La fin du rêve ?
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Publication : décembre 2014
Mise en ligne : 31 mars 2015
Pourquoi la durée légale du travail ne diminuerait-elle pas au fur et à mesure que des robots rendent la main d’œuvre humaine moins nécessaire ?
Jean-Pierre MON s’est aperçu que la réponse à cette question se trouve dans la littérature américaine :
Le rêve, c’est celui que faisaient les travailleurs américains, dans les années 1930, d’une forte diminution de la durée légale du travail. Pour cela, pendant des décennies, le mouvement ouvrier a organisé des manifestations de rue qui rassemblaient des centaines de milliers de travailleurs. La journée de huit heures, c’était la suite logique du combat commencé avant la Guerre de Sécession (1861-1865) par les femmes des usines textiles de Lowell (Massachusetts) : elles s’étaient battues en 1834-36, quand cette durée était de douze heures ou même plus, pour qu’elle soit ramenée à dix heures.
Presqu’un siècle plus tard, en 1922, la revendication d‘une semaine de 30 heures s’était largement développée lors de la grande grève des mineurs du charbon. Dans les années 1930, la journée de huit heures ne constituait donc pour les travailleurs qu’un pas de plus dans la réduction progressive de la durée du travail qui, logiquement, on l’espérait alors, devait continuer sans cesse. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’à l‘apogée de leurs luttes pour les huit heures, les membres du syndicat IWW [1] aient distribué des tracts réclamant ce qu’ils voyaient pour un proche avenir : une journée de quatre heures, une semaine de quatre jours, et un salaire leur permettant de vivre. « Pourquoi pas ? » demandaient-ils.
Et pas surprenant non plus que, lors de la Grande Dépression qui suivit le krach boursier de 1929 (qui ne fut terminé que par la seconde guerre mondiale), les syndicats aient réclamé des réductions de leur temps de travail.
Le gouvernement américain, confronté alors à un chômage qui touchait plus de 13 millions de personnes en 1932, dû s’y résoudre. C’était en effet un moyen évident pour s’adapter à la diminution de l’activité, remettre des chômeurs au travail et freiner les licenciements.
Une proposition de loi, connue sous le nom de Black-Connery Bill, déposée au Sénat en 1932, imposait aux employeurs de payer une fois et demie les heures effectuées au delà de 30 heures, instaurait un salaire minimum et restreignait l’emploi des enfants. Même le très conservateur président de la Fédération américaine du travail, William Green, était partisan de cette loi. Le texte fut adopté par le Sénat mais rejeté à une faible majorité par la Chambre des Représentants, notamment à la suite de l’intervention du président Roosevelt, soumis à une forte pression des milieux patronaux et hostile lui-même à toute diminution de la durée du travail. S’appuyant sur la nécessité du “creusement du déficit public” en période de crise, le New Deal de Roosevelt avait pour but d’employer tout le monde à “plein temps” et la loi sur les normes du travail équitable (Fair Labor Standards Act) de 1938 fit de la journée de huit heures une norme intouchable.
Ce fut aux États-Unis la dernière loi de réduction du temps de travail.
Elle mettait fin à un siècle de réductions successives.
Avec la guerre froide, les ouvriers qui continuaient à revendiquer une diminution de la durée légale du travail furent accusés de subversion, traités de communistes. Et de moins en moins de travailleurs purent se syndiquer. Depuis 1950, la productivité moyenne des travailleurs a été multipliée par quatre, mais les salaires ont stagné… Et comme, bien sûr, la valeur de cette forte productivité devaait aller quelque part : les possédants devenaient de plus en plus riches !
Aujourd’hui, les états-uniens sont les champions mondiaux des pays riches en matière de durée du travail : en moyenne 300 heures de plus par an que leurs équivalents de l’Europe de l’Ouest, notamment parce qu’ils n’ont pas de congés payés.
Que s’est-il donc passé ?
Dès la fin du XIXème siècle, le simple bon sens laissait augurer que les progrès de la technologie devaient forcément libérer de plus en plus de temps pour les “loisirs”. Déjà en 1888, Edward Bellamy imaginait [2] une société dans laquelle les gens ne travailleraient que 4 à 8 heures par semaine. En 1930, le très célèbre économiste britannique John Maynard Keynes [3] pensait qu’en 2030 (un siècle plus tard, tout de même…), on n’aurait besoin de travailler qu’environ 15 heures par semaine [4]. En 1933, Jacques Duboin publiait La Grande Relève des Hommes par la Machine [5] et en 1935, La Grande Révolution qui vient [6] , dans lesquels il expliquait que le progrès scientifique conduit immanquablement au remplacement progressif de l’homme par la machine et que, le travail disparaissant, il faut une nouvelle donne qui combine une forte diminution de la durée du travail, un revenu social assurant un niveau de vie décent pour tous et un service social temporaire pour assurer les tâches que la machine ne peut pas effectuer : c’est ce qu’il a appelé l’économie distributive.
Un peu moins d’un siècle plus tard, les technologies de la communication et de l’information et des robots de plus en plus sophistiqués se substituent à l’homme dans de nouvelles taches [7]. Mais au lieu de le libérer, la technologie l’asservit de plus en plus : « Nous devons consulter nos courriels à chaque heure du jour, assister à des vidéo conférences même en week-end et pendant les vacances pour être sûr qu’on ne nous oublie pas… » [8].
