La Mutualité menacée


Publication : janvier 1999
Mise en ligne : 2 avril 2006

Il y a cent ans, le 1er avril 1898, une loi permettait au mouvement mutualiste d’organiser une protection de haut niveau pour tous et d’étendre ses activités à la prévoyance et à la gestion d’œuvres sanitaires et sociales.

Le financement de la retraite ... ça vous intéresse ?

Plusieurs lecteurs ont manifesté leur enthousiasme pour l’éditorial de notre n° 983 intitulé “Tous au casino !”. Pourquoi, dit l’un d’eux, les abonnés courageux ne se prendraient-ils pas par la main pour l’envoyer à tous les responsables concernés, à tous les échelons (politiques, européens, syndicats, associations nationales ou sections locales, etc.) ?

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Aujourd’hui, « tout un siècle de conquêtes syndicales et sociales qui a permis de substituer le droit à l’assistance, la dignité à la charité » [1] risque d’être remis en question par la transposition dans le code de la Mutualité des directives européennes sur les assurances !

Un des articles de la directive de 1993 exige en effet que les organismes agréés « limitent leur objet social à l’activité d’assurance et aux opérations qui en découlent directement ». En clair, cela signifie que les Mutuelles ne pourraient plus fournir de prestations sociales telles que les allocations d’invalidité de naissance, de décès, d’orphelinat, de handicap, de dépendance, etc., pas plus que gérer des établissements sanitaires et sociaux, des centres médicaux, des cliniques, des maisons de retraite médicalisées... Bref, la directive européenne s’oppose à ce que l’adhérent reçoive en nature, ce qui lui est habituellement accordé en espèces. (par l’intermédiaire des remboursements des mutuelles).

La mutualité, telle que nous la connaissons en France, est un modèle unique en Europe (encore un aspect de l’exception française !) : les 6.000 mutuelles françaises qui comptent 25 millions d’adhérents assurent ensemble 60% de la couverture maladie complémentaire. Elles sont regroupées au sein de la Fédération Nationale de la Mutualité Française (FNMF).

 Une attaque généralisée

Mutualité et Europe

« J’ai lu avec attention vos articles consacrés à la politique européenne et ses conséquences sur le système mutualiste français, en particulier la MGEN.

Agée de 54 ans, je suis en invalidité à 80 % depuis quatre ans, à défaut d’un reclassement qui fut refusé faute de poste budgétaire disponible. Je perçois une pension de 5150,50 F par mois qui doit couvrir les frais d’hébergement, d’entretien et les dépenses médicales partiellement remboursées, comme les prothèses. Seule la MGEN me permet aujourd’hui de vivre normalement, en particulier grâce à l’allocation mensuelle d’invalidité, sans laquelle je serais plongée dans la marginalité des déshérités. Si, pour construire l’Europe, différentes aides doivent être supprimées, et si la MGEN doit perdre son caractère mutualiste voulu par les travailleurs lors de sa création et ne plus être qu’une “banque” sacrifiée aux exigences européennes, alors un grand nombre de travailleurs comme moi seront jetés dans le flot grandissant des exclus. Si les assurances privées sont des banques, la MGEN a tissé des liens étroits avec ses adhérents depuis toujours, ce que l’Union européenne ne peut remettre en question sans porter atteinte à un édifice patiemment construit par les hommes et pour les hommes, au cours de leur histoire. »

Mme L. L. (Alpes Maritimes), courrier des lecteurs de Valeurs Mutualistes, 9/1998.

Un tel “marché” ne pouvait qu’attirer les assureurs qui n’ont pas manqué de faire un intense lobbying auprès de la Commission de Bruxelles, mais aussi du Sénat et du ministère des finances français, pour que la Mutualité rentre dans le rang.

• Côté Commission européenne, les gouvernements de droite ou de gauche, qui se sont succédé depuis 1992, ont proposé différentes modifications de la réglementation sur les assurances de façon à introduire dans les textes une reconnaissance de certains aspects de la mutualité. Dernier en date, Lionel Jospin, a confié à Michel Rocard une mission pour « trouver les voies d’une solution respectueuse du droit communautaire et des intérêts de la Mutualité française ».

Jusqu’ici, aucun accord n’a encore pu être trouvé, si bien que le 8 mai dernier la Commission européenne a publié un communiqué annonçant la poursuite de la France devant la Cour de Justice des Communautés européennes, au motif qu’elle n’a pas encore appliqué aux mutuelles les directives relatives à l’Assurance. C’est, en quelque sorte, une fin de non-recevoir aux propositions de modifications du Code de la Mutualité faites par la France quelques semaines auparavant. L’épreuve de force semble donc irrémédiablement engagée. Mais déjà, sans en attendre l’issue, les assureurs multiplient les recours devant les tribunaux administratifs dès qu’une mutuelle crée une œuvre sociale (clinique, pharmacie, centre optique,...).

