Capitalisme et tiers-mondisme
par
Publication : mai 1990
Mise en ligne : 23 mars 2009
Dans ce régime économique ubuesque :
- Les travailleurs sont condamnés à maudire les suppressions
d’emplois, même celles qui correspondent à une diminution
de la peine pour une production égale ou supérieure.
- Les retraités sont menacés à terme d’une réduction
de leur pouvoir d’achat sous le prétexte que le nombre des actifs
est en baisse. Alfred Sauvy et Michel Rocard essaient de nous faire
croire que les produits seront moins abondants ; comme si ils étaient
encore créés en proportion du nombre de producteurs !
- Les femmes sont amenées à triompher depuis que beaucoup
d’entre elles réussissent à se faire exploiter par un
homme qu’elles ne connaissent pas : leur patron au lieu d’un homme qu’elles
connaissent et avec lequel elles peuvent avoir quelques intérêts
en commun : leur mari ou leur compagnon.
- Les citoyens sont conduits à penser comme les mercantiles que
les importations sont une perte pour leur pays alors que c’est un enrichissement
et réciproquement pour les exportations.
L’offre de réparations sous forme de fournitures matérielles
faite par les Allemands après la guerre de 19141918 a été
repoussée avec horreur par les Alliés qui avaient bien
compris qu’elle était de nature à relancer rapidement
l’économie ex-ennemie au détriment de la leur.
Suite à la seconde guerre mondiale, le plan Marshall a été
autant et même plus bénéfique aux agriculteurs et
aux industriels des Etats-Unis qu’à ceux de l’Europe.
Le système financier occulte complètement la réalité
utilitaire de l’économie. Il en est de même pour la situation
dans le tiersmonde à laquelle nous allons consacrer cette chronique.
Le dilemme
Bien entendu la dette des PVD qui s’établit
maintenant aux environs de 1300 milliards de dollars pèse lourdement
sur la situation économicopolitique de ces pays. Nous avons suivi
ce drame dont les plus déshérités n’ont pas fini
de subir les conséquences. Susan George dans son excellent livre
"Jusqu’au cou" (1) explique très bien le mécanisme
infernal dans lequel les protagonistes sont engagés. Car si les
banquiers prêteurs n’ont en tête que les moyens de récupérer
d’abord leurs intérêts et ensuite leur capital, afin de
pouvoir lancer de nouveaux prêts encore plus rémunérateurs,
il n’en est pas de même de certains grands agriculteurs américains
pour qui certaines productions alimentaires du tiers-monde sont des
concurrentes sur leur propre marché : c’est le cas par exemple
du soja du Brésil ou du blé argentin. D’autre part, les
pays endettés n’ont plus les moyens d’acheter les fabrications
du Nord et leur clientèle fait défaut aux industriels
de l’OCDE, mais ceux-ci font pression pour que de nouvelles avances
leur permettent d’acheter. Or comment les contrées du Sud rembourseraientelles
leur dette et paieraient-elles leurs intérêts sinon en
vendant plus et en achetant moins ?
Encore une de ces contradictions dont le libéralisme en vogue
nous accable et dont le Président de la République a bien
raison de dire qu’il est à bout de souffle.
Les termes de l’échange
Mais il y a plus grave, c’est la réduction presque continuelle des prix des produits de base (2) dont les pays du Sud tirent l’essentiel de leurs revenus."... L’indice exprimé par le nombre 100 pour l’année 1957 n’a été dépassé que deux fois, en 1973 et 1974. Depuis, bien qu’il y ait eu des hauts et des bas, la tendance est à la baisse. En 1985, l’indice avait atteint le niveau le plus bas jamais enregistré : un sinistre 66..(3)." Dans un récent article du Monde (4) Eric Fottorino soutient que : "les denrées tropicales "trésor" des dirigeants africains ont fait leur temps...". Ce journaliste rappelle opportunément que le pari sur les matières premières est un héritagedu passé colonial. Il estime que "...la spéculation internationale n’est pour rien ou très peu dans la situation déprimée du marché...". Il admet néanmoins que l’irruption de la Malaisie comme nouveau producteur de cacao (5) a contribué à la forte diminution du prix de cette denrée, de même que la famine en Ethiopie a contraint ce pays à liquider son stock de café contribuant ainsi à l’effondrement des cours. Fottorino accuse les chefs des gouvernements africains "...’d’avoir confié leur sort et celui de leurs peuples à quelques cotations fixées à Londres, New-York ou Paris... N’ont-ils pas été, eux aussi, des spéculateurs ?" ajoute-t-il en contradiction avec ce qu’il vient de soutenir ; ou alors veut-il dire que les spéculateurs noirs seraient plus immoraux que les spéculateurs blancs ? Sur un air à la mode, il conclut à l’esprit d’initiative et au goût d’entreprendre des Africains en vue de les inciter à diversifier leur production. Mais il se garde bien der conseiller une autre source de revenu : peut-être le pétrole mais il souffrirait vite de la "surproduction" ; ou alors, lui suggérerons-nous le coca
Abondance indésirable
C’est, qu’en effet, malgré les prévisions
des catastrophistes dont notre ancien camarade René Dumont, la
surproduction généralisée reste menaçante
sur les marchés agricoles. Par rapport aux besoins solvables
s’entend : le système capitaliste n’en connait pas d’autres.
