Souverainetés monétaires


par  J. JÉGU
Publication : août 2011
Mise en ligne : 28 février 2012

« Le cœur des problémes créés par la grande finance réside dans les mécanismes du crédit ». Tant qu’on ne s’attaque pas à cette cause, se battre contre ses effets, c’est perdre ses forces, c’est inutile, et les dégâts s’amplifient. Comment le faire comprendre ? Jean Jégu nous apporte ici son aide, par un exposé soigneusement “pesé” de l’essentiel des mécanismes bancaires. En voici la première partie :

La finance omniprésente est plus que jamais source de problèmes. Le drainage des capitaux vers la spéculation handicape l’économie réelle. Mais la finance trébucherait vite sur un manque de liquidités, c’est-à-dire de moyens de paiements, si l’émission de la monnaie n’avait été conquise par les organismes spéculateurs que sont devenues les banques. La reconquête de la monnaie est le préalable indispensable à la mise au pas de la finance. L’histoire de la monnaie est rarement enseignée ; elle est pourtant riche de leçons. De la pratique ancienne du simple troc intermédié (la monnaie est un objet ou un animal utile, facilement échangeable), en passant par les monnaies métalliques, pour arriver jusqu’à nos cartes de crédit, la monnaie a toujours eu une composante sociale essentielle.

Maintenant que même le fétichisme de l’or a presque disparu, la monnaie n’est plus que de nature sociale, contractuelle devrait-on dire. On ne peut penser une devise sans référence au territoire qui est le sien. Du coup, deux grands chapitres s’imposent : la monnaie dans son territoire et la monnaie de l’extérieur, c’est-à-dire à l’international. Le rôle premier de la monnaie est d’être le moyen de paiement des échanges courants ; c’est donc la monnaie de l’intérieur qu’il convient d’abord d’interroger. Ensuite, et ensuite seulement, nous pourrons en tirer des conclusions pour les échanges internationaux.

I. La Monnaie de l’intérieur

Une transaction commerciale consiste dans l’échange d’un bien ou d’un service contre une certaine quantité de monnaie. Cette monnaie appartient à l’une des parties échangeantes. Si tous les agents économiques disposaient de monnaie en quantité suffisante, il ne resterait qu’à organiser la production et la distribution. Mais tous les agents n’ont pas la monnaie suffisante ; beaucoup doivent s’endetter. C’est le cas de la plupart des entrepreneurs. Il faut comprendre que la monnaie intervenant dans un échange peut avoir été préalablement empruntée par celui qui l’utilise. Et celui qui utilise de la monnaie lui appartenant en propre peut très bien l’avoir gagnée auprès de quelqu’un qui l’a d’abord lui-même empruntée. Et ainsi de suite. Compte tenu des mécanismes actuels de production de la monnaie, la réalité incontournable d’aujourd’hui est que presque [1] toute la monnaie qui circule est, à son origine, née d’un emprunt. Voilà pourquoi chercher la solution aux problèmes des endettés en leur prêtant davantage encore est une chimère.

Rappelons deux vérités à ne pas perdre de vue.

On objectera qu’un prêt étant la mise à disposition d’autrui, moyennant intérêt, d’une somme qui m’appartient, la monnaie ne peut pas naître d’un emprunt ; elle lui préexiste. Il est exact que ce type de prêt est très courant. On le qualifie souvent de prêt mutuel. Mais tous les prêts ne sont pas des prêts mutuels. En outre, on peut aussi s’interroger sur l’origine de la monnaie prêtée dans un prêt mutuel. La monnaie actuelle n’existe pas depuis la nuit des temps et sa quantité totale ne cesse d’augmenter. Il existe donc quelque part un mécanisme créateur de monnaie. Ce mécanisme c’est le crédit bancaire. Tous les traités d’économie le disent. Une banque, après signature de votre emprunt, inscrit sur votre compte courant la somme convenue. Elle ne prend cette somme nulle part ailleurs. C’est son écriture comptable qui la crée.

Bien des professsionnels de la banque n’en conviennent pas. Il y a à cela au moins deux bonnes explications, en plus de celle qui consiste à admettre qu’on peut être banquier sans être spécialisé en théorie monétaire. Un pilote de rallye n’est pas toujours un féru de mécanique automobile.

