L’être humain non plus n’a “pas de prix”
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Publication : décembre 2012
Mise en ligne : 22 mars 2013
La résistance au capitalisme vert utilise de très bons arguments contre la commercialisation des services offerts par la nature, M-L Duboin estime qu’il faut les utiliser aussi contre l’exploitation de l’activité salariée :
En juin dernier, nous évoquions ici la vaste offensive qui est menée pour offrir au capitalisme un moyen de trouver une nouvelle croissance, indispensable après la crise financière qu’il a créée et dont toutes les populations du monde n’ont pas fini de subir les conséquences. Cette offensive se masque sous le nom d’économie verte, fort bien trouvé pour faire croire à un public mal informé qu’il s’agirait de mieux protéger l’environnement… Ce n’est qu’une perversion du langage, une de plus, car il ne s’agit pas de mettre un frein aux catastrophes écologiques dues à l’exploitation productiviste de la nature, mais d’un projet élaboré par les lobbies industriels et financiers, pour s’approprier la nature, la “marchandiser”, officiellement et systématiquement, à seule fin d’en tirer toujours plus de profit financier.
Pour comprendre ce qui se trame, les médias officiels n’en parlant guère, il faut se plonger dans les nombreux et volumineux rapports publiés par les Nations Unies (encore un terme qui fait bien illusion !!) ou dans la multitude des projets gigantesques qui visent tant l’extraction massive des ressources minérales de la planète (gaz et huiles de schiste, pétrole dans les eaux profondes et les sables bitumineux), que la conquête de la biomasse (environ 230 milliards de tonnes de matière vivante “produites” par an : plantes, animaux, et jusqu’aux micro-organismes des océans). Il faut aussi observer comment a évolué la prise de conscience des problèmes environnementaux engendrés par l’exploitation croissante des ressources, il faut se rappeler les objectifs annoncés des Sommets sur l’environnement (Stockholm en 1972, Rio en 1992, Rio+20) et comprendre les raisons de leurs échecs successifs, en particulier celui du marché carbone. C’est cet important travail de recherche et de réflexion qui a été fait par toute une équipe, qui en présente les résultats dans un petit livre intitulé “La nature n’a pas de prix - les méprises de l’économie verte” [1]. La lecture, facile, de ses 150 petites pages, dévoile l’enjeu de cette entreprise, menée au mépris de toute démocratie et à l’échelle mondiale. De quoi ouvrir les yeux de tous ceux qui n’osent pas contester la nécessité de la croissance et de la compétitivité parce qu’on leur a affirmé que c’est ce qui permettra, plus tard, de mettre fin à la pauvreté !
Un autre intérêt de ce petit livre est l’annexe de 5 pages, issues d’un texte de Jean-Marie Harribey, qui présente des arguments contre l’idée d’attribuer une valeur économique aux services rendus par la nature. On s’aperçoit en effet que ces mêmes arguments sont tout aussi bien applicables pour contester ce qui se fait malheureusement depuis l’invention du salariat : mesurer la valeur d’un homme par les services qu’il rend.
Revenons au discours qui se développe au sein des instances internationales pour lancer le capitalisme vert : le capital, pour continuer à accumuler, a besoin de nouvelles « sources de valeurs à exploiter », on va donc “valoriser” (on dit aussi “marchandiser”) les services rendus jusque là gratuitement par les écosystèmes. Cette idée d’un capital naturel à mettre à profit est assez nouvelle, elle aurait été lancée en mai 1997 par R.Costanza (et al) dans Nature. Elle est répétée systématiquement depuis, en particulier par la Conférence sur la biodiversité qui s’est tenue à Nagoya en 2010, à la suite de laquelle un auteur a même écrit, en 2011, que le capital naturel vaut « 44 trillions de dollars », ceci étant « la valeur commerciale des terres cultivées, des forêts, des minéraux et de l’énergie du monde ». Elle a même été reprise dans un rapport de l’Union Européenne, dont la préface débute ainsi : « Tout ce qui est utile (l’eau par exemple) n’a pas nécessairement une valeur élevée et tout ce qui a beaucoup de valeur (par exemple un diamant) n’est pas forcément très utile. Cet exemple illustre non pas un mais deux importants défis d’apprentissage auxquels la société est aujourd’hui confrontée. Nous en sommes d’abord à apprendre la “nature de la valeur”, à mesure que nous élargissons notre concept de “capital” pour englober le capital humain, le capital social et le capital naturel. En reconnaissant l’existence de ces autres formes de capital et en cherchant à les accroître ou les préserver, nous nous rapprochons de la durabilité ». Soulignons au passage combien cette phrase est astucieusement tournée afin d’éviter de dire franchement que si commercialiser ce qui, au préalable, était gratuit est le moyen de le préserver, c’est tout simplement parce que cela en interdirait l’accès à ceux qui ne peuvent pas payer.
