gisements exploités du minerai de fer que de huit années environ. Ceci répond probablement à la question soulevée plus haut à propos de l’expérience chinoise. Une croissance de 3,5 % suffit donc à rendre dérisoires les efforts de recyclage [10].
Et aussi que « Nous recyclons pour rien… si nous rejetons trop peu de déchets ». Le temps de séjour moyen de la matière dans l’économie est une notion à la fois intuitive (plus l’objet dure, moins on dispose de déchets) et insaisissable (en raison de la disparité des usages d’une même matière primaire et de la variabilité de sa dégradation selon ces usages). Globalement, le calcul montre, par exemple, qu’il est impossible de gagner 100 ans de répit contre l’épuisement des ressources non-renouvelables en minerai de fer, grâce au recyclage, si les consommations du matériau en cours d’usage progressent de plus de 20 % de matière neuve ; autrement dit, si nous rejetons dans nos déchets moins de 80 % du même matériau que nous consommons simultanément. Une politique de prévention des déchets, par l’augmentation de la durée de vie des objets et par la réparation et le réemploi, n’entraîne pas, à elle seule, une diminution des consommations de matières vierges. Selon la forme prise par l’évolution de nos modes de consommation, elle peut bénéficier ou nuire à la préservation de la ressource non-renouvelable. On considère cependant que l’impact reste marginal dans les deux cas [11].
On s’achemine vers une « croissance quasi-circulaire », répondant aux critères suivants, si l’on veut retarder d’au moins 100 ans l’épuisement des ressources non-renouvelables grâce au recyclage : la croissance de la consommation totale de chaque matière doit être inférieure à 1 % par an ; la proportion effectivement recyclée du matériau contenu dans le total des déchets doit être de l’ordre de 70 à 80 % ; l’économie doit rejeter dans les déchets au moins 80 % des quantités qu’elle consomme, simultanément, de chaque matériau. Ces conditions doivent être réunies ensemble [12].
Les acteurs économiques privilégiant les perspectives seulement à l’échelle des toutes prochaines décennies, « il serait entièrement illusoire de s’en remettre au marché pour conduire spontanément notre société vers des paramètres quasi-circulaires » [13]. En imposant dorénavant une proportion minimum (à déterminer au cas par cas) de matière recyclée dans les matières premières mobilisées, ce seul levier donnerait la capacité de réguler l’extraction des matières premières non-renouvelables et la production de biens neufs, tout en incitant fortement à la valorisation des déchets. Une manière de converger vers une croissance quasi-circulaire [14], voire de piloter une décroissance vertueuse.
Finalement, la maîtrise technique du recyclage des déchets s’affirme comme un outil économique et politique potentiellement puissant pour « ralentir » notre course absurde à la croissance et nous engager sur des chemins de la post-croissance que nous tenterons d’entrevoir dans la troisième partie à venir, en reprenant la lecture de l’ouvrage de l’économiste Timothée Parrique.
[1] Guy Evrard, De la décroissance à la post-croissance - 1. Le mirage d’une croissance capitaliste et écologique, La Grande Relève, N°1232, octobre 2023, p.3.
[2] Timothée Parrique, Ralentir ou périr - L’économie de la décroissance, éd. Seuil, sept. 2022.
[3] François Grosse, Croissance soutenable - La société au défi de l’économie circulaire, éd. PUG (Presses universitaires de Grenoble), mai 2023.
[4] Ibidem, quatrième de couverture.
[5] Ibidem, p.15.
[6] Ibidem, p.16.
[7] Ibidem, p.18.
[8] Ibidem, pp.21-31.
[9] Ibidem, pp.33-43.
[10] Ibidem, pp.45-62.
[11] Ibidem, pp.63-83.
[12] Ibidem, pp.85-95.
[13] Ibidem, pp.97-106.
[14] Ibidem, pp.107-136