L’allocation universelle

ACTUALITÉ
par  J.-P. MON
Mise en ligne : 4 novembre 2005

Rappelons à nos lecteurs que du 16 au 19 novembre se déroulera à Mulhouse le colloque “Monnaies et solidarités” organisé conjointement par le Master de Sciences sociales de l’Université de Haute Alsace et la Maison de la Citoyenneté Mondiale, qui accueille le colloque, 20 rue Schutzenberger (renseignements sur place, sur internet à http://mcmarso.apinc.org, et par tél : 03 89 33 97 86). Dans la perspective de pouvoir s’y rencontrer pour parler d’alternatives solidaires, l’article ci-dessous rappelle le débat autour de l’allocation universelle et le suivant apporte le témoignage d’un participant à la journée consacrée au “produit intérieur doux”, expérience semblable à celle du colloque et qui s’est déroulée le 15 octobre dernier.

Contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays [1], l’idée d’allocation universelle est en France peu répandue et majoritairement refusée par l’ensemble de la classe politique (à l’exception, peut-être de quelques Verts...), par les syndicats, par la Fondation Copernic, par ATTAC, etc.

À droite comme à gauche pour des raisons souvent opposées, l’idée d’allocation universelle se heurte de front au mythe du “travail”.

« Si un homme du XIXème siècle pouvait débarquer dans notre actualité, la première chose dont il s’étonnerait serait l’épuisement complet, l’assèchement radical, le tarissement de toute imagination politique ! Comment est-il possible qu’avec tant de possibilités technologiques, qu’avec autant de richesses matérielles et immatérielles accumulées, avec une telle diffusion de savoir-faire, avec un tel développement de la science, les syndicats et les partis politiques accouchent d’un vide d’action et de proposition  ? Un militant de gauche serait tout simplement effaré par la proposition majoritaire de la gauche : « un emploi pour tous ». À ses oreilles éveillées par des débats autrement passionnés sur les mille manières d’abolir et de dépasser l’esclavage du travail salarié, ce mot d’ordre sonnerait comme celui d’une nouvelle servitude : nous voulons des patrons. »

Maurizio Lazzarato.

 Quelques citations

À gauche, en 2002, peu avant les élections : « Tout porte à croire cependant qu’aujourd’hui comme hier, au delà des évolutions sociales et des adaptations qu’elles commandent, la gauche ne peut être majoritaire qu’en rassemblant de larges parts des diverses catégories “populaires” et de certaines fractions des élites intellectuelles et économiques, sur la base d’une vision du monde qui place le travail comme principale source de dignité » [2].

Entendu aussi lors du colloque sur l’allocation universelle organisé en janvier 2002 par le PC : « Il ne faut pas confondre le débat sur les minima sociaux, qu’il faut revaloriser et dont l’objectif est de parvenir à réinsérer par le travail les exclus, avec l’allocation universelle forfaitaire et inconditionnelle. Cette dernière entretiendrait un effet de stigmatisation de ceux qui ne vivent pas dans la sphère marchande en détournant les militants du socialisme du combat démocratique pour la maîtrise de la production et de la répartition des richesses.

Mais surtout, l’allocation universelle-revenu de citoyenneté risque de n’être qu’une version déguisée de l’impôt négatif libéral préconisé par Milton Friedman. Une telle mesure permettrait de lever les “rigidités du marché du travail”, autrement dit les allocations chômage et le salaire minimum, qui entravent la flexibilité de ce marché » [3].

J-M Harribey [4], en bon provocateur, a, lui, intitulé sa contribution à ce même colloque « Un revenu d’existence monétaire et d’inexistence sociale ? », mais sa réfutation est nettement plus sérieuse que celle de Hoang-Ngoc, notamment lorsqu’il écrit : « La plupart des auteurs défendant le principe d’une allocation universelle invoquent un droit à l’héritage de la société : les richesses accumulées, qu’elles soient matérielles ou emmagasinées en savoir et savoir-faire, et que nous recevons sans aucun effort des générations antérieures, définissent pour chacun un droit égal pour y accéder. Mais ces richesses représentent un stock et non un flux. S’il n’y a pas de travail effectué à partir de ce stock, aucun flux de revenu ne peut être engendré. Or, répétons-le, tout revenu, d’existence ou d’activité, n’apparaît qu’à partir d’un travail productif sans lequel le stock ne peut être valorisé ».

