BESANÇON
Le premier Jardin de Cocagne fut créé en 1991, à Chalezeule, en banlieue de Besançon. Pour comprendre ce projet il faut bien voir que plusieurs niveaux d’action, habituellement séparés, y sont réunis : la question environnementale n’est pas moins importante que la collaboration avec les réseaux professionnels, la vente directe à un réseau d’adhérents et l’insertion professionnelle. La charte du réseau impose que ces quatre niveaux d’action, constituant “l’intelligence du territoire”, soient respectés. Cela se traduit concrètement dans la composition des Conseils des Jardins de Cocagne (les CA) qui comprennent des adhérents consommateurs, des collectivités, des professionnels de l’agriculture, des organismes sociaux, des salariés… Les jardins ne se maintiennent que grâce à une convergence d’intérêts entre ces différents représentants.
Mais en plus, les Jardins font appel à des financements privé : estimant que la prise en charge de la pauvreté n’intéresse que modérément les élus, les financements politiques leur paraissent aléatoires. Tout se passe comme si il s’agissait de socialiser la propriété ou d’associer le capital, le travail et le talent.
Et un autre aspect de ce “fouriérisme pratiqué” mérite d’être souligné : les responsables du réseau tiennent à ce que les adhérents rencontrent régulièrement les personnes en insertion, par exemple en venant chercher leurs paniers de légumes. Notons aussi un dernier point : passant de l’expérimentation à l’essaimage, les Jardins se sont multipliés en nouant entre eux des liens spécifiques. Les responsables du réseau insistent sur le fait que le fonctionnement de cette collectivité, tout en évoluant, ne surplombe pas les Jardins et les jardiniers qu’elle regroupe…
La ville de Besançon s’est récemment engagée dans la mise en place d’une Caisse solidaire soutenant la création d’activités et d’emplois dans le domaine de l’Économie sociale et solidaire (ESS), la création de “logements très sociaux” et l’accès aux crédits individuels à la consommation…
La Caisse bisontine s’inscrit véritablement dans la mémoire sociale locale.
On notera d’abord que ce projet intègre le sauvetage de commerces ou la reprise d’entreprises par leurs salariés.
L’idée de proposer un crédit à la consommation s’inscrit pleinement dans le prolongement du Minimum Social Garanti, créé par la municipalité de Besançon dans les années soixante-dix, et dans le cadre duquel les responsables de la politique sociale municipale explicitaient leur volonté de laisser aux bénéficiaires l’appréciation de leurs besoins.
MULHOUSE
La mémoire sociale mulhousienne, datant de deux siècles, est liée au très rapide développement industriel et démographique impulsé par des entrepreneurs calviniste au début du XIXème siècle. L’éthique protestante fut ici déterminante. En effet, chez les calvinistes, compte tenu de leur attachement à la doctrine de la prédestination, chaque individu devait : « conquérir dans la lutte quotidienne la certitude subjective de sa propre élection et de sa justification » comme l’exprime M.Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Cette certitude pouvait s’éprouver dans la capacité à accroître la gloire de Dieu au moyen de son travail. La réussite professionnelle devenait un signe d’élection pour ceux qui acceptaient d’être “intendant de Dieu” [1]. Comprenant leur réussite économique comme une confirmation de leur salut, les entrepreneurs calvinistes mulhousiens formaient une sorte de caste coupée de ceux qu’ils considéraient comme irrémédiablement perdus [2]. Accroissant cette coupure, ils justifiaient les salaires très bas qu’ils accordaient aux ouvriers parce que, dans leur idéologie, le travail était aussi un moyen de rédemption.
Pour assurer leur prospérité en la fondant sur une compétitivité accrue, les industriels mulhousiens se dotèrent, en 1826, d’un outil spécifique de développement et de gestion collective de l’industrie locale : la Société Industrielle de Mulhouse (la SIM). Les statuts de cette société mettaient l’accent sur le rôle de la diffusion du savoir scientifique et des savoir-faire techniques : « Article 1 : Le but de cette société est l’avancement et la propagation de l’industrie, par la réunion, sur un point central, d’un grand nombre d’éléments d’instruction, par la communication des découvertes et des faits remarquables, ainsi que des observations qu’ils auront fait naître, et par tous les moyens qui seront suggérés par le zèle des membres de l’association, pour en assurer le succès » [3].
De fait, multipliant le nombre de ses correspondants scientifiques prestigieux, la SIM favorisa l’éclosion d’un grand nombre d’écoles liées à la recherche, la diffusion et l’adaptation des innovations en chimie, mécanique, dessin… C’est dans ce cadre technique qu’il faut comprendre les préoccupations “sociales” des membres de la SIM telles qu’elles sont présentées dans l’article 6 de ses statuts : « Elle s’occupera de tout ce qui est de nature à propager et à consolider, dans la classe ouvrière, le bien être, l’hygiène, l’instruction, l’amour du travail et de l’économie » [4]. Alors que les chefs d’entreprises luthériens des environs de Montbéliard organisaient et contrôlaient la vie quotidienne des ouvriers par la prise en charge directe et attentive de leurs conditions de vie [5], les patrons calvinistes de Mulhouse préféraient s’occuper prioritairement des conditions de travail [6] en restreignant le travail des enfants, en réduisant la durée des journées de travail, en veillant mieux aux accidents de travail…
À cet égard, rappelons que la Société Mulhousienne des Cités Ouvrières (la SOMCO), créée en 1853, n’est pas une forme de patronage habituelle dans la mesure où elle résulte de l’alliance et du financement de plusieurs patrons. Ces derniers ont formé une société civile par actions, indépendante des industries qu’ils dirigeaient par ailleurs. Il fallait que les ouvriers soient mieux logés, que les loyers soient moins élevés et que les actionnaires ne perdent pas d’argent… La SOMCO était un outil technique de gestion de la question sociale et de développement urbain. La religion des dominants et leur stratégie de développement par valorisation technique et scientifique ont sans doute accru les antagonismes sociaux. Les ouvriers n’avaient aucun moyen de se faire entendre hors de révoltes sporadiques aussi rageuses que vaines. 1827, 1830, 1847, 1848, 1854… autant de dates qui jalonnent une opposition frontale violente, que les patrons de l’enclave luthérienne des environs de Montbéliard surent amortir et parfois même éviter en enrobant la vie quotidienne des ouvriers de leur minutieuse attention.
