Les mésaventures de Marianne
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Publication : janvier 1988
Mise en ligne : 16 juillet 2009
Il y avait déjà belle lurette que rien
n’allait plus dans la maison de Marianne.
Elle avait voulu en faire un château. Après s’être
débarrassée du Roi, elle avait pris sa place, son palais,
ses habitudes de ne rien faire, de tout faire faire par ses courtisans,
croyant qu’ils étaient ses serviteurs.
Mais les courtisans ne sont jamais que des courtisans, des ambitieux
qui rêvent d’être à la place du roi ou de la reine.
Ainsi, tout doucement, la maison de Marianne était pillée
par les courtisans, chacun prenant tout ce qui lui tombait sous la main.
Faisant semblant de vouloir le polir, en réalité, chacun
s’emparait de quelque valeur qui ne lui appartenait pas, laissait à
sa place un faux-semblant de la chose, sur lequel s’accumulait la poussière
et les saletés car personne ne faisait jamais le ménage.
Depuis déjà longtemps, Marianne rongeait son frein, du
haut de son piédestal, dans la grande salle des pas perdus, l’ancienne
salle du conseil de la République.
A force de ronger son frein, elle finit par devenir rouge de colère,
et en 81, elle descend de son piédestal, bat le rappel des vieux
grognards, ceux qui rouspètent toujours. parce qu’ils font les
plus sales boulots, mais qui les font quand même.
Il y en avait un parmi eux, un peu plus vieux que les autres, qui paraissait
être leur chef. Il était déjà bien fatigué
; ses oripeaux étaient vieillis, salis par les ans et les sales
boulots, passés au soleil et à la pluie, ce qui avait
été bleu virait au marron, le blanc était devenu
grisâtre, le rouge n’avait plus de couleur. En outre, ils étaient
un peu bouffés par les mites. à force d’avoir été
enfermés dans le vestiaire de la salle d’attente, de sorte que,
un peu par dérision, un peu par affection, tout le monde se mit
à appeler ce vieux grognard "TONTON MITTE".
Marianne le fit sortir du rang, le nomma officiellement chef des vieux
grognards et, pour bien faire voir qu’elle faisait la distinction entre
le chef et les autres, ceux du rang, elle commanda, haut et fort "Mitté
et Rang, vous me ferez le ménage et mettrez de l’ordre dans la
maison : que tout soit net et propre. N’hésitez pas à
jeter tous ces vieux faux semblants poussiéreux qu’on a mis à
la place des valeurs qui ont disparu. Tâchez d’en trouver d’autres,
vraies, pour les remplacer".
Là-dessus, Marianne remonte sur son piédestal, dignement,
comme il sied à une Reine, croyant. bêtement, comme une
Reine, que tout va se faire sans elle, qu’il suffit de donner des ordres
! Manque de pot, Marianne n’est pas une Reine. C’est même tout
le contraire d’une Reine, c’est une fille du peuple qui a foutu la royauté
en bas du trône... C’était fatal que ça tourne mal.
Rien ne peut se faire sans mettre la main à la pâte. Faut-il
qu’ils soient bêtes, le peuple et elle, pour s’imaginer que tout
peut se faire sans eux, qu’il n’y a qu’à nommer des chefs, des
responsables, et puis se rendormir ou remonter sur son piédestal
!
Des responsables ? de quoi ? de qui ? de ceuzes qui rêvent, qui
croient au Père Noël, qui les ont nommés responsables
pour se débarrasser eux-mêmes de ce qui les emmerde ?
Un beau jour, voyant que rien n’avait changé, que la poussière
continuait à s’accumuler sur les vieux faux-semblants qu’on avait
mis à la place des vraies valeurs, Marianne, qui n’en pouvait
plus, descend à nouveau de son piédestal, pousse une gueulante
et fout tout le monde à la porte. Tout le monde, sauf le vieux
TONTON MITTÉ, eu égard à son âge, quoiqu’il
l’aurait bien mérité aussi ; enfin, bref. Ce qui devait
arriver arriva. A force de gueuler, Marianne attire les grandes gueules.
Parmi elles, il y a un jeune loup qu’en a une encore plus grande que
les autres. Fatalement, comme il gueule plus fort, c’est lui que Marianne
choisit. Se prenant toujours pour une Reine, après avoir confié
au jeune loup le soin de faire le ménage, elle remonte sur son
piedestal, comme si de rien n’était, attendant que "les
autres" fassent le boulot pour elle.