La première raison est le fait que les banques ne reprêtent pas directement l’épargne qu’elles collectent. Elles gèrent, certes, les crédits qu’elles accordent en proportion de l’argent collecté, mais il y a généralement beaucoup plus de crédits que d’épargne. Les crédits bancaires sont donc pour partie mais de manière indifférenciable des prêts mutuels et pour partie des prêts créateurs de monnaie. Dans le cas contraire, quand le flux des crédits bancaires vaut moins que celui de l’épargne collectée, les banques deviennent destructrices de monnaie.

La deuxième raison est plus fondamentale. Les banquiers affirment que la monnaie n’est émise que par la Banque Centrale et pas du tout par les banques dites secondaires. Ici on pourrait leur donner raison mais à condition de s’entendre sur le sens des mots. Derrière leur mot monnaie et celui du commun des mortels, il n’y a pas le même segment d’une même réalité. Tentons de l’expliquer simplement.

Chaque devise relève normalement d’une Banque Centrale (BC). Dans chaque zone monétaire, on trouve une banque dite Banque Centrale car elle tient les comptes courants de toutes les autres banques ( dites secondaires ) ainsi que celle du ou des Trésors Publics de la zone. Une BC gère les comptes de ses clients exactement comme votre banque gère le vôtre. En particulier les banques peuvent y retirer ou déposer des billets de banque moyennant inscription du mouvement sur leurs comptes. Le total du compte d’une banque et des billets qu’elle a retirés constitue l’avoir monétaire cette banque. Les billets retirés le sont pour être mis à disposition des divers clients de la banque, sur leur demande ; le compte à la BC sert aux règlements avec les autres banques. À ce stade on voit circuler, entre banques et Trésors Publics, de la monnaie dite centrale ou encore de base. En ce sens, les banquiers ont raison : seule la BC émet la monnaie de base, mais celle-ci n’est accessible à l’économie que par les billets, alors que la majorité des paiements se fait par des écritures entre comptes bancaires.

Voilà bien le problème.

Le coeur du problème, c’est que les banquiers ne veulent connaître que la monnaie centrale. Un écrit dans le compte d’un client n’est, pour eux, qu’un engagement à lui fournir des billets s’il en demande, ou plus généralement une promesse de monnaie centrale. Ils ont tout à fait raison. Mais là où le système devient problématique, c’est que ces promesses peuvent donner lieu à quelques abus. La banque promet beaucoup plus (de l’ordre de cinq fois plus et parfois bien davantage) que ce qu’elle a en caisse. Et toutes les banques font de même car elles y sont autorisées par la loi. Cela revient à dire et à constater qu’elles mettent à disposition, qu’elles prêtent le même argent à plusieurs personnes différentes sans que celles-ci en aient conscience. Comment parviennent-elles à faire face à cette situation ? Cela reste leur affaire, pas celle des clients. On pourrait en conclure que cela arrange tout le monde, ce qui est le cas quand tout va bien : les banques fonctionnent et accordent des crédits à l’économie qui en a besoin. Les crédits bancaires se déversent sur les comptes bancaires et les échanges se font en grande partie par des mouvements écrits entre compte bancaires. Ceci donne naissance aux moyens de paiements largement en usage dans l‘économie et que nous nommons monnaie bancaire. Ce sont bien les banques qui créent la monnaie bancaire. Un banquier qui soutiendrait le contraire se tromperait lourdement ou serait de mauvaise foi.

En pratique le total de la monnaie bancaire atteint donc plus de cinq fois le total de la monnaie centrale.

Pourquoi ce rapport appelé multiplicateur de crédit ?

Il n’a pas toujours eu sa valeur actuelle. Il évolue en fonction des habitudes de la clientèle et des moyens mis à sa disposition (chèques, virements, cartes). Pour une quantité de monnaie de base donnée, les banques ont avantage à placer le maximum possible de crédits, c’est-à-dire à la prêter le plus de fois possible. Cela leur ramènera le maximum d’intérêts. La valeur du multiplicateur de crédit n’est limitée que par des règlements imposés aux banques pour leur éviter de prendre trop de risque, celui de ne pouvoir honorer leurs promesses de monnaie centrale. Ainsi en empruntant 100 à la BC au taux directeur i, une banque peut prêter 500, ou davantage, à sa clientèle au taux majoré j. Cela revient soit à prêter 5 fois la même somme, soit à prêter 400 sortis du néant à un taux d’intérêt j. Comme l’affaire porte sur presque toute la masse monétaire bancaire (en France, des centaines de millards d’euros) les flux d’intérêts vers les banques sont considérables (quelques dizaines de milliards d’euros par an). Voilà ce qui explique en grande partie la profitabilité remarquable des banques un peu partout dans le monde.

