La vraie formation à la citoyenneté
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Publication : août 2020
Mise en ligne : 8 novembre 2020
Nous devons à Jean Fauche la bonne idée de citer en commentaire le texte suivant de Murray Bookchin :
« En fin de compte, “l’individu autonome”, privé de tout contexte communautaire, de rapports de solidarité et de relations organiques, se retrouve désengagé du processus de formation de soi - paideia - que les Athéniens de l’Antiquité assignaient à la politique comme l’une de ses plus importantes fonctions pédagogiques. La vraie citoyenneté et la vraie politique impliquent la formation permanente de la personnalité, l’éducation et un sens croissant de la responsabilité et de l’engagement public au sein de la communauté, lesquels, en retour, sont seuls à donner une vraie substance à celle-ci.
Ce n’est pas dans le lieu clos de l’école, et encore moins dans l’isoloir électoral, que des qualités personnelles et politiques vitales peuvent se former. Pour les acquérir, il faut une présence publique, incarnée par des individus parlants et pensants, dans un espace public responsable et animé par la parole. Le “patriotisme”, comme l’indique l’étymologie du mot [patrie vient du mot latin pater, le père], est un concept typique de l’État-nation, où le citoyen est considéré comme un enfant et est donc la créature obéissante de l’État-nation conçu comme paterfamilias, ou comme un père sévère qui impose la croyance et le dévouement à l’ordre.
Plus nous sommes les “fils” ou les “filles” d’une “patrie”, plus nous nous situons nous-mêmes dans une relation infantile avec l’État. La solidarité ou philia, au contraire, implique le sens de la responsabilité. Elle est créée par la connaissance, la formation, l’expérience et l’exercice d’une certaine sensibilité - en bref, par une éducation politique qui se développe à travers la participation politique.
En l’absence d’une municipalité à l’échelle humaine, compréhensible et accessible au point de vue institutionnel, il est tout simplement impossible d’assurer cette fonction fondamentale de la politique et de l’incarner dans la citoyenneté. En l’absence de philia, nous jaugeons “l’engagement politique” par le pourcentage des “votants” qui “participent” au processus “politique” : un avilissement des mots qui dénature totalement leur signification authentique et les dépouille de leur contenu éthique...
Qu’elles soient grandes ou petites, les assemblées initiales et le mouvement qui cherche à les étendre restent la seule école effective de citoyenneté que nous possédions. Il n’y a pas d’autre curriculum civique qu’un domaine politique vivant et créatif pour faire surgir des gens qui prennent la gestion des affaires publiques au sérieux.
À une époque de marchandisation, de concurrence, d’anomie et d’égoïsme, cela signifie créer consciemment une sphère publique qui inculquera des valeurs d’humanisme, de coopération, de communauté et de service public dans la pratique quotidienne de la vie civique. La polis athénienne, en dépit de ses nombreux défauts, nous offre des exemples significatifs de la façon dont le sens élevé de la citoyenneté qui l’imprégnait s’est trouvé renforcé ,non seulement par une éducation systématique, mais par le développement d’une éthique du comportement civique et par une culture artistique qui illustrait des idéaux de service civique par les faits de la pratique civique.
Le respect des opposants au cours des débats, le recours à la parole pour obtenir un consensus, les interminables discussions publiques sur l’agora, au cours desquelles les personnalités les plus en vue de la polis étaient tenues à discuter des questions d’intérêt public, même avec les moins connus, l’utilisation de la richesse non seulement à des fins personnelles mais aussi pour embellir la polis (en attribuant ainsi une plus grande valeur à la redistribution qu’à l’accumulation de richesses), un grand nombre de festivités publiques, de tragédies et de comédies, en grande partie centrées sur des thèmes civiques et sur le besoin d’encourager la solidarité... tout cela et bien d’autres aspects encore de la culture politique d’Athènes, formaient les éléments qui ont contribué à créer un sens de responsabilité et de solidarité civiques qui a produit des citoyens activement engagés et profondément conscients de leur mission civique.
Pour notre part, nous ne pouvons pas faire moins — et, souhaitons-le, à terme nous ferons considérablement plus.
Le développement de la citoyenneté doit devenir un art et pas simplement une forme d’éducation — et un art créateur, au sens esthétique, qui fasse appel au désir profondément humain d’expression de soi au sein d’une communauté politique pleine de sens.
Ce doit être un art personnel grâce auquel chaque citoyen est pleinement conscient du fait que sa communauté confie sa destinée à sa probité morale et à sa rationalité.
Si l’autorité idéologique de l’étatisme repose sur la conviction que le “citoyen” est un être incompétent, quelques fois infantile et généralement peu digne de confiance, la conception municipaliste de la citoyenneté repose sur la conviction exactement opposée.
Chaque citoyen devrait être considéré comme compétent pour participer directement aux “affaires de l’État” et surtout, ce qui est le plus important, il devrait être encouragé à le faire. Il faudrait fournir tous les moyens destinés à favoriser une participation complète, comprise comme un processus pédagogique et éthique qui transforme la capacité latente des citoyens en une réalité effective.
La vie politique et sociale devrait être orchestrée de manière à promouvoir une sensibilité diffuse, la capacité réelle à accepter les différences, sans se soustraire, lorsque c’est nécessaire au besoin de mener de vigoureuses disputes.
Le service civique devrait être considéré comme un attribut humain essentiel et non comme un “don” que le citoyen offre à la communauté ou une tâche onéreuse qu’il est contraint d’accomplir.
La coopération et la responsabilité civique devraient être vues comme des expressions de la sociabilité et de la philia, et non comme des obligations auxquelles le citoyen essaye d’échapper dès qu’il le peut.
La municipalité serait donc vue comme une scène de théâtre où se déroule la vie publique sous sa forme la plus pleine de sens, un drame politique dont la grandeur s’étend aux citoyens qui en sont les protagonistes.
Tout au contraire, nos villes modernes sont devenues, dans une large mesure, des agglomérations d’appartements-dortoirs dans lesquels les hommes et les femmes s’assoupissent spirituellement et trivialisent leurs personnalités dans le divertissement, la consommation et le bavardage mesquins. »