Un hélicoptère qui s’envole !

Actualité
par  M.-L. DUBOIN
Publication : avril 2016
Mise en ligne : 25 juin 2016

Par qui, pour qui, pour quoi se fait la création monétaire ? Voilà des dizaines d’années que nous attirons l’attention sur le fait que ces questions sont primordiales parce que leurs réponses déterminent toute l’économie, alors que les économistes les passaient sous silence et que les citoyens étaient persuadés qu’elles ne les concernaient pas.

Il y a un an, dans (GR 1163), Jean-Pierre Mon signalait une bonne nouvelle. 19 économistes européens (dont Guy Standing et David Graeber, et un seul français, Jean Gadrey) avaient réagi à l’annonce que la BCE allait encore injecter 10 milliards d’euros dans les marchés financiers. Ils ont déclaré, par l’intermédiaire du Financial Times, que « ce QE conventionnel n’est pas un outil fiable pour relancer la croissance du PIB et de l’emploi ». (Les économistes étant des savants, ils utilisent le terme anglo-saxon “quantitative easing”, QE, qui se traduit par assouplissement quantitatif, pour désigner ce que les simples d’esprits désignent par “planche à billets”).

Et le mois dernier, dans son Fil des jours, Jean-Pierre Mon mentionnait avec le même flair, l’article d’un journaliste du Financial Times, Martin Wolf, qui suggérait un « largage d’argent par hélicoptère ». Cette image d’un QE for the people, des billets distribués aux peuples pour stimuler leur consommation, a déclenché une explosion de réflexions qui fait le tour du monde. La plupart des journaux s’en sont d’autant plus emparés que l’idée d’un revenu versé à tous se répand, comme je le signalais en février (GR 1172) dans Faut-il pavoiser ? En Suisse par exemple, elle va être l’objet d’un référendum, et le journal de Lausanne Le Temps lui a consacré un article fort bien documenté que Courrier International a reproduit fin mars.

Parmi les réactions publiées, la plus étonnante a pu paraître être celle de Mario Draghi, car bien qu’il ait pris soin de ne pas se mouiller en précisant qu’il ne l’a pas encore étudiée, il a réagi très vite et qualifié l’idée d’« intéressante ». Mais à la réflexion, on comprend vite la raison pour laquelle elle a séduit cet ancien vice-président pour l’Europe de la banque Goldman Sachs, ancien gouverneur de la Banque d’Italie et actuel président de la Banque Centrale Européenne. C’est que les économistes classiques sont en train de s’apercevoir qu’ils se sont trompés en prônant la politique de l’offre. Peut-être, sait-on jamais !, qu’ils ont vu tout ce qui est offert dans les hypermarchés, ou bien tous les nouveaux modèles de voitures, ou encore toutes les sollicitations des voyagistes pour développer le tourisme jusqu’au bout du monde ! Ils ne peuvent que constater que si le capitalisme est en perte de vitesse, ce n’est pas, comme ils le croyaient, parce que les entreprises ne produisent pas assez.

Ce ne peut pas non plus être faute de clients intéressés, car toutes ces marchandises, avec en outre l’aide de la publicité, leur font envie.

Ils ont découvert que c’est tout simplement parce que ces clients potentiels ne sont pas assez solvables !

Ils se rendent enfin à l’évidence : les centaines de milliards de dollars, de yens ou d’euros qui ont été créés pour relancer l’économie après la crise financière de 2008 ont loupé leur objectif. Leur vient alors l’idée qu’au lieu d’avoir consacré ces milliards à aider les entreprises pour qu’elles soient “compétitives”, il aurait été plus efficace de solvabiliser les clients. « Mais c’est bien sûr ! Donnons-leur du pouvoir d’achat, ils achèteront ! »

Une telle politique de la demande relancerait l’économie, les carnets de commande se rempliraient, donc les entreprises embaucheraient, etc, etc. Ce renversement de la politique économique ferait évidemment repartir l’économie … productiviste. Pour les tenants du “toujours plus !”, qui constitue la base-même du capitalisme, c’est le salut !

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’ils reprennent aujourd’hui cette idée qui fut lancée jadis par Milton Friedman, le “grand pape de l’ultralibéralisme”.

Alors qu’au contraire, quand on a conscience qu’il faut arrêter le pillage de nos ressources et la dégradation de notre environnement, on ne peut que dénoncer un parachutage d’argent conçu pour alimenter une fuite en avant désastreuse.

Cependant, on ne peut pas continuer à priver de tout moyen de vivre des millions et des millions de gens, sous prétexte que leur travail n’est plus nécessaire à la production des biens utiles.

L’économie distributive que nous défendons concilie ces deux impératifs.