Mais le paiement des intérêts aux banques et, plus largement, aux détenteurs de capitaux, est un fardeau pour l’économie et distord la distribution des revenus. Et si une banque vient à faire faillite et que ses avoirs monétaires s’évanouissent, que deviennent les promesses qu’elle a faites à sa clientèle ? Naturellement, la clientèle voit dans le même temps disparaître ses avoirs en promesses de monnaie centrale c’est-à-dire sa monnaie bancaire. Si plusieurs banques sont concernées, c’est tout un pan de la monnaie bancaire qui disparaît. Les États ont récemment eu la bonne idée de ne pas laisser survenir cette débâcle : ils ont apporté de la monnaie de base aux banques. Comment cela peut-il se faire ? Exactement de la même façon qu’au niveau de l’attribution des crédits bancaires. Les États acceptent de s’endetter auprès des banques et ces engagements sont traduits en monnaie de base par la BC au profit des banques qui ont pu acquérir de tels engagements. De même que les comptes en banque sont remplis en monnaie bancaire sur la base des contrats d’emprunt signés par les clients, ainsi les comptes des banques sont approvisionnés en monnaie centrale sur la base des emprunts souscrits par les États (rappel : les États ont comme les banques leur compte en BC).

Ce sont donc les contribuables des États qui soutiennent le système financier, les banques étant des intermédiaires obligés, et fortement intéressés entre ces États et les agents économiques, et non pas de simples intermédiaires comme on aurait tort de le penser. En résumé, l’essentiel de la monnaie qui circule dans l’économie provient des crédits bancaires ; c’est la première vérité à retenir. La monnaie bancaire qui en résulte est au moins cinq fois plus abondante que la monnaie de base possédée par les banques ; c’est le système dit, pour cette raison, de réserves fractionnaires. Les banques retirent de ce système des flux d’intérêts nets très importants qui leur confèrent un poids et un pouvoir économique majeurs, bien que la monnaie centrale qui est à la base de tout cela reste toujours garantie de fait par les États, c’est-à-dire les contribuables. C’est la seconde vérité à souligner.

Pour que les États retrouvent du pouvoir monétaire, d’aucuns préconisent qu’ ils empruntent directement à leur BC et non pas aux banques. Aux États-Unis, c’est déjà le cas, mais leur BC, la FED, est propriété d’actonnaires privés. En eurozone, la BCE appartient aux États mais les traités européens leur interdisent de lui emprunter directement. Il faudrait donc impérativement réviser ces traités.

En supposant que cela soit fait, on libérerait ainsi la monnaie centrale de la mainmise directe des banques ; celles-ci n’en garderaitent pas moins la faculté d’engranger des intérêts énormes du fait du multiplicateur de crédit (ou dit autrement, par la vertu du système à réserves fractionnaires). Il faudrait donc aussi, et dans le même mouvement, réduire à l’unité ce fameux multiplicateur de crédit : les banques ne seraient autorisées qu’à prêter l’épargne qu’elles auraient au préalable collectée. C’est ce que l’on appelle le système du 100 % monnaie.

De ce qui précède, on peut conclure que la monnaie nait toujours, d’une manière ou d’une autre, de l’engagement de quelqu’un à la rembourser. Encore faut-il que ce quelqu’un soit identifié et digne de confiance. La monnaie est inséparable de la dette, mais de quelle dette ?