À droite, haro sur les 35 heures et le mot d’ordre est : « Il faut remettre la France au travail », y compris les “seniors”. Pour faire quoi ? Mystère ! Pour créer des emplois ? Mais est-ce vraiment un emploi que les gens demandent ou bien un revenu ? Alors pourquoi pas un revenu dissocié de l’emploi, et garanti ?

 Une vaste nébuleuse

Il est vrai qu’il est difficile de ne pas se perdre dans la notion d’allocation universelle qui recouvre des propositions souvent très différentes et dans laquelle certains journalistes, et même quelques économistes, incluent le concept d’impôt négatif d’inspiration libérale qui n’a rien à y faire.

Au sens large, l’allocation universelle est « un revenu accordé à tous individuellement, sans condition ». C’est la définition qu’en donne l’association internationale BIEN [5] et que nous utiliserons dans ce qui suit. Mais on trouve dans la littérature socio-économique un grand nombre de propositions s’en rapprochant plus ou moins sous des dénominations diverses [6] : revenu social garanti (RSG) sous l’impulsion d’Alexandre Marc dans les années 30, repris actuellement par Marc Heim ; revenu de citoyenneté ; revenu de base ; revenu d’existence ; revenu minimum européen ; revenu européen de citoyenneté, revenu citoyen universel ; revenu minimum de citoyenneté et il ne faudrait pas oublier le revenu social proposé par Jacques Duboin dès 1936 dans le cadre de son économie distributive, mais que les jeunes auteurs ne semblent pas connaître [7], alors qu’il répond à la plupart des objections soulevées par les adversaires de l’allocation universelle.

Pratiquement, le critère essentiel permettant de distinguer les propositions d’inspiration “libérale”, qui ne remettent pas en cause le système actuel, de celles qui conduisent à un dépassement de la condition salariale, paraît être le montant du revenu garanti [8]. En effet, seul un revenu suffisant pour satisfaire les besoins vitaux (alimentation, logement, habillement, auxquels il faut ajouter santé, éducation, culture) rend possible une transformation profonde des rapports salariaux.

En France, la proposition de revenu garanti à laquelle les médias font quelquefois référence (et que Mme Boutin, député UMP des Yvelines, a repris à son compte en 2004 sous le nom de dividende universel) est le “revenu d’existence” proposé par l’Association pour l’instauration d’un revenu d’existence (Aire) dont le montant, actuellement évalué à environ 300 euros par mois, ne permet pas de survivre et qui donc ne peut conduire à un dépassement du salariat, car, comme l’explique André Gorz : « un “revenu d’existence“ très bas est, en fait, une subvention aux employeurs. Elle leur permet de se procurer un travail en dessous du salaire de subsistance. Mais ce qu’elle permet aux employeurs, elle l’impose aux employés. Faute d’être assurés d’un revenu de base suffisant, ils seront continuellement à la recherche d’une vacation, d’une “mission” d’intérim ; donc incapables d’un projet de vie multi-active. Le “revenu d’existence” permet dès lors de donner un formidable coup d’accélérateur à la déréglementation, à la précarisation, à la “flexibilisation” du rapport salarial, à son remplacement par un rapport commercial » [8]. La position de l’AIRE est étonnante car les analyses pertinentes des conséquences du progrès techniques et de la fin de l’ère de la rareté [9] paraissaient devoir conduire l’AIRE à des propositions plus radicales que la simple allocation de revenus d’appoint...

Le revenu social [10] imaginé par Jacques Duboin en 1936 constitue le premier point de sa proposition d’économie distributive, qui va bien au delà des diverses propositions d’allocation universelle citées ci-dessus. Elle répond aux objections des opposants ”de gauche“, notamment à celle d’Harribey concernant la nécessité du travail pour assurer l’accroissement du “stock de richesses accumulées”, car elle s’associe à deux autres propositions qu’il ne faut pas oublier, celles d’un “service social” et de la transformation de la monnaie afin qu’elle devienne justement un flux ; un “flux équivalent à celui de la production” au lieu d’être, comme aujourd’hui, un stock, et qui fait boule de neige. Elle résout par là même le problème posé par le financement de l’allocation universelle, insoluble en régime capitaliste.

