Quel marché ?
par
Publication : mai 1990
Mise en ligne : 23 mars 2009
Tout s’use avec le temps, même les mots, qui
finissent par perdre leur sens. Au point que pour continuer à
se faire comprendre, il faut parfois les redéfinir.
Il en est ainsi du mot "social". Le dictionnaire le définit
comme l’adjectif de ce qui concerne la société dans son
ensemble, de ce qui revêt une forme collective : la législation
sociale, par exemple, est "l’ensemble des dispositions législatives
et réglementaires qui font intervenir en faveur des individus
et des foyers la solidarité de la collectivité organisée".
C’est bien dans ce sens que J. Duboin a donné, avant la guerre,
le nom de service social au travail qu’en économie distributive
tout individu se doit d’effectuer, en tant que membre de la société,
pour participer à la production de l’ensemble et non plus pour
le profit d’un patron ou d’actionnaires.
Depuis cette époque, le sens du mot s’est déformé.
On parle aujourd’hui de service social, d’aide sociale, comme d’une
charité laïque destinée à une seule classe
de la société, celle des plus démunis : si une
ville construit "des logements sociaux", c’est qu’elle les
destine aux plus pauvres. Alors il s’agit de logements étroits,
sans confort, et c’est ainsi que social devient synonyme de mauvaise
qualité.
Si l’on veut tenir compte de la déformation du mot, il faudrait
donc, lorsqu’on définit l’économie distributive, remplacer
les mots de service social et de revenu social. Le premier par quelque
chose comme : activité au service de la société
et le second, sans doute, par revenu de citoyenneté.
Echange et marché.
Plus grave est la confusion qui nait lorsque des distributistes affirment
rejeter "l’économie de marché"(1). La vérité
qui se cache sous cette expression est double : il y a d’abord le fait
que nous avons compris qu’il n’est plus possible d’exiger de tout individu,
et tout au long de sa vie, qu’il ait quelque chose à offrir en
échange de ce dont il a besoin pour vivre. Depuis que la production
est (ou peut être) automatisée, le marché du travail
est saturé : une quantité croissante de biens sont produits
sans contre-partie d’un travail humain ; ils peuvent et doivent donc
donner lieu à une distribution équivalente de revenus
pour tous.
D’autre part, les distributistes estiment que l’économie de marché,
celle qui sévit dans le monde actuel, n’est plus que la caricature
monstrueuse du véritable marché. Ce n’est pas l’idée
de marché qu’ils refusent, c’est la façon dont elle a
été défigurée à l’ère industrielle
: peut-on appeler marché une transaction avec une multinationale
qui a acheté en Bourse "toutes les parts du marché"
? II n’y a pas de marché entre un individu et un "holding"
!
Question d’échelle.
Car tout ceci est une question d’échelle, de moyens mis face
à face. II y a bien marché lors d’une transaction entre
deux individus. Par exemple lorsqu’un "particulier" cherche
à revendre sa voiture, il se renseigne, il affiche son intention,
il propose un prix. Si ce prix est "raisonnable", il trouve
facilement des acheteurs qu’il peut éventuellement mettre en
compétition. Si, au contraire, il exige trop, les acheteurs potentiels
l’amènent à baisser son prix. II y a marchandage parce
que vendeur et acheteur peuvent agir sur le montant de la transaction.
Lorsque je vais faire mon marché le samedi matin, je ne marchande
pas comme on le fait encore en Afrique, mais je peux exprimer mon avis
par mon choix, refuser d’acheter à un commerçant qui me
trompe sur la qualité ou la quantité, lui préférer,
même en payant plus, celui qui manifeste son souci d’apporter
luimême un plus à ce qu’il vend, soit en choisissant bien
ce qu’il revend, soit en offrant ses conseils ou un service après
vente. II y a marché parce que ce choix existe tant pour le commerçant
que pour moi : nous sommes placés sur un pied d’égalité
vis-à-vis de la transaction.
Cette égalité d’échelle entre les deux parties
est la condition nécessaire pour qu’il y ait véritablement
marché. La preuve en est qu’à l’échelle du supermarché,
c’est fini : il faut que les consommateurs se regroupent en associations
pour être "de taille" à faire face, à
se défendre, à faire valoir leur point de vue. C’est par
ces regroupements que des "boycotts" sont possibles et se
révèlent parfois efficaces. Un client seul est sans moyens
d’abord parce qu’il lui est difficile de faire des comparaisons, ensuite
parce qu’il est la cible d’experts qui ont acquis une véritable
science sur l’art et la manière de l’amener à leurs fins.
II n’y a pas de miracle en la matière : un bon gestionnaire est
celui qui fait de bons bénéfices, il sait appâter
ses clients en perdant sur certains produits pour se rattraper largement
sur d’autres. Comme il a des moyens que le client n’a pas, c’est lui
qui impose les prix. Et même la mode !
Un objectif clair
Comment conserver les avantages du marché - la concertation entre
l’offre et la demande.- tout en évitant sa déviation de
l’ère industrielle ?