C’est bien elle qui, selon la sempiternelle loi de l’offre et de la
demande, fait baisser les prix sur le long terme.
Dans une étude détaillée, Alain Revel (6) soutient
le pari "... que les maitres-mots de la situation alimentaire mondiale
durant la fin du 20e siècle et le début du 21 e siècle
seront de manière quasi-permanente excédents, technologies,
négociations ... "
Si l’auteur n’était pas un expert indiscuté, nous serions
probablement soupçonnés d’avoir inspiré une prévision
si favorable à nos thèses et à contre-courant de
la dramatisation faussement écologico-tiers-mondiste en honneur
actuellement.
Alain Revel commence par dénoncer l’erreur de ceux qui en 1972-73
ont cru au déficit alimentaire permanent après le triplement
des prix mondiaux des céréales et l’embargo sur les exportations
de soja américain. De même pour ceux qui, en 1983, ont
pensé à une surproduction momentanée lorsque les
stocks mondiaux ont atteint des niveaux inhabituels. Les fermiers américains
ont rapidement comblé le déficit de production de 197273
en remettant en culture sur deux ans : 23,6 M ha sur les 24,8 M ha qui
étaient en jachère volontaire (!). L’auteur explique très
bien que les alarmistes ayant fait entendre leur voix, en particulier
lors des campagnes électorales, Ford doubla le prix de soutien
du blé avant l’élection de 1976 et Carter fit décider
une indexation automatique des prix de soutien en 1977. Les stocks s’étant
reconstitués, Reagan mit en "réserve" 31 millions
d’hectares au prix de 19 milliards de dollars et la tension commença
entre les Etats-Unis et la CEE. En 1987, 22 M ha étaient encore
exploités. Malgré cela, un triple record fut battu en
1986-87 pour la production mondiale de blé, de riz et de céréales
secondaires et, même le Sahel connut des excédents céréaliers.
La sécheresse de 1988-89 a fait baisser la production et les
stocks mais la production américaine doit reprendre son niveau
antérieur dès 1989-90 et les stocks augmenteront fin 1990.
A. Revel cite J. Lebihan selon lequel "... Il est moins dramatique
de gérer l’abondance que la pénurie..". Oui, ajouterons-nous,
mais dans ce système économique, c’est beaucoup plus difficile.
Le progrès technique et ses répercussions
Nous nous référons toujours à
Alain Revel qui donne une comparaison entre la productivité apparente
du travail en France, en taux annuel moyen, pour l’ensemble de l’économie
et l’agriculture. Tandis qu’entre 1959 et 1979, la productivité
d’ensemble progressait de 5,5% et celle de l’agriculture de 7,8 % ;
ces deux pourcentages étaient passés en 1986-87 respectivement
à 3,3 et 8,4 %. La productivité agricole augmente donc
2,5 fois plus vite que la productivité générale
! et ce n’est pas terminé, car d’après l’auteur, l’innovation
se poursuit dans trois domaines : l’organisation, le financement et
les biotechnologies.
Nous citerons rapidement, en ce qui concerne
- l’organisation : une meilleur gestion, la communication plus facile
grâce à la télématique, les systèmes
experts, la diminution des coûts grâce à l’automatique
et la robotique, l’amélioration des prévisions météorologiques,
etc...
- le financement : la banalisation internationale du crédit,
la titrisation des dettes, les OPA sur l’agro-alimentaire, etc...
- les biotechnologies : l’auteur était sceptique à propos
de l’émergence rapide du progrès dans ce domaine ; comment
écrit-il produire de l’éthanol ou du méthanol alors
que le prix du baril de pétrole varie entre 10 et 30 dollars
? Il reconnait maintenant que la santé animale va beaucoup s’améliorer
et la productivité s’accroitre encore : dès 1990, grâce
aux vaccins et à la somatropine. Les variétés résistant
aux maladies seront en place dès l’an 2000, etc...
Notre expert cite le docteur William Porter (7) : "... Vous n’avez
encore rien vu. L’agriculture sera profondément touchée
au coeur pour la première fois depuis le néolithique..
" et de se poser la question : Faut-il opter pour le progrès
en agriculture sachant qu’il entrainera une baisse naturelle des prix
en valeur réelle ? C’est bien le problème en effet, mais
n’est-il pas à la fois honteux, candide et inutile de se le demander
! Nous serons bien d’accord,par contre,pour éviter l’abandon
du territoire rural et pour ne pas croire aux solutions illusoires.
Les nouveaux produits, comme le sucre de maïs, ne viendraient en
effet qu’aggraver la commercialisation des sucres de canne ou de betterave.
