L’intérêt des lecteurs du Nouvel Observateur
pour les problèmes de l’après-communisme a pu se mesurer
au quasi remplissage du grand amphithéâtre de la Sorbonne.
L’excellente organisation du colloque qui a eu lieu le 18 janvier 1990
et la particulière compétence de chacun des participants
en firent le succès. Ses conclusions sont moins assurées.
Le texte de la première table ronde était mal choisi car
"la fin du communisme" ne peut constituer ni "un projet
politique" ni "une grande alternative à la Société".
Seules des hypothèses pouvaient être émises, et
des constats : l’idéologie perdue et la religion renaissante
; "aucun projet n’émerge et une alternative est attendue"
a dit Cornelius Castoriadis, "une autre forme de gestion et pas
seulement l’une des deux alternatives" a dit Bernard-Henri Lévy.
Sur le second thème proposé : "Après le communisme,
quelle Europe ?" seules aussi des hypothèses étaient
possibles.
L’après-midi, la question n’était pas posée, mais
une affirmation péremptoire : "La transition vers l’économie
de marché". Admise sans réticence par les intervenants,
elle fut vivement attaquée par le dernier orateur, K.S.Karol
qui cita le Brésil comme exemple d’échec économique
malgré ses efforts de "production" ; évoqua "l’austérité"
et notre penchant pour "l’inégalité". Ayant
eu aussitôt la parole, je le remerciai d’avoir été
le seul à refuser l’économie de marché comme alternative
au communisme, et je rappelai, pour notre seul pays, nos deux millions
et demi de chômeurs, nos 35.000 familles (avec enfants) sans logis,
les êtres humains dormant sur les trottoirs parisiens, chauffés
par les grilles du métro. Je repris le mot "austérité"
pour l’opposer à la destruction, aux frais du contribuable, des
"surproductions" alimentaires, parallèlement au battage
sur les "restaurants du coeur". Des applaudissements nourris
m’ayant confirmé que d’autres pensent comme moi, je voudrais
leur dire ici ce que je n’ai pas jugé bon d’ajouter : la solution
préconisable inventée dès 1934 par un Secrétaire
d’Etat au Trésor nommé Jacques Duboin.
Je l’avais résumée dans une pleine colonne
du Courrier parue dans le Nouvel Observateur du 19 juin 1978, en réponse
à un article de Michel Bosquet(1) évoquant ce système
économique et financier différent et ... inorthodoxe.
J’écrivais °.. l’économie ne survit plus que par ses
mythes et ses fictions ... Le mythe du plein emploi : c’est la plus
terrible constatation du rapport Nora qui confirme ... la machine a
été inventée pour travailler à la place
de l’homme.. Deux pour cent de la population des Etats-Unis suffiraient
par leur travail à faire vivre le pays. Le mythe de la libre
entreprise : produire sans d’autre loi que celle du marketing avec ,
pour résultat, une concurrence imbécile .. un gaspillage
dantesque. Le mythe de la monnaie : c’est le seul étalon de mesure
"variable" ! Moyen de l’échange, il varie parce qu’il
s’achète et se vend. L’argent est devenu une marchandise. Et
la crise financière mondiale annoncée promet l’austérité
à la partie du monde qui regorge de produits .. " (j’ajoute
ici qu’une monnaie inconvertible assura la sécurité et
l’indépendance : celà a coûté cher à
Allende et son abandon coûtera cher à Gorbatchev). Le mythe
de la croissance : on n’a jamais vu une augmentation des productions
de toute sorte telle qu’on ne peut plus les vendre (dans les années
30 on appelait ça "surproduction’) et l’on s’étonne
de la crise économique qui ... n’en restera pas là. Le
mythe du commerce extérieur : la concurrence est rude parce qu’il
faut "vendre" et qu’il faut s’assurer des "devises"
pour acheter. Nous supprimons l’argent thésaurisable (pour le
bonheur de tous les hommes) et la monnaie convertible (pour la sécurité
de la nation) : le troc existe déjà entre l’Est et l’Ouest,
et pas besoin de roubles. La notion de "profit" étant
abolie à l’intérieur comme à l’extérieur
(nous l’espérons) il ne sera plus urgent de vendre des armes,
donc d’en fabriquer..." J’ajouterai le mythe de la retraite : les
robots produisent des robots mais ... ils ne cotisent pas.
Neuf ans plus tard, dans le Nouvel Observateur du 27 février
1987, Jacques Julliard écrivait : "Je n’ai rien contre la
charité ...A condition de ne pas jouer sur les mots. Dans l’ordre
du privé, c’est vrai, la seule justice, c’est la charité.
Mais dans l’ordre public, on a honte de rappeler ces évidences,
la seule charité, c’est la justice.. Et quand des hommes politiques
de gauche et de droite applaudissent tous en choeur aux entreprise de
Coluche et de l Abbé Pierre, comment ne voient-ils pas qu’ils
signent leur déchéance, qu’ils applaudissent à
leur propre faillite ? ". Dans le Monde du même temps, le
sénateur Pierre Marcilhacy, malheureusement disparu, rappelait
"la somme des productions agricoles de la CEE dont on ne sait que
faire après les avoir stockées à grands frais.
Ces tonnes de viandes, de céréales, de lait, de beurre,
résoudraient, si les Etats en faisaient don, les problèmes
de famine en Afrique, en Asie, en Amérique du Sud. Cependant
cette forme de liquidation parait à tous inapplicable".
C’est l’évidence, il faudrait payer transport et répartition,
ce qui n’est pas "rentable".
Regorger de toutes les richessses imaginables, détruire les plus nécessaires (blasphème envers le Créateur et injure à la Raison) et, pour ce mythe inepte dit "quilibre budgétaire" compromettre, avec tant d’autres urgences, la santé des citoyens serait explicable s’il n’existait une autre voie c’est le refus de ce remède qui constitue le crimede non-assistance à humanité en danger. Mais c’est dans la liberté du système capitaliste qu’est strictement interdite sa divulgation par les médias.
NDLR : (1) auteur, sous le nom d’André Gorz, de nombreux ouvrages dont nous avons souvent parlé dans nos colonnes.