Elle, elle se contente de dire au vieux TONTON MITTÉ : "Tu
t’es foutu de moi, ben tu vas en chier ! Tu vas raquer’ ! Chie et raque
! ! Chie-Raque, Chie-Raque ! ! Elle crie ça à tout venant,
d’un bout à l’autre du pays, et tout le monde de reprendre en
choeur, à tue-tête, comme un écho cent fois amplifié
"Chirac... Chirac... Chirac..." Quoique peu de personnes s’en
doutent, il y a une sorte de vérité cachée par
la justice immanente qui fait que les mots expriment en secret, pour
les seuls initiés. et en clair. ce qu’ils cachent aux autres.
Mitté et Rang étaient, par avance, tout comme Chie et
Raque, porteurs des tares dont leurs noms sont teintés.
Comme il fallait s’y attendre, tout un chacun en chie et raque et, dans
son inconscience habituelle, s’en plaint à Marianne, la pauvre
petite fille des rues qui se prend pour une Reine.
Du coup, elle a presque envie d’essayer de rappeler les vieux grognards,
vu que, même s’ils grognent toujours, ils sont toujours prêts
à remettre ça.
Pourtant, prise d’un doute, Marianne décide de réfléchir
un peu.
Sans descendre de son piédestal, sans faire un geste, elle jette
un coup d’oeil par la fenêtre, dans sa cour, histoire de voir
un peu ce qui se passe chez les gens de cour, ses courtisans. Elle n’en
croit pas ses yeux. D’un train d’enfer, ils mènent, tous ensemble,
une ronde infernale.
Le vieux Tonton-Mitté, coiffé d’un bonnet blanc, et le
jeune loup, portant un blanc bonnet pédalent à toute vitesse
sur un tandem, tournant en rond, en se jetant des regards mauvais. Chacun
fait semblant de croire que son bonnet est le plus haut et le plus blanc,
donc le véritable couvre-chef.
Ils tournent en rond sur leur tandem, comme au cirque, et, comme au
cirque, ils sont accompagnés d’une troupe de trompettistes qui
font beaucoup de bruit, à la gloire des vedettes, prétendant
que c’est de la musique.
Comme au cirque, les deux vedettes se font des grimaces et des pieds-de-nez,
font semblant de se quereller, de se menacer, de se battre.
En vrai, les deux vedettes s’amusent comme larrons en foire, ne se sentent
plus de joie, ivres du son des trompettes. On ne sait si c’est elles
qui les entraînent ou le contraire.
Mais ces deux princes fous sont en train, sans s’en rendre compte, à
force de tourner en rond, de creuser avec leur troupe de trompettistes,
une ornière qui s’approfondit de plus en plus et va bientôt
les engloutir tous.
Marianne, perplexe, se demande si elle doit s’inquiéter ou se
réjouir. Sûr, ni l’un ni l’autre ne feront jamais le ménage
dans la maison. Et après ? Ne fallait-il pas s’y attendre ? Ont-ils
jamais cherché autre chose que les honneurs et la gloire pour
eux-mêmes ? Ne se sont-ils pas toujours foutu d’elle ? Alors où
est le malheur ? Le malheur, Marianne commence à en douter.
Marianne commence à douter de tout, même d’elle-même.
Pauvre Marianne. Est-elle vraiment reine ?
Suffit-il qu’elle se regarde le nombril dans le grand miroir aux alouettes
qu’elle a fait placer, pour sa propre gloire, dans la grande salle du
Conseil ; ce grand miroir surmonté d’un frontispice où
figurent les mots ’’LIBERTE-EGALITE-FRATERNITE", suffit-il qu’elle
se regarde pour que cela soit réellement ?
Ne faudrait-il pas qu’elle s’en occupe elle-même ? Qu’elle descende
de son piédestal, qu’elle retrouve sa rue d’origine, qu’elle
redevienne la fille de joie qu’elle était jadis, afin que la
joie soit ? Qu’elle retrousse à nouveau ses manches au lieu de
retrousser ses jupes, comme elle le fait depuis qu’elle s’imagine être
reine ?
Marianne commence à douter aussi du Père Noël. Comme
à regret, Marianne semble sortir de son long sommeil, et descend
dans la rue. Nous sommes le 20 juin 1789, pardon, 1987. Curieux anagramme
de chiffres !