 L’économie distributive

L’ED, ou économie de partage, est la reconnaissance que nous sommes tous co-héritiers des fruits du travail des générations qui nous ont précédé. C’est l’économie de l’ère de l’abondance, par opposition à l’économie actuelle qui reste basée sur des lois héritées de l’ère de la rareté.

• Le revenu social

Comme nous l’avons souvent montré dans ce journal, la richesse produite augmente maintenant avec de moins en moins de travail humain. Les salaires liés à cette production ne peuvent donc plus distribuer entre tous les richesses produites. Pour assurer le partage équitable de ces richesses, il faut donc attribuer un “revenu social” à chacun, de sa naissance à sa mort : « La communauté doit donc faire vivre tous ses membres puisque, grâce à eux, elle en a définitivement les moyens. Son rôle n’est pas et n’a jamais pu être de leur procurer du travail (entreprise chimérique même dans l’ère de la rareté), mais de procurer des produits. Ainsi le droit aux produits et aux services découle uniquement du fait que l’on appartient à la race humaine. C’est l’imprescriptible droit à la vie que l’homme possède à l’état sauvage et auquel il ne peut renoncer si le hasard de la naissance l’introduit dans une société modernement équipée. Le droit aux produits et aux services doit-il être égal pour tous ? On répondra affirmativement puisque le labeur humain, conjugué aujourd’hui avec l’outillage dont on dispose, fournit un rendement qui n’est plus proportionnel au labeur. Comment, dans ces conditions, discriminer la part qui revient à chacun ? Certes, je conviens que cette prétention apparaît exorbitante à première vue car elle heurte brutalement les usages, les préjugés et, disons le mot, les préventions. Empressons-nous de dire que l’égalité économique absolue de tous n’est pas indispensable à l’économie de l’abondance. Il est possible de prévoir, surtout dans les débuts, tel ou tel mode de distribution avantageant par exemple l’ancienneté, les aptitudes, la responsabilité, la collaboration intellectuelle. En fait, je ne vois pas le critérium dont on pourra se servir, car l’idée d’abondance hurle d’être accouplée à celle d’une distribution variant avec les individus, l’abondance excluant la nécessité de faire des portions » [10].

• Le service social

Le droit qui fait de nous les cohéritiers d’un patrimoine mondial qu’il s’agit d’améliorer autant que possible pour le transmettre aux générations futures après en avoir partagé équitablement l’usufruit, est le pendant du devoir qui nous incombe à tous de participer à la vie de la société, dans la mesure de nos moyens et selon les besoins de cette société : « Tout homme doit un certain labeur pour avoir droit, non pas à sa place au soleil, mais à sa part dans le surplus social que crée la communauté dont il fait partie. Je dis tout homme, sans exception [...]. L’idée de récompenser le labeur fait encore partie de l’ère de la rareté. Tout ce que la société peut exiger de ses membres, c’est l’effort, quelle que soit son efficacité puisque celle-ci dépend de circonstances étrangères à la volonté humaine. Pourquoi le fait d’être plus intelligent ou plus vigoureux créerait-il un titre à une rémunération plus élevée ? Si le travail du bœuf est plus considérable que celui de l’âne, récompensez-vous le bœuf et punissez-vous l’âne ? La justice sociale est un bienfait qu’apporte l’ère de l’abondance. L’effort seul est réclamé, dans la mesure des aptitudes, alors que le résultat dépend des facultés de chacun » [10].

• La monnaie distributive

À cette économie qui n’est plus basée sur l’échange mais sur le partage, il faut une monnaie différente de la monnaie actuelle. La monnaie distributive est gagée sur les richesses produites et s’annule quand celles-ci sont parvenues à leur consommateur (comme un ticket de métro ou un billet de chemin de fer). Elle n’est donc qu’un pouvoir d’achat et son nom vient de ce que c’est là sa seule fonction. Il n’y a aucun obstacle technique à la mise en place de cette monnaie distributive : le montant de la masse monétaire émise pendant une période donnée est égal au prix total des biens mis en vente dans la même période. Ainsi, à toute nouvelle production correspond l’émission d’une nouvelle quantité de monnaie. Tous les citoyens ont un compte individuel qui est périodiquement réapprovisionné. Ces comptes sont débités à chaque achat, la somme correspondante étant annulée. Il suffit pour cela qu’un organisme public soit seul habilité à alimenter chacun des comptes personnels. La plupart des commerçants sont déjà équipés de machines qui débitent les comptes en lisant une carte à puce.