C’est dans un cadre social nouveau, créé par le rattachement de l’Alsace à l’Allemagne, qu’il faut comprendre le positionnement du catholicisme social. S’appuyant sur l’encyclique rerum novarum, le curé de la paroisse Saint Joseph s’engagea à « restaurer la famille ouvrière, par l’Evangile au point de vue de la foi chrétienne comme au point de vue de l’économie politique ». En opposition avec les principes d’action des entrepreneurs protestants, H. Cetty attendait « Tout pour l’ouvrier par l’ouvrier ». S’inspirant de l’expérience des caisses de crédit développées par F. G. Raiffeisen, le curé créa la Caisse de Crédit Mutuel de Saint Joseph en 1896. Assurances contre la maladie, pensions pour les veuves… il réussit à mettre en place un système de prévoyance là où avaient échoué les membres du comité d’économie sociale de la SIM en 1848 et 1851. Parallèlement, il élabora un système de bons d’achat auprès des boulangers, des marchands de vins et de houille qui rapprocha les ouvriers des petits commerçants. Mais surtout, la Caisse de Saint Joseph, sans subventions de l’État, permit la construction ou la rénovation de mille logements entre 1897 et 1909 et parvint à loger autant de mulhousiens que la SOMCO. Il est symptomatique de constater que, dans une certaine mesure, ce dernier aspect de l’histoire locale est moins intégré à la mémoire sociale des mulhousiens, moins valorisé, que l’histoire des entrepreneurs protestants et de leurs initiatives. À bien des égards, la mémoire de la ville semble reposer sur une auto-célébration qui s’assimile à l’élitisme de ses anciens dirigeants. Il est vrai que, créés par des membres de la SIM, les écoles techniques, les bibliothèques et les musées… autant que la citée ouvrière, ont structuré durablement le tissu social et le paysage urbain.
En fait, la mémoire sociale mulhousienne reste marquée par la coupure entre deux groupes que tout opposait, tant au niveau des croyances que de la répartition géographique. Lorsqu’on les interroge sur leur conception de l’ESS et sur sa place dans le développement local, les élus et responsables administratifs de la ville, quelque soit leur couleur politique, se réfèrent essentiellement aux dispositifs techno-administratifs et non aux initiatives directes des habitants. On pourrait dire que, chez eux, la dimension verticale et techniciste de la prise de décision reste essentielle : la bienfaisance des “notables éclairés” descend sur la masse des “usagers”, des “bénéficiaires”…
Face à cette logique, les porteurs de projets innovants de l’ESS semblent hésiter entre deux attitudes. Soit tenter de traduire leurs projets dans le langage techno- administratif pour bénéficier de la reconnaissance et des ressources que pourraient leur octroyer les notables locaux, mais au risque de trahir leurs principes d’action. Soit choisir d’agir sur la base de leurs seules ressources, mais en assumant la coupure, en affichant leur méfiance.
COMPARAISON
À Besançon s’exprime un mutuellisme résurgent. Il est fortement ancré dans un ensemble de pratiques et de représentations qui associent l’image de la ville aux “inventeurs sociaux”, à l’affaire LIP… Des habitudes de pensée et de travail se sont installées. L’élu ou le fonctionnaire ne peuvent agir sans en tenir compte, l’entrepreneur du tiers secteur peut s’appuyer sur un ensemble de ressources symboliques, institutionnelles… qui permettent le développement d’une véritable stratégie…
À Mulhouse, la distance sociale entre les élites dirigeantes et la masse des habitants s’impose à tous, sous le couvert d’une participation imaginaire des mulhousiens à l’aventure des capitaines d’industrie. La logique technocratique impulsée par la SIM reste valide lorsqu’il s’agit de penser le développement local… La mémoire sociale fonctionne.
Entre ces deux portraits pourraient se glisser les situations plus confuses d’autres villes, telles que Montbéliard ou Belfort. Il importe cependant de présenter, pour conclure, une situation typique surgissant de notre enquête : celle des villes où nous n’avons trouvé aucune trace de mémoire sociale. Le fait que les choses soient moins nettement prédéfinies dans certaines communes impose des efforts permanents de construction et négociation des cadres d’action, de définition des enjeux…
Le flottement qui règne alors amène les porteurs de projets, les élus et responsables administratifs à adopter des comportements clairement tactiques, voire opportunistes.