Abolition du salariat et conséquences


par  F. CHATEL
Mise en ligne : 30 juin 2009

Depuis plusieurs décennies, dès la fin des Trente Glorieuses, la conjonction de l’augmentation de la productivité et de la baisse de la croissance, l’automatisation des moyens de production, puis la délocalisation vers les pays à bas coûts, conduisent globalement à un manque de travail pour distribuer des salaires.

Le chômage, la précarité et les dommages collatéraux associés se banalisent ainsi, au point de générer et d’étendre le mal-être à une société pourtant riche.

Jacques Duboin a eu le mérite de proposer, dès la crise de décadence du capitalisme des années 1930, un revenu de consommation garanti, équitable pour tous. Le contrat civique reprend cette idée maîtresse de l’Économie Distributive mais, sceptique quant à la participation volontaire au travail nécessaire, accorde éventuellement des surplus de revenu par exemple comme incitation à réaliser certaines activités délaissées.

Ces surplus de revenu accordés possèdent cependant le défaut de maintenir la liaison entre travail et consommation. Ils entretiennent l’existence d’une liaison entre l’activité humaine et celle de l’argent, de l’objet, des biens produits. Davantage de salaire revient à plus de consommation. Sans s’étendre sur l’incitation à consommer, ce concept propose le maintien, au sein de la société, de la hiérarchie de valeurs, d’une différence de traitements entre les individus, de la priorité de l’Avoir plutôt que la promotion de l’Être.

Si le travail doit faire partie, comme il se doit, des instruments favorables au développement de l’Être chez l’individu, il ne peut se trouver perverti par un attachement maintenu à l’Avoir. Il est temps que la recherche de gratification, moteur de la motivation personnelle, s’abreuve à une autre source que celle de l’acquisition matérielle, du consumérisme, pour la sauvegarde de la planète, pour la promotion d’un nouvel état d’esprit au sein de notre société et pour permettre aux préoccupations humaines de se désembourber de la voie unique.

À propos de l’importance de l’égalité économique, Cornélius Castoriadis s’est exprimé ainsi : « L’égalité de participation au pouvoir politique… signifie aussi l’égalité des conditions sous lesquelles les gens peuvent participer à ce pouvoir politique. Pour moi, la démocratie, c’est la participation active de toute la communauté… et non pas la délégation ou la représentation. Alors, l’égalité économique, dans ce sens là,… se justifie… : dès qu’il y a des inégalités économiques, … l’égalité de participation au pouvoir politique devient un leurre … L’essentiel pour qu’il y ait vraiment une nouvelle marche vers une société autonome, c’est la destruction de la mentalité économiste…qui est la mentalité dominante dans le monde contemporain, dans le monde capitaliste, (qui) évidemment s’instrumente essentiellement dans la psychologie des individus par l’inégalité des revenus : j’ai plus que toi, je tâcherai d’avoir encore plus, etc. »

Parfois contre l’avis général, l’humanisme progresse par des abolitions, comme celles de l’esclavage et de la peine de mort. C’est maintenant le tour du salariat. Il s’agit d’abord de poser le postulat selon lequel la vie d’une personne n’a pas de valeur d’échange : sa valeur, même celle d’une fraction de son temps, n’est pas mesurable. Ce temps ne peut pas être comparé avec un objet virtuel comme l’argent, étalon utilisé pour établir la valeur d’une chose. Même si cet étalon était encore gagé sur l’or, comment comparer une heure de vie humaine à un morceau de métal, même précieux ? C’est insensé, injurieux pour l’être humain, c’est le reflet de son exploitation odieuse qui est pratiquée couramment depuis plusieurs siècles.

Comment une quantité de monnaie, qui représente une somme de prix, des valeurs d’échanges de biens de consommation, peut-elle être attribuée à une personne en contrepartie de son travail ? Les capitalistes se sont permis de déterminer la valeur de la quantité de travail ou du temps de travail social moyen, c’est à dire d’une partie de la durée de vie de cette personne, en fonction des ressources nécessaires au maintien de sa force de travail, tout en s’accaparant le surplus de travail, le profit, comme l’a expliqué Marx. Le salaire est donc toujours inférieur à la valeur de la marchandise produite. C’est admettre que la fraction de vie humaine qui est nécessaire à la production d’une marchandise a moins de valeur que celle-ci. Peut-on encore accepter cela aujourd’hui ? Même en considérant que l’argent reçu va permettre d’accéder aux biens de consommation, comment peut-on se permettre d’associer la valeur d’une part de vie humaine avec celles de denrées ou d’objets ?

Le travail, en tant que moyen personnel et social d’évolution, d’émancipation, de gratification, ne mérite pas ce traitement avilissant. Nous serions certainement moins suspicieux quant à la participation volontaire de chacun à l’œuvre générale si l’injure du salaire ne venait pas généralement nuire et masquer les qualités d’enrichissement social ou intellectuel du travail.