• Côté autorités françaises, les menaces sont tout aussi lourdes. Le lobby des assureurs fait le siège du ministère des finances pour qu’il mette un terme à l’exception fiscale dont bénéficient les mutuelles, qui, selon lui, entraînerait une distorsion de concurrence. Il semble que Martine Aubry soit en passe de se laisser convaincre (allez savoir pourquoi ?). Elle a en effet annoncé qu’elle préparait un projet de loi destiné à aider les mutuelles à s’adapter à leur nouvel environnement économique (l’Europe des marchands ?) : « Les mutuelles doivent s’adapter. Nous sommes convaincus que la défense auprès de Commission européenne des avantages comparatifs des mutuelles ne passe pas par l’inertie ou le repli sur soi » a-t-elle déclaré le 25 septembre devant 2.000 mutualistes réunis pour fêter le centième anniversaire de la charte de la Mutualité. Au Sénat, c’est bien pire encore (cela n’est pas étonnant) : le sénateur de l’Orne, Alain Lambert, président de la commission des finances du Sénat, dénonce dans un rapport de 200 pages les distorsions de concurrence et la place trop grande de certains acteurs comme les mutuelles en complémentaire maladie. Entre autres mesures, le rapport préconise la démutualisation, comme cela s’est passé au Royaume-Uni : « Il convient de s’interroger sur l’opportunité d’autoriser la transformation des sociétés d’assurance mutuelle en sociétés de capitaux, ce qui permettrait de lever des fonds plus facilement pour financer leur croissance et faire face à la compétition internationale » [2]. Notons que le rapport Lambert recommande aussi la création de fonds de pension [3]...

 Menace sur la cohésion sociale

Endormis par le discours ambiant, conditionnés par une intense publicité, pour faire preuve de modernisme, les Français risquent fort de se laisser persuader de confier la protection de leur santé aux compagnies d’assurances. Il n’est donc pas inutile de rappeler ici quelles sont les différences entre assurances et mutuelles. En bref, « les compagnies d’assurance font commerce de l’aléa de santé, alors que les mutuelles organisent la solidarité entre les individus » [4].

Les assurances pratiquent en effet une sélection des risques (par exemple, en excluant certaines personnes) et de leurs adhérents (en fonction de leurs moyens financiers) et distribuent leurs profits à leurs seuls actionnaires. Ce sont des compagnies commerciales qui se nourrissent de l’inflation des dépenses de protection sociale. Elles sont un des facteurs prépondérants du déficit de la sécurité sociale.

Au contraire, les mutuelles ne sélectionnent pas leurs adhérents sur des critères financiers et elles les accompagnent durant toute leur vie (quel que soit leur état de santé) ; elles réinvestissent leurs excédents dans le domaine sanitaire et social. à travers leurs réseaux d’œuvres sanitaires et sociales, elles sont un des principaux acteurs de la politique de rééquilibrage des dépenses de santé.

L’application pure et simple des directives européennes ou l’adoption des propositions du rapport Lambert conduiraient à une véritable banalisation entre l’assurance et la mutualité, dont les finalités sont pourtant fort différentes, comme on vient de le voir. Elle ne ferait que mettre encore plus à mal la cohésion sociale du pays. Pour une illusion !

 La réalité est tout autre

Une étude présentée à l’assemblée mondiale de l’Association Internationale de la Sécurité Sociale (AISS), qui s’est tenue à Marrakech en octobre dernier, conclut en effet que « les pires résultats proviennent des assureurs privés à but lucratif ». L’auteur de l’étude, R.B.Saltman, Professeur en gestion des soins de santé à l’Université d’Emory (États-Unis), a basé ses travaux sur quatre critères : l’équité, l’efficacité, la responsabilité sociale et le rôle de l’État. L’injustice culmine avec les comptes épargne médicaux instaurés ces dernières années aux États-Unis [5].

En novembre dernier, le gouvernement britannique, au vu d’un rapport de l’Association des assureurs, a accepté l’idée de faire passer des tests génétiques à ceux qui veulent souscrire une assurance-vie. Dans deux ans les tarifs pourront être augmentés pour les personnes sur qui on aura décelé des dispositions pour certaines maladies (Alzheimer, affections motrices et cancer du sein, la liste est déjà établie).
(d’après Sciences et Avenir)

D’autre part, les statistiques de l’OCDE pour 1997 montrent que les dépenses sont nettement plus élevées dans les pays où l’assurance privée prédomine. Ce sont évidemment les États-Unis qui sont en tête, la gestion administrative de leurs grandes compagnies absorbant entre 15 et 27% du montant des primes collectées. Contrairement à une idée fort répandue, les frais de gestion des organismes publics qui remplissent les mêmes fonctions dépassent rarement 6 à 8% des cotisations ou du produit de l’impôt alloué au système. (Et, à notre connaissance, l’OCDE n’est pas un organisme réputé pour son gauchisme ! ...)

Plus inquiétant encore : à leur traditionnelle sélection du risque, les compagnies d’assurance ajoutent maintenant la fixation du protocole de soins de façon à minimiser les remboursements. Autre exemple, aux Pays-Bas, les caisses d’assurance-maladie obligatoire, soumises aux lois du marché, adoptent de plus en plus les mauvaises habitudes des organismes à but lucratif. Enfin, et ce n’est pas là le moindre paradoxe, sous la pression de populations scandalisées par les méthodes des assureurs privés, l’État doit intervenir de plus en plus souvent dans le marché de l’assurance-maladie. Comme le fait remarquer Saltman dans son rapport : « plus la part de l’assurance privée est grande, plus l’État doit intervenir en réglementant . » Ces exemples mériteraient d’être largement connus de la population française au moment où certains rêvent de livrer la couverture santé à la concurrence.


[1Jean-Michel Laxal Valeurs Mutualistes, juin 1998.

[2Pascale Santi, Le Monde, 6 novembre 1998.

[3Voir à ce propos l’éditorial “Tous au casino ! ”, de la GR N°983.

[4J-P. Davant, président de la Mutualité française, Le courrier des Mutuelles, n° 164, 1998.

[5Dans ce système, chaque adhérent verse annuellement une somme forfaitaire qui lui est partiellement restituée s’il reste en bonne santé. Dans le cas contraire, il doit augmenter son apport. Les malades gravement atteints ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour faire face.