Avant de proposer une vision de la monnaie simple, socialement acceptable et crédible, il faut encore expliciter un autre mécanisme bancaire créateur de monnaie. En effet, si la création monétaire est massivement le fait de l’attribution de crédits, elle ne s’y réduit pas (et c’est ici l’explicitation du presque introduit précédemment). Il s’agit de la monétisation des dettes (processus fondamental dans la création monétaire), auquel correspond symétriquement le mécanisme de démonétisation des recettes. Les banques se libèrent de leurs dettes simplement en alimentant en monnaie bancaire les comptes de leurs créanciers. Elles encaissent leurs recettes en monnaie bancaire simplement en effaçant leur montant sur les comptes de leurs débiteurs. Ce sont là autant de promesses supplémentaires accordées, ou au contraire de promesses effacées. Dans le système des réserves fractionnaires ce mécanisme est donc tout à fait légitime pour créer (ou détruire) de la monnaie. La seule différence – mais très importante - avec la création par attribution de crédit est que la promesse de monnaie n’est ici grevée d’aucun intérêt ni d’aucune échéance pour celui qui en bénéficie. C’est un formidable renversement des rôles : dans la création monétaire par crédit, l’endetté est le bénéficiaire du crédit ; dans la monétisation des dettes, l’endetté est celui qui émet la monnaie car celle-ci est et n’est que la reconnaissance de sa dette.

Ainsi, la monnaie est toujours une dette, mais elle peut être celle de l’émetteur si celui-ci l’émet justement à l’occasion de l’apparition d’une dette et en tant que reconnaissance de celle-ci. Cette reconnaissance de dette sera légitimement détruite le jour où son porteur devra à ou recevra de cet émetteur, la même valeur. Il reste à identifier un émetteur digne de confiance. Contre sa monnaie, je finirai sûrement par recevoir des biens ou services réels qui le libéreront de sa dette, ou bien j’accumulerai moi-même une dette équivalente à son égard, ce qui nous libérera l’un et l’autre. Or, de toute évidence, pour émettre des reconnaissances de dettes capables de circuler en tant que monnaie au sein d’une collectivité, qui serait mieux placé que cette collectivité elle-même, en tant que telle ? La monnaie la plus logique et cohérente est celle qui est faite de dettes de la collectivité envers, initialement, les premiers bénéficiaires au moment de son émission et, ensuite, envers ceux qui en deviennent porteurs au cours des échanges monétaires successifs. La monétisation de la dette publique doit être la source de la monnaie publique. Nulle banque n’a légitimité pour générer de la monnaie publique ; la monétisation de la dette publique doit aller avec la pratique du 100 % monnaie.

Aucune des objections faites à ceci ne tient à l’examen : risque d’inflation, blocage dû au manque de prêts, effondrement de la devise sur les marchés extérieurs.

Comment pourrait-on trouver meilleure position pour réguler la masse monétaire, donc l’inflation, si la collectivité tient d’une main la création monétaire (sélection de ses dépenses) et de l’autre la destruction monétaire (organisation de la fiscalité et des recettes venant des services publics) ? Bien sûr, cela suppose un gouvernement réellement au service du bien public, d’où l’absolue nécessité d’une démocratie réelle.

Quant au manque de monnaie par disparition des prêts, il faut se souvenir que les prêts mutuels évoqués précédemment n’auraient aucune raison de ne plus exister. Quand bien même cette situation de manque de liquidités devrait-elle survenir, la collectivité qui doit à ses membres une monnaie efficace et de qualité, serait tout à fait fondée à prendre les engagements nécessaires, c’est à dire à monétiser la dette nécessaire [2]. Elle l’est d’ailleurs chaque fois que la dette collective à monétiser est démocratiquement acceptée. La monnaie ainsi émise pourrait non seulement couvrir le fonctionnement et les investissements courants mais aussi le champ actuel des subventions, des prêts à taux zéro, ou de toute autre intervention sociale volontaire, par exemple, un revenu d’existence.

Evidemment, toute dette doit finir par être payée, la démonétisation est donc tout aussi nécessaire que la monétisation et elle exige l’existence d’une fiscalité bien ajustée aux équilibres sociaux et/ou la mise en place de services publics payants. Autrefois les dépenses du souverain enrichissaient son peuple ; demain les dépenses publiques pourraient enrichir les citoyens !

L’objection d’un effondrement de la monnaie sur les marchés extérieurs est certainement la plus difficile à réfuter. Mais si l’on met de côté la période transitoire initiale de mise en place de cette modification fondamentale, on peut à terme imaginer des solutions coopératives efficaces entre zones monétaires.

C’est le thème de ma deuxième partie…


[1Ce presque revêt néanmoins une importance remarquable. On le verra plus loin.

[2Pour mémoire, l’achat de devises étrangères par une banque crée aussi de la monnaie.


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