Comble d’imposture, comment peut-on affirmer que le temps de vie d’un individu vaut plus ou moins que celui d’un autre ? C’est abominable.

Le salaire doit laisser la place au revenu. Et celui-ci doit être évalué en fonction de la valeur de l’ensemble des biens produits et disponibles pour la consommation.

À la différence d’aujourd’hui, le travail humain ne sera donc plus comptabilisé dans les prix des marchandises, il sera considéré comme non mesurable, ce qui n’a jamais été fait jusqu’à présent. Par contre, alors qu’on considère que la nature est prolixe, inépuisable et offerte à tous les désirs de l’humain, dans le prix des produits seront pris en compte leur impact sur l’environnement, la possibilité que les matières premières qu’ils contiennent soient recyclées ou non, l’origine renouvelable ou pas, des énergies utilisées.

La valeur d’échange d’une marchandise est actuellement déterminée par la quantité moyenne de travail social humain requis pour sa fabrication. L’abolition du salariat supprime donc ce moyen d’établir la valeur d’échange. Pour déterminer un prix de vente, qui aujourd’hui fluctue autour de la valeur d’échange en fonction du marché, resteront l’offre et la demande. Dans l’offre, seront considérés la rareté des composants de la marchandise et le temps nécessaire à leur renouvellement, l’énergie dépensée pour l’obtenir et l’impact total sur l’environnement. Compte tenu de ces critères, il est possible que le ratio nuisance/besoin soit trop important pour autoriser la production de certaines marchandises, le principe de précaution étant appliqué.

La suppression du salariat rend toute sa liberté au travail. Elle permet de mettre en lumière son rôle dans le développement de l’Être et elle met fin à cette horrible sentence : « Tu gagneras ta vie à la sueur de ton front », supprimant ainsi cet odieux chantage de ne pouvoir obtenir du pain qu’en échange d’un peu de soi. Elle rend chacun responsable de sa participation à l’œuvre sociale en même temps qu’elle rend la société responsable de la qualité de sa sollicitation envers chacun de s’associer aux projets communs.

Que craindre de cette liberté ? Un manque d’engagement individuel ? Des propositions totalement farfelues qui mettraient en péril la production nécessaire pour répondre aux besoins définis par la démocratie participative ?— C’est oublier la force engendrée par la recherche de gratification et de reconnaissance de l’individu au sein du milieu social. Cette recherche va s’exercer en fonction des possibilités offertes par les institutions et des valeurs qu’elles véhiculent.

La participation volontaire de tous à l’œuvre générale dépend en grande partie de conditions qui actuellement sont négligées, on préfère utiliser la sanction, le chantage, la répression, la hiérarchie de valeurs, tous ces moyens qui permettent de s’assurer un pouvoir.

Le rapport de confiance entre l’individu et le groupe, qui est nécessaire à l’engagement, sera le résultat de l’éducation, des années consacrées à l’enfance, aux relations parentales, familiales et sociales, à la formation, à la prise de connaissance progressive du monde environnant, de la qualité de la sollicitation gratifiante exercée envers chaque personne en devenir et des marques de reconnaissance décernées. Ces conditions réunies faciliteront l’adhésion du jeune adulte à sa vie professionnelle, au sein d’une société libérée de toute dominance et tout interventionnisme étatiques.

Comme chacun ne pense qu’avec les informations qu’il a mémorisées et que celles-ci proviennent du milieu culturel, les propositions d’activités professionnelles émises par chacun, et la motivation pour les exercer, seront donc produits par la société elle-même. Le choix du métier deviendra un choix individuel, il ne dépendra plus du hasard d’un poste vacant dans un programme imposé par une instance quelconque.

Il est évident que les propositions d’activité devront être l’objet d’un contrat, négocié pour tenir compte de l’expérience déjà acquise, et pour que puissent être objectivement évalués les compétences, les moyens et les investissements nécessaires à sa mise en œuvre dans le respect de l’environnement et des ressources disponibles. La liberté des propositions d’activité doit rester une condition primordiale de la nouvelle société, pour que ces choix ne soient plus dirigés mais reflètent les aspirations des individus.

À la société d’en tirer les conséquences si ces choix ne permettent pas de répondre à tous les besoins exprimés, à elle de corriger son organisation et de revoir ses prétentions en évitant les erreurs du passé, pour ne plus avoir recours au diktat et à la manipulation des esprits.

L’humain est un être social. Il a besoin de se sentir intégré et apprécié par la société. Celle-ci doit offrir à chacun de ses membres les moyens d’y parvenir, lui permettre de trouver sa gratification personnelle, d’une part par le plaisir éprouvé dans l’exercice de l’activité qu’il a choisie et d’autre part par la reconnaissance des autres envers son engagement dans la quête du bien-être général.


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