D’autre part, les processus de création monétaire et d’annulation de crédit sont des opérations classiques ; les banques les pratiquent tous les jours : elles ouvrent un crédit par un simple jeu d’écriture, c’est-à-dire qu’elles enregistrent dans un ordinateur le montant des sommes “prêtées” et elles annulent les crédits correspondant, lorsque leurs clients les remboursent, par un autre jeu d’écriture comptable (en tapant un signe - sur leur clavier d’ordinateur). La différence est que dans le système actuel ces moyens sont le privilège des banques, qui créent la monnaie selon leurs propres critères et en tirent au passage un intérêt, sous forme d’un pourcentage ; alors qu’en économie distributive, ce sont des organismes publics qui en assument la responsabilité, en exécutant des décisions prises démocratiquement, par exemple pour fixer les prix en prenant en compte des critères autres que financiers. Et surtout ils ne prélèvent aucun intérêt.

• La démocratie en économie

Le contrat civique organise la démocratie participative dans l’économie en permettant à chacun de choisir son activité,« d’avoir un projet de vie multiactive » selon les termes d’André Gorz, mais sans empêcher les autres de bénéficier de la même liberté.

Définir la production, répartir les tâches qu’elle rend nécessaires, décider des prix des produits et répartir le pouvoir d’achat correspondant, tout cet ensemble doit résulter de débats politiques auxquels tout citoyen doit pouvoir participer démocratiquement. Toutes ces décisions résultent aujourd’hui de la loi du plus fort, c’est-à-dire du plus riche. L’économie distributive lui oppose une démocratie généralisée au domaine de l’économie, du travail et de la finance, qui passe par la prise de responsabilité des citoyens, décidant de leur participation personnelle par leur contrat civique. En bref, ce terme désigne des contrats personnalisés, de durée déterminée, renouvelables éventuellement, conclus entre la société (représentée par un Conseil compétent) et un citoyen (ou un groupe de citoyens). Le(s) citoyen(s) proposent de réaliser un projet d’intérêt collectif pour lequel il (ou eux) s’estime(nt) compétent(s), à fournir certaines productions ou certains services destinés à être vendus aux prix proposés, et la société s’engage, en acceptant le contrat, à fournir les moyens nécessaires et à mettre en vente la production engagée au prix fixé.

La complexité du monde moderne implique que ces problèmes soient traités aux différents niveaux (commune, région, nation,...) selon la nature des productions considérées.

Le contrat civique est ainsi la clé de la démocratie en économie, puisqu’il permet de concilier l’individualisme et la responsabilité de chacun envers la prospérité de l’ensemble de la société.

Il n’y a plus de course vers une croissance mythique, mais la recherche permanente d’un optimum respectueux des grands équilibres écologiques et environnementaux. On voit donc que l’économie distributive ne fait disparaître aucun de nos droits politiques mais les complète de droits économiques sans lesquels ils n’ont pas de sens car « pour vivre libre, il faut avoir de quoi vivre ! » (à suivre...)


[1Nous en parlerons dans un prochain numéro.

[2Paul Bacot, Professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Lyon.

[3Quelques considérations sur les illusions de l’allocation universelle. Liêm Hoang-Ngoc, Maître de conférences à l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne.

[4J-M. Harribey, Maître de conférences, l’Université Bordeaux 4, membre du Conseil scientifique d’ATTAC.

[5Basic Income Earth Network = Réseau Mondial pour un Revenu de Base).

[6Voir, par exemple, Garantir le revenu, Transversales Science Culture, doc. N°3, mai 1992, ou Multitudes, N°8, Garantir le revenu, mars-avril 2002.

[7Voir à ce propos Vox clamantis in deserto, l’éditorial de GR 1057, août-septembre 2005.

[8A. Gorz, Misères du présent, Richesse du possible, éd. Galilée, Paris, 1997.

[9Y. Bresson, Le cœur de l’accord, in Garantir le revenu, Transversales Science Culture, doc. N°3, mai 1992.

[10J. Duboin, Libération, éd. Grasset, Paris, 1936.


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