Acharnement thérapeutique

Éditorial
par  M.-L. DUBOIN
Mise en ligne : 30 juin 2010

C’est la panique chez les “décideurs” ! Ayant laissé faire les marchés parce que, selon eux, sa “main invisible” gère l’économie mieux que personne, ils ne savent plus quoi faire ! Mais ils s’obstinent. Et en expliquant qu’ils font tout leur possible « pour rassurer les marchés », ils se comportent comme des gosses que la peur d’un “Père fouettard” a rendus dociles. Or, plutôt que soutenir les banques, à nos frais, leur rôle n’est-il pas, au contraire, de nous protéger contre leurs abus ? Mais il faudrait pour cela qu’ils puissent imposer la loi au système financier, ce qui est devenu impossible. C’est maintenant le monde de la finance qui impose sa loi aux gouvernements : il a plus de pouvoir réel qu’eux. Le plus courageux de tous semble être celui d’Obama, qui essaie d’obtenir quelques lois pour limiter les dégâts, mais il est loin d’avoir réussi.

Quant à ses homologues européens, ils sont en pleine débandade. Les agences de notation ont baissé la note de la Grèce, les marchés vont lui appliquer des taux trop élevés, elle est menacée de faillite ! Vite, il faut venir à son secours ! Non, les Grecs ont vécu au-dessus de leurs moyens, qu’ils paient donc en prenant modèle sur la rigueur allemande !

Mais les créanciers de l’État grec sont en Allemagne et en France…alors, vite, on lui avance des dizaines de milliards à meilleur taux. Mais l’Irlande aussi a une dette publique considérable ! Et l’Espagne ? Non, son gouvernement socialiste a pris les mesures d’austérité nécessaires ! Et le Portugal ? Et l’Italie, qui a une échéance de 260 milliards d’euros avant la fin de cette année ? Mais c’est pire chez les Anglais ! Non, ils ne sont pas dans l’euro, ce n’est pas notre affaire. L’important, c’est de sauver l’euro ! Alors le 9 mai, le jour de l’Europe, les décideurs de l’euroland se réunissent pour débattre dans l’urgence : ils ne se sépareront pas, même un dimanche, avant d’avoir trouvé un accord. Pourquoi cette précipitation ? Toujours la peur du gendarme : si la Bourse de Tokyo s’ouvre à la baisse le lundi matin, c’est que les marchés ne sont pas contents. Donc il faut trouver un plan de sauvetage de la monnaie européenne avant cette ouverture au Japon. Sur le coup de deux heures du matin, on est d’accord pour se cotiser et mettre 440 milliards dans un fonds européen qui prêtera aux États membres à meilleur taux que le marché ! Mais la Banque Centrale n’a pas le droit d’acheter des titres publics ? On passe outre ! On accepte même une avance de 250 milliards du FMI, qui vient à la rescousse en exigeant, bien sûr, la rigueur. D’ailleurs, comment mettre 750 milliards dans un fonds de sauvetage sans que tous les pays concernés n’aient à se serrer la ceinture ? Mais attention, en France, pas question de parler de rigueur, on va seulement geler les dépenses publiques pendant trois ans !

Ouf, les Bourses remontent, c’est gagné !

Non, patatras, l’euro s’effondre parce que… les marchés ne croient pas que la rigueur soit un bon moyen pour relancer la croissance dont ils ont besoin !!

Ciel, c’est la fin de l’Europe ? Non, on va renforcer le pacte de stabilité. Il faut réduire les écarts de compétitivité. Il faut un mécanisme de gestion des crises. Il faut inventer une gouvernance économique en Europe. Et si on suspendait le droit de vote des États en déficit ?

On est loin d’être d’accord, sauf que toutes les mesures annoncées vont dans le même sens : énormes restrictions des dépenses sociales, ralentissement des activités, envolée du chômage. Et on n’en voit pas la fin.

En un mot, c’est l’acharnement thérapeutique pour sauver à tout prix une idéologie dont l’échec est manifeste, plutôt qu’admettre que la démocratie doit reprendre la main sur le crédit.

Certes, en suivant les conseils (loin d’être gratuits) de la banque géante Goldman Sachs, l’ancien gouvernement grec a triché pour être admis dans l’UE, en présentant des comptes conformes aux critères imposés par Maastricht. Et dans ce pays, comme dans bien d’autres, il y a des activités “au noir”. Ces comportements ne sont pas sérieux. Mais les critères pour l’admission dans l’UE le sont-ils ? Et les impôts non versés à l’État par le travail au noir pèsent-ils plus lourd dans le budget que toutes les sommes qui lui échappent grâce aux paradis fiscaux ? Et peut-on rejeter la faute sur un fonctionnaire, dont le traitement mensuel n’est même pas de 1.000 euros, parce qu’il a doublé son temps de travail pour gagner seulement de quoi vivre ?