Le texte de l’Union Européenne poursuit : « Par ailleurs, nous nous efforçons toujours de découvrir la “valeur de la nature”. La nature est une source de valeur importante au quotidien, mais il n’en demeure pas moins qu’elle n’apparaît guère sur les marchés, échappe à la tarification et représente un défi pour ce qui est de l’évaluation », pour annoncer ce qui est son nouveau credo : « Nous sommes en train de nous apercevoir que cette absence d’évaluation est une cause sous-jacente de la dégradation observée des écosystèmes et de la perte de biodiversité », tellement sous-jacente que cette affirmation est bien loin d’être démontrée !
Reprenons la saine réflexion exprimée par les résistants à cette marchandisation de la nature. Je cite l’annexe du livre : « Cette démarche croit possible d’additionner des éléments dont la mesure résulte de la prise en compte des coûts de la production réalisée par l’homme et des éléments qui ne sont pas produits et qui, en outre, relèvent du qualitatif ou de valeurs éthiques non évaluables. Ce parti pris conceptuel a une portée catastrophique : si tout peut être économiquement évalué, alors tout peut être considéré comme du capital. Ainsi, les économistes libéraux néoclassiques considèrent que le capital économique, le capital humain, le capital social et le capital naturel sont additionnables puisqu’ils relèvent d’une procédure de calcul analogue. On voit le tour de passe-passe … On décrète que tout est réductible à de l’économique parce que la monnaie est, dit-on, capable d’homogénéiser les biens et les bienfaits… »
Pourquoi diables l’auteur de ces lignes se limite-t-il à la marchandisation des écosystèmes ? Son argumentation plaide tout aussi bien contre la marchandisation du travail humain qu’est le salariat. Une fois n’étant pas coutume, je me permets de me citer dans Mais où va l’argent ?, page 209 : « Comparer tout à cet étalon unique qu’est la monnaie conduit à mesurer le travail humain comme on pèse une marchandise, il devient une matière première parmi d’autres et l’être humain un objet remplaçable. On en arrive ainsi à jeter des employés “comme des kleenex” en cas de licenciement économique ».
Dans l’économie distributive que La Grande Relève a pour but de proposer et d’en débattre, il ne saurait être question de « mélanger dans une même comptabilité la “ressource humaine” avec les moyens de production », le revenu n’y est plus le salaire, ce « prix auquel un être humain se vend sur le marché du travail, le prix de vente de son temps, de sa force, de son savoir, de ses capacités et de son expérience à une entreprise afin que celle-ci en tire une “plus-value”, ou à un capital pour l’augmenter »… dans cette économie de partage « le revenu versé à un individu a pour objectif… de lui donner les moyens de s’épanouir, de développer ses qualités propres et d’exercer au mieux les activités par lesquelles il assume sa participation à la société dont il est membre et qui l’entretient ».
Si ces propositions sont encore utopiques, l’illusion, aujourd’hui n’est « pas du côté de ceux qui osent proposer un changement radical dans l’exploitation et le partage des ressources, elle est du côté de ceux qui croient possible de toujours fuir en avant pour ne pas avoir à l’envisager ».
Or cette économie soi-disant verte, qui prétend que commercialiser la nature c’est la préserver, est une telle fuite en avant, dans l’espoir criminel de trouver de nouveaux moyens de “faire du fric” pour quelques uns, au détriment de tous les autres.
[1] voir GR 1132, page 6.