Des orientations
Alain Revel ne voit notre salut que dans le dialogue
: européen, atlantique et Nord-Sud et dans l’économie
de marché. Pourtant il reconnait que les restrictions de production
décidées dans le cadre de la Politique Agricole commune
et aux Etats-Unis sont devenues futiles à cause du contexte actuel.
Dans un chapitre intitulé "Les limites de la régulation
par le marché", il écrit notamment : malgré
les mesures déjà prises "... le retour périodique
à une situation de surproduction mondiale semble inexorable ..
L’économie de marché peut combler tous les besoins envisageables
avec un délai de réaction de un à deux ans ...
En revanche ce même système ne parait pas capable de prévenir
la constitution de stocks publics ou privés dont le coût
devient rapidement insupportable et encore moins de résorber
ces stocks lorsqu’ils sont constitués. En économie de
marché, pour entrainer une diminution massive de production,
il faudrait des baisses de prix tellement importantes qu’elles seraient
jugées insupportables par la quasi-totalité des producteurs
mondiaux à l’exception peut-être des 1 à 2 % des
fermiers américains et canadiens qui disposent de plus de 500
hectares et d’une petite moitié des agriculteurs australiens...
".
Ecrire cela et conclure à des solutions aussi usées et
aussi inopérantes est vraiment incroyable.. Nous sommes bien
devant un cas typique, un de plus, de frayeur à l’idée
même de chercher à imaginer un autre système économique.
Pendant ce temps-là, 500 millions d’êtres humains, le dixième
de la population mondiale, sont menacés quotidiennement de famine
d’après la FAO. N’étant pas solvables, ils ne comptent
pas.
Des réformes
Mais revenons à Susan George qui est également
une bonne spécialiste du problème de la faim qu’elle a
étudié dans plusieurs livres précédents
(8). Elle n’en bute pas moins, comme Alain Revel, sur l’incapacité
à imaginer autre chose que l’économie de marché
"libre" en fait dirigé par les grands financiers internationaux
pour leur plus grand profit ; aussi bien en ce qui concerne la production,
entravée, qu’en ce qui concerne la commercialisation d’où
toute véritable concurrence est exclue. Elle donne en exemple
le Président Alan Garcia du Pérou qui, c’est vrai, a fait
quelques tentatives pour refuser de rembourser la dette de son pays
et limiter les paiements d’intérêts puis détourner
une partie des fonds ainsi récupérés pour financer
des productions vivrières locales. Mais l’expérience péruvienne
est vouée à l’échec en face des plans Baker et
Brady, elle aurait eu néanmoins besoin de soutien. Le pays sombre
dans la violence en raison des élections en cours. Quant aux
autres moyens imaginés par Susan George, ils sont bien insuffisants.
N’est-il pas irréaliste de prôner le retour au pays des
capitaux mexicains et autres investis en dollars ou en francs suisses
? Il faudrait pour cela que les banquiers américains ou helvétiques
découragent les déposants ... ce qui est une pure vue
de l’esprit. Par contre, l’achat de biens ou de sociétés
en contrepartie de l’apurement d’une part de la dette est possible.
Néanmoins, il aboutit évidemment à la main mise
des capitalistes occidentaux sur la substance des PVD.
Susan George nous parait être tout de même sur la bonne
voie : celle qui passe de la constatation des contradictions majeures
du capitalisme à la recherche des réformes possibles.
Mais nous croyons que seul le passage à la monnaie distributive,
d’abord dans l’un des pays avancés, ensuite dans d’autres, permettra
une véritable libération du "marché"
et la fin du calvaire des natifs de pays en voie de développement.
Il y faudra beaucoup d’efforts, nous le savons. Tout dépend de
la capacité que nous aurons à trouver l’aide du plus grand
nombre. Rien n’est impossible à l’heure où les tabous
tombent les uns après les autres...
(1) "Jusqu’au cou" - Enquête sur la
dette du tiers-monde , Editions la Découverte, 1988.
(2) 30 produits, non compris l’or et le pétrole.
(3) "Poor outlook for poor nations" The Economist 9 nov. 1985
cité dans (1).
(4) "Afrique la chimère des matières premières"
Le Monde, 20 mars 1990.
(5) En moins de quinze ans, la production malaise est passée
de 10.000 à 200.000 tonnes.
(6) "L’évolution des marchés agricoles la menace
d’une surproduction généralisée" d’après
Economie rurale de mai-juin 1989 par Alain Revel, Directeur adjoint
de l’Ecole Nationale du Génie Rural, des Eaux et des Forêts
(ENGREF) et ancien attaché agricole à Washington
(7) Vice-Président de AGWAY, la plus grande coopérative
d’approvisionnement des Etats-Unis.
(8) dont trois traduits en français : "La faim dans le monde
pour débutants" ,La Découverte 1983, "Les stratèges
de la faim" Grounauer, Genève 1981 "Comment meurt l’autre
moitié du monde ? " Robert Laffont 1978.