La “crise” que nous subissons est d’origine financière. Le système financier “pompe” les capitaux, c’est sa raison d’être, et il le fait sans le moindre scrupule. Quand la bulle informatique a éclaté, il en a créé d’autres, dont celle de l’immobilier. Il l’a gonflée outrageusement, mettant sur le marché financier des actifs pourris. Ceux qui les ont achetés, sur la foi des agences de notation, se sont aperçus de l’arnaque ; alors les banques ont perdu confiance dans les actifs qu’elles s’offraient en garantie, et elles ont cessé d’ouvrir des crédits. Le marché interbancaire s’est donc bloqué lui-même.

Les gouvernements, n’imaginant pas que l’économie puisse tourner sans le crédit bancaire, donc affolés à l’idée qu’elle allait être paralysée, se sont empressés d’endetter leurs pays respectifs pour promettre aux banques les sommes énormes dont elles avaient besoin pour échapper à la faillite et prêter à nouveau. Mais ils ont pour cela tellement gonflé leurs dettes publiques qu’ils risquent fort de ne pas pouvoir rembourser les obligations émises. Les fameuses agences de notation vont “baisser leur note”, ce qui augmentera le taux auquel les marchés leur prêteront. Ils vont donc devoir s’endetter encore plus, donc diminuer les dépenses publiques pour serrer leurs budgets. Ce qui ne peut que réduire encore les rentrées budgétaires.

Bref, c’est bel et bien un cercle vicieux.

Alors que dès 2007, quand la méfiance des banques entre elles a ralenti le crédit, et par suite l’économie, la preuve était manifeste que c’est pure folie de faire reposer l’activité sur le bon vouloir d’institutions privées totalement irresponsables, qui n’agissent qu’en fonction de leur intérêt. Les gouvernants se devaient alors d’assumer la responsabilité qui leur est confiée, en reprenant aux banques ce privilège essentiel qu’est le pouvoir de fournir à la machine économique les moyens de tourner. D’autant plus qu’un précédent avait eu lieu ; que la crise de 1929, à laquelle l’actuelle est souvent comparée, avait mené à une épouvantable guerre mondiale ; et que l’horreur de cette guerre avait inspiré des mesures destinées à éviter la reproduction de tels événements.

Mais non, la politique libérale suivie partout depuis les années 1980 est une contre-évolution. Conditionnés par l’idéologie de l’école de Milton Friedmann, les décideurs ont réagi comme des automates. Sans la moindre réflexion, ils se sont donné pour mot d’ordre de sauver le système bancaire, par tous les moyens, quelles que soient ses erreurs, et même au détriment des populations. Non seulement cette soumission est une honte, car c’est une démission des élus face à leurs responsabilités, mais elle fait naître partout des violences de tous ordres, aux conséquences effrayantes. Refusant de les voir, ils ont même le culot de s’en servir pour se maintenir aux commandes par la peur !

Dans cette agonie de civilisation, quelques voix réputées s’élévent parfois, mais en vain : Joseph Stiglitz, pourtant ancien chef économiste de la Banque mondiale et “Nobel” d’économie, n’hésite pas à dire que la politique d’austérité adoptée n’est pas la solution parce qu’elle mène au désastre du chômage et de la dépression, le contraire de ce dont les États ont besoin pour se refaire une santé et rembourser leurs dettes…

Les Keynésiens croient pouvoir retrouver l’euphorie des “Trente Glorieuses” en rétablissant des lois d’encadrement du crédit et de fixation des taux d’intérêt, en supprimant les produits dérivés et les paradis fiscaux, et, faute de pouvoir empêcher la spéculation, en mettant une taxe sur les transactions financières pour la freiner un peu. Seule cette taxe sera acceptée par les banques, mais si c’est pour protéger le système bancaire contre ses propres erreurs, pas pour réduire la misère comme le rêve Attac !

Car malheureusement, le retour en arrière est impossible. À l’époque évoquée, la nécessité s’imposait de reconstruire ce que la Seconde Guerre mondiale avait détruit et d’adapter les moyens de production aux technologies issues de la guerre. C’est cette nécessité qui faisait de la croissance le moteur de l’économie. La monnaie bancaire est parfaitement adaptée à cette situation puisque, créée pour “rapporter” et être placée par des investisseurs professionnels adont l’objectif unique est la rentabilité financière.

Les conditions ont radicalement changé depuis. La croissance ne peut plus être le moteur universel, même si certains rêvent de la retrouver (provisoirement) en la peignant en vert parce que le capitalisme en a toujours besoin.

La nécessité qui s’impose maintenant est tout autre. L’urgence est de faire des choix raisonnés, concertés, parce qu’il faut tenir compte de l’épuisement des ressources, de la croissance démographique, des impératifs écologiques et de bien d’autres conditions apparues ces dernières décennies. Et c’est exactement le contraire de laisser ces choix aux banques dont la vocation n’est pas de prendre en compte de telles considérations : ce sont, en fait, des obstacles à leur objectif.

Ce qu’il faut donc changer, pour l’adapter aux conditions réelles, c’est le principe même de cette monnaie bancaire qui mise sans discernement sur la croissance.