Pour cela, nous affirmons que la création monétaire doit être conçue pour permettre, à la fois, de financer les entreprises pour qu’elles produisent, et de solvabiliser les individus pour qu’ils acquièrent de quoi vivre décemment. Comme le rappelle plus loin François Chatel, il ne s’agit donc pas de réformer quelques aspects de l’économie actuelle, mais d’opérer une double révolution. Au lieu d’être imposés par la rentabilité financière, les choix économiques (décider de ce qu’il est bon de produire et des moyens à utiliser pour y parvenir) doivent être faits démocratiquement, publiquement. La masse monétaire à créer doit être la conséquence de ces décisions économiques, être le pouvoir d’achat des biens ainsi fabriqués, donc être renouvelée au même rythme que les productions. Et ce pouvoir d’achat doit être réparti entre les entreprises, pour qu’elles aient les moyens de produire, et les citoyens, pour qu’ils aient les moyens d’assumer leur part des multiples et diverses activités de la société dont ils sont membres.

C’est ce vrai changement que quiconque se voulant “progressiste” devrait avoir le courage d’envisager, en s’opposant à l’idée qu’une création monétaire serve à relancer le productivisme.

C’est donc ce que j’espérais trouver dans l’article de Politis du 7 avril, intitulé Un hélicoptère pour le capitalisme. Je n’ai donc pas été étonnée que son auteur, Jean-Marie Harribey, commence par bien reconnaître, d’une part, qu’il y a surproduction faute de demande solvable, et, d’autre part, que les liquidités dont les banques ont inondé les circuits financiers n’ont servi qu’à spéculer.

Mais hélas, ce double constat ne débouche ensuite sur aucune proposition pour adapter la monnaie au souci de mettre fin aux gâchis et aux injustices… Cet économiste qui se veut “de gauche” refuse d’envisager qu’une « planche à crédit » puisse fonctionner autrement que sous forme d’un prêt aux entreprises. C’est piloté par cet “interdit” qu’il mène depuis longtemps une farouche campagne contre l’idée qu’un revenu puisse être assuré sans que ce soit la contrepartie, c’est-à-dire le prix, d’un travail effectué. Son catéchisme est immuable  : quelle que soit l’évolution des moyens de production, je le cite : « les profits réels ne peuvent venir que de l’exploitation de la force de travail ».

Comme la monnaie « reste mystérieuse pour les citoyens », il explique, en bon pédagogue, que toute monnaie est doublement une dette, pour celui qui l’émet par crédit : il doit honorer les paiements de son utilisateur, et pour ce dernier : il doit la rembourser. Mais il présente cette description de la création monétaire comme la seule possible, omettant seulement de signaler l’importance du fait que, dans le système capitaliste, « l’argent fait de l’argent » parce que l’utilisateur du crédit est obligé, en plus de son remboursement, de payer un intérêt à celui qui a eu le droit (venu d’où ?) de lui ouvrir le crédit. J-M Harribey ne l’ignore évidemment pas, mais il l’escamote en évoquant « la critique justifiée du profit capitaliste » mais c’est pour ajouter qu’elle « ne conduit pas à condamner le principe même de création monétaire indispensable à tout développement économique ».

Personne ne conteste qu’une monnaie soit nécessaire pour faire fonctionner l’économie, mais il importe que cette monnaie cesse de pouvoir “rapporter” parce que c’est ce pouvoir qui lui procure, en outre, le moyen de diriger l’économie, de façon arbitraire, et contrairement à ce qu’il ose affirmer quand il écrit plus loin : « La monnaie est une institution sociale pour accompagner les choix collectifs de production ». Où a-t-il vu se faire de tels “choix collectifs“ ? Où est cette institution sociale qui émet aujourd’hui notre monnaie ? C’est précisément parce que ça ne se passe pas comme ça que nous voulons que les peuples maîtrisent la création de leur monnaie, en la liant à la production qu’ils décident de réaliser ensemble !

Curieusement, il semble que J-M Harribey soit conscient du problème qu’il se contente de poser en ces termes : « comment affecter la monnaie au financement d’une production utile pour la société ? ». Mais il en est un autre que ses convictions lui font totalement ignorer : « qui aura les moyens de d’acheter les produits quand ils seront entièrement créés par des automates ? »

Il évoque vaguement, pour finir, un système bancaire “socialisé” mais en passant sous silence qu’un tel système pourrait apporter la solution en créant une monnaie de consommation, non circulante, non remboursable, dont le seul but soit de faire fonctionner l’économie de façon concertée, raisonnée, mesurée, voire automatisée, mais dans le but d’être utile et sans saccager la planète.