Tel est bien l’objectif de l’économie distributive. D’abord parce
qu’une monnaie non thésaurisable empêche que les entreprises
soient détournées de leurs objectifs économiques
par des manoeuvres financières, comme c’est le cas aujourd’hui
dans ces gigantesques casinos que sont devenues les Bourses.
Des contrats à tous les niveaux
Ensuite parce qu’elle permet de baser les échanges économiques
sur des contrats. Des contrats équitables et négociables
au niveau approprié.
Le contrat le plus élémentaire est celui du citoyen qui
se voit offrir par la société un revenu assuré
à vie, son revenu social, contre un engagement d’effectuer son
service social, selon des modalités qui, dépendant à
la fois de ses propres facultés et des besoins de la société,
devront faire l’objet d’un accord (son contrat social personnel) au
niveau de son entreprise ou de sa commune.
Contrats, encore, au niveau des créations d’entreprises : lorsqu’un
individu aujourd’hui veut créer son entreprise, il s’adresse
à une banque pour lui emprunter les fonds dont il a besoin. La
banque lui prête contre garanties et ne se préoccupe que
d’avoir l’assurance que son client la remboursera et lui paiera des
intérêts. En économie distributive, ce même
individu, ou plus souvent un groupe d’individus, devra proposer un contrat
auprès de la commune dans laquelle il projettera de s’installer.
Un contrat dans lequel il décrira ce qu’il veut produire (afin
qu’on puisse juger de l’utilité de son projet), dans lequel il
justifiera de ses capacités pour y parvenir, dans lequel il chiffrera
ses besoins en bâtiments, en matériel, en personnel, ainsi
que la production qu’il s’engagera à fournir dans des délais
précis. Enfin son projet de contrat devra prévoir plusieurs
éventualités, celles où il ne respecterait pas
les délais, celles où qualité, quantité,
seraient inférieures ou supérieures à celles annoncées,
etc... Si son contrat est accepté par la commune, celle-ci lui
fournit les moyens demandés, pour la durée fixée.
II n’aura pas ensuite à rembourser un prêt, mais il devra,
à terme, fournir la preuve qu’il a rempli correctement son contrat
et que ce qu’il a produit a effectivement intéressé les
consommateurs. Ce rapport a posteriori lui sera nécessaire pour
demander le renouvellement de son contrat ou l’élaboration d’un
autre. Dans de telles conditions, il y a bien un marché entre
l’ensemble du personnel d’une entreprise et le reste de la société
représenté par la commune : les deux parties peuvent discuter
le contrat. Par exemple, si le proposant se rend compte que son projet
intéresse beaucoup la commune, il pourra augmenter ses exigences
et demander des revenus supplémentaires pour luimême et
ses collaborateurs. La commune sera libre d’accepter ou non, par comparaison
aux autres demandes formulées.
Contrats pour le commerce extérieur
II en est de même pour les échanges dits extérieurs.
Une commune rurale peut passer avec une autre commune un contrat pour
la fourniture, à dates fixes, d’une certaine quantité
de denrées alimentaires contre la fourniture, également
à dates fixes, de tels services ou de tels matériels dont
elle a besoin. Une région européenne peut passer avec
une région africaine un contrat pour la fourniture d’un certain
nombre de véhicules, qu’elle fabrique en série, contre
telles prestations de services, touristiques par exemple. La multiplicité
de tels accords de troc entre toutes les régions de la terre
rendra ces accords parfaitement transparents pour les consommateurs
: un européen se rendant en vacances en Afrique paiera les services
dont il aura besoin par prélèvement sur sa carte bancaire.
Aux gestionnaires informatisés de faire ensuite les calculs de
compensation nécessaires, en suivant les normes qui auront été
fixées par les contrats de troc.
Le changement est déjà nettement amorcé
L’économie distributive implique donc d’instaurer une nouvelle
base pour les échanges, une base contractuelle, claire, nettement
définie, engageant la responsabilité des deux parties,
et à l’abri, par conséquent, de toute spéculation.
Et là encore on s’aperçoit que nos propositions sont déjà
largement entrées dans les faits, même si le grand public.ne
s’en est même pas encore aperçu.(voir à ce sujet
l’encadré cicontre).
A partir de l’annuaire De Bard , le journal Le Monde a conclu, en Novembre
1988 :`Aujourd’hui, tout s’échange, se rachète, s’arbitre,
se compense, même certaines dettes du tiers-monde. Achats de gouvernement
à gouvernement, d’entreprise à entreprise ou par l’intermédiaire
de banques comme de sociétés spécialisées,
les exemples se multiplient d’opérations multilatérales.
"
La base contractuelle qu’implique l’économie distributive, devenue
absolument indispensable, est entrée partiellement dans les faits,
comme d’autre part est entrée dans les faits la distribution
de revenus sans compensation d’heures de travail, depuis les congés
payés, la retraite, et maintenant le revenu minimum garanti.
(1) Voir par exemple ci-dessous l’article de F.Lévy.