Alors demandons-nous si l’économie mondiale doit forcément être tributaire de crédits bancaires. Pourquoi ? Cette question essentielle, les économistes, même les plus critiques du système actuel, n’osent pas la poser. Ils ont appris comment ça marche, et ils l’enseignent comme s’il s’agissait d’une loi de la nature. Ils évoquent un triangle, aux sommets duquel ils mettent les banques, les entreprises et les ménages, pour exposer que l’argent part des banques quand elles ouvrent des crédits aux entreprises, qu’avec ce crédit, les entreprises achètent les matières premières et paient leurs salariés, que ceci permet aux ménages d’acheter la production, l’argent revient alors vers les entreprises, qui peuvent rembourser les banques, qui annulent le crédit. Ils expliquent ainsi que la monnaie circule dans un sens, puis dans l’autre pour revenir au point de départ où elle est annulée. Ce que les économistes n’ajoutent pas toujours, c’est qu’à chaque tour, et pour chaque euro qu’elle émet, la banque encaisse des intérêts. Le circuit n’est donc pas si fermé que ce schéma classique le laisse paraître, il s’agit plutôt d’une pompe aspirant un peu du fluide à chaque tour. C’est le principe d’une monnaie conçue pour que les capitaux puissent s’accumuler.

Or l’économie pourrait très bien fonctionner sans que son objectif soit l’accumulation de capital.

En fait, c’est possible depuis que la monnaie est immatérielle. S’il est évident que la monnaie originelle était obligée de circuler, puisque pour annuler des pièces d’or il aurait fallu les désintégrer, une monnaie immatérielle, comme l’est la monnaie bancaire actuelle, peut fort bien ne pas circuler. Et une monnaie qu’on ne transfère pas, donc qui s’annule comme un ticket de bus dès qu’on l’utilise pour un achat, rend impossible son “placement” pour qu’il “rapporte”.

C’est en cela qu’une monnaie non circulante apparaît comme la clé d’un système post capitaliste. Mais il faut un petit effort d’imagination pour voir comment son émission la mettrait au service de l’économie :

Cette émission résulterait de débats publics, à différents niveaux, où seraient prises les décisions économiques essentielles établissant le budget dans l’intérêt général. Tous les critères possibles pourraient alors être pris en considération : que va-t-on produire ? avec quoi ? dans quelles entreprises ? avec qui ? comment ? en quelles quantités ? et à quel prix de vente ? Ce sont ces décisions qui détermineraient la masse monéraire à créer, par une institution publique, sous la forme de sommes portées sur tous les comptes, les comptes des entreprises et les comptes individuels. Cette monnaie étant annulée, non plus quand on la rembourse comme aujourd’hui avec paiement d’intérêts, mais par débit des comptes, quand une entreprise achète de quoi produire biens ou services, ou quand un particulier achète ce dont il a besoin.

Le triangle fermé et son trou de fuite à un sommet ne sont donc pas la fatalité décrite par les économistes. On peut avoir à la place deux flux parallèles, le flux des richesses réelles produites et le flux de monnaie nécessaire à l’achat de ces produits, les deux flux étant renouvelés au même rythme, de façon à s’équilibrer.

Ni impôt, ni taxe, ne seraient plus nécessaires. La politique ne serait plus dictée par l’irrationalité proverbiale des marchés financiers. Elle retrouverait son rôle : orienter démocratiquement l’activité économique pour satisfaire des besoins de toute la population, à commencer par les besoins vitaux. La compétitivité pourrait faire place à la coopération. Un partage plus équitable des tâches et des richesses produites n’exclurait plus ces laissés pour compte, dont le système actuel méprise tant les capacités que les besoins, même essentiels.

Pour prendre un exemple d’actualité, les retraites, on comprend vite que dans un pays aussi évidemment riche que le nôtre, aussi évidemment capable de produire, il ne serait plus nécessaire d’aider des compagnies d’assurance, en faisant croire aux travailleurs qu’ils doivent confier leurs économies à des fonds de pension, sous prétexte que la France ne pourra pas, dans 20 ans ou dans 30, leur assurer une retraite décente !

Alors, puisqu’il est possible de faire tourner l’économie plus sainement et plus démocratiquement, pourquoi l’immense pouvoir du système financier qui la dirige n’est-il pas remis en question ? — Probablement parce qu’en général, le citoyen n’en a aucune idée. Il croit que les banques se contentent de prêter à certains de leurs clients l’épargne que leur confient les autres. Il en conclut qu’elles ne jouent qu’un rôle d’intermédiaire. Celui qui ignore que le pouvoir régalien de la création monétaire a été cédé à des sociétés privées pour faire les choix économiques, imagine évidemment que celles-ci ne transfèrent que de l’argent bien gagné, pas tombé du ciel, et épargné par des gens comme lui-même, et même qu’elles rendent un service indispensable. Ainsi préparé, il est prêt à croire tous les beaux discours des professionnels de la politique : à admettre que le pays a vécu au-dessus de ses moyens, que nous avons tous une dette à payer (à qui ?), et avec de lourds intérêts en plus ; que ce sont nos excés qui ont mis l’économie de notre malheureux pays en récession, qu’il va donc falloir se serrer la ceinture et … que l’État nous donne l’exemple quand il réduit les dépenses sociales !