Pourquoi donc la prévision de Keynes, techniquement possible, avidement attendue dans les années 1960, n’est-elle plus en train de se réaliser ? On prétend qu’elle n’a joué aucun rôle dans l’énorme développement du consumérisme ? Voici pourtant le constat fait par N. Schneider : « Un nouveau rêve américain a peu à peu remplacé celui de la journée de quatre heures. Au lieu de loisir et d’épargne, la consommation est devenue un devoir patriotique. Les entreprises peuvent justifier n’importe quoi – tant la destruction de l’environnement que la construction de prisons - pour inventer plus de travail. L’enseignement classique, originellement destiné à préparer les gens à utiliser leur temps libre intelligemment, a été réformé pour devenir une formation professionnelle coûteuse et inefficace. Nous avons cessé d’imaginer, ce que Keynes croyait si raisonnable, que nos petits-enfants vivraient mieux que nous mêmes. Et, nous espérons seulement qu’ils auront un travail… et peut-être même un travail qu’ils aimeront » [9].
Et Benjamin Kline Hunnicutt, historien à l’Université d’Iowa qui consacre tout son travail à démonter “l’amnésie nationale” sur ce qu’était le rêve américain de plus de loisirs, explique dans son dernier ouvrage, Free Time (Temps Libre), comment ce rêve est devenu une “contre-utopie”, et comment le travail menace d’envahir toutes les heures de notre vie : en créant des emplois inutiles.
Des “emplois de merde”
Ce sont les termes peu élégants (dont la traduction en anglais est “Bullshit Jobs”), qu’utilise le sociologue américain David Graeber pour qualifier ces nouveaux emplois “créés” pour détruire ”le rêve“. Comment, en effet, réussir à faire travailler les gens de plus en plus si on n’invente pas des emplois pour continuer à défendre l’idéologie biblique du travail ? Et c’est ainsi que « un très grand nombre de personnes en Europe et en Amérique du Nord tout particulièrement, passent leur vie entière de travail à effectuer des travaux qu’en leur for intérieur ils estiment inutiles. Les dégâts moraux et spirituels qui en résultent sont profonds… mais personne n’en parle » [10]. Que sont ces emplois qui ont été créés depuis le 20 siècle ? Ils sont très nombreux et infiniment variés. Le Rapport sur l’emploi aux États-Unis entre 1910 et 2000 [11] montre que le nombre de personnes employées comme domestiques s’est dramatiquement effondré dans l’industrie et dans l’agriculture. Mais que, dans le même temps, les emplois dans les secteurs des services sont passés de 25% à 75% à de l’ensemble de l’emploi total. Le secteur des services a été énormément gonflé, surtout celui du secteur administratif, au point qu’on a assisté à la création de nouvelles industries telles que les services financiers, le telemarketing, etc… et à l’expansion de tout ce qui concerne le droit des entreprises, de l’administration de la santé, des ressources humaines, des relations publiques, … plus ceux des services techniques, administratifs ou de sécurité qui ont été créés spécialement pour ces nouvelles industries. « C’est, dit en substance Graeber, comme s’il y avait quelqu’un quelque part qui inventait des emplois inutiles simplement pour qu’on travaille tous » [11]. Et c’est un grand mystère, car dans le système capitaliste c’est justement ce qui ne devrait jamais arriver : selon la théorie économique, la dernière chose qu’acceptera une entreprise cherchant à faire du profit, c’est de payer des employés dont elle n’a pas réellement besoin ! Graeber précise : « La réponse n’est pas économique : elle est morale et politique. La classe gouvernante a imaginé qu’une population heureuse et productive disposant de temps libre constitue un danger mortel (pensez à ce qui s’est passé dans les années 60 quand ces conditions commençaient à se réaliser…). Qui plus est, le sentiment que le travail est en soi une valeur morale et donc que les gens doivent être soumis à un travail intense même s’il ne sert à rien, lui convient extraordinairement bien ».
[1] Industrial Workers of the World (= Travailleurs industriels du monde), syndicat international fondé aux États-Unis en 1905.
[2] Looking Backward, 1888, (édition française Cent ans après, éd. Fustier)
[3] Jacques Duboin, « L’oracle des orthodoxes de notre pays », dans Rareté et Abondance, éd. OCIA (1945).
[4] John Meynard Keynes, Economic Possibilities for Our Grandchildren, (=les possibilités économiques pour nos petits-enfants), dans The Nation and Athenaeum, (1930).
[5] Jacques Duboin, La Grande Relève des Hommes par la Machine, éd. Les Editions nouvelles, (Paris 1932).
[6] Jacques Duboin, La Grande révolution qui vient, éd.Les Editions nouvelles, (Paris 1935).
[7] Jean-Pierre Mon, Adieu l’emploi !, dans GR1151, (mars 2014).
[8] How did workism conquer the world ? (= Comment la “travaillite” a-t-elle conquis le monde ?), http://www.nickbarlow.com/blog/?p=3326.
[9] Nathan Schneider, Who stole the Four–Hour Workday ? (= Qui a volé la journée de quatre heures de travail ?), dans VICE Media LLC, 5/08/2014.
[10] David Graeber, On the phenomenon of Bullshit Jobs, (= À propos du phénomène des emplois de merde), dans Strike Magazine, 12/11/2014.
[11] Occupational changes during the 20th century, (= Les changements d’occupation au cours du 20ème siècle), dans Monthly Labor Review, mars 2006.