Aux militants de l’abondance


par  J. DUBOIN
Publication : 1er juin 1945
Mise en ligne : 15 octobre 2006

Il peut paraître paradoxal de parler de l’abondance à nos contemporains quand tant d’entre eux sont sous-alimentés. On se fait moquer de soi, m’écrit un camarade, car personne ne peut y croire.

Y croyait-on davantage avant la guerre ? Et pourtant nous avons maintenant la preuve qu’elle était très supérieure à ce que nous disions. Réfléchissons un instant :

180 millions d’hommes et de femmes ont été mobilisés. Leur unique occupation a été de fabriquer du matériel de guerre et de s’en servir pour tout détruire. Pendant soixante-huit mois, ils se sont livrés à cette sinistre besogne et l’humanité n’est pas morte de faim. Fallait-il que l’abondance fut considerable ! Qui fera le compte des milliers de navires chargés de victuailles qui furent envoyés au fond de la mer, et des innombrables pétroliers qui allèrent les rejoindre ; et des immenses stocks d’essence qu’on a fait sauter ; et des montagnes d’approvisionnements de tous genres qui ont été anéanties par les bombardements, les incendies et les inondations ; et des cultures ravagées et du bétail décimé par ces armées motorisées se battant sur des milliers et des milliers de kilomètres ?

En fait, l’abondance a été détournée de ses fins naturelles pour s’épanouir dans la fabrication en série des navires de guerre, des avions, des chars de combat, des locomotives, des camions, des fusils, des mitrailleuses, des explosifs, etc. Ce sont les engins de mort qui ont absorbé l’énergie qu’on ne pouvait plus vendre.

Mais voici des esprits forts qui grognent : attendez au moins que I’abondance utile soit revenue, avant de nous parler de vos réformes. Il faudrait tout de même s’entendre : De l’abondance utile, nous n’avons guère connu que le potentiel, car, dès qu’elle apparaissait, on s’empressait de la détruire en affirmant que c’était de la sur-production. Les trusts ont-ils jamais eu d’autre objet que de faire disparaître la concurrence qui les gêne, et de raréfier les produits ? Et ce même but n’est-il pas poursuivi par ces ententes industrielles qu’on voudrait faire renaître ? Ne se souvient-on déjà plus que tous les gouvernements (celui de la Russie excepté), se réunissaient en conférences internationales pour limiter les emblavures de blé, les plantations de caoutchouc, de cannes à sucre, de betteraves, etc. Qu’en France, on dénaturait légalement du blé, on arrachait obligatoirement des vignes, on restreignait la pêche du poisson, la fabrication des chaussures et d’autres produits de première nécessité ?

Est-on vraiment sûr que la guerre et ses destructions massives ont supprimé pour longtemps toute possibilité d’abondance des choses utiles ? En France, les gens qui pouvaient s’adresser au marché noir n’ont pas manqué de grand’chose ; à la campagne, beaucoup de paysans n’ont pas eu trop à se plaindre ; et si les citadins ont souffert, c’est peut-être plus de la désorganisation des transports que de la pénurie des produits alimentaires. Malgré le cataclysme qui s’est abattu sur la terre, l’abondance est toujours là ; oh ! ce n’est pas moi qui le dit, c’est la Société des Nations qui l’écrit dans son dernier rapport : les stocks visibles de blé représentent plus du double de la moyenne des cinq années antérieures à la guerre ; les stocks de coton sont supérieurs à ceux d’avant-guerre malgré la consommation exceptionnelle de pneus et d’explosifs ; les stocks de laine ont sextuplé. Voilà, il me semble, des constatations qui devraient nous rassurer. Qu’en pensent ceux qui ne savent que nous traiter d’utopistes ?

En vérité, la guerre a fait faire aux techniques d’immenses progrès. Pour fabriquer le matériel réclamé par les gigantesques armées modernes, comme aussi pour les doter d’énormes approvisionnements et de rapides moyens de transports, elle a posé des problèmes de masse qui ont été résolus. De plus, quand 180 millions de travailleurs manquent à la production du temps de paix, c’est le plus souvent par des machines qu’on les remplace. On créera donc demain plus de richesses qu’hier, d’où nécessité de réformes de structure pour que fout le monde puisse en profiter. En effet, quand les hommes constitués en dignité, escortés de leurs économistes distingués et de leurs experts, confient à toutes les ondes de l’atmosphère que plus on travaillera, plus la part de chacun sera grosse, ils se trompent et nous trompent grossièrement. Voilà ce qu’il faut répéter inlassablement, même si cette évidence est désagréable pour tant de nos compatriotes. Demain, comme hier, la capacité de production dépassera la capacité d’achat. Si donc on persiste dans le régime économique et social actuel, techniciens, ouvriers, employés auront beau se donner du mal et travailler d’arrache-pied, ils n’en seront pas plus riches, car la loi d’airain jouera inexorablement contre eux, puis on les congédiera dès que les produits abonderont. N’a-t-on pas refusé du travail aux 40 millions de chômeurs des nations capitalistes sous prétexte qu’on avait déjà produit trop de tout ? Ils retrouveront leur misère du temps où l’abondance existait... Peut-être leur laissera-t-on la liberté ; mais c’est un maigre cadeau pour ceux dont l’existence dépend du profit que d’autres trouvent à ce qu’ils vivent.

Et les réparations. Nous en reparlerons si le hasard permettait de les financer. Pour l’instant, mettons-nous bien dans la tête que l’abondance tient plus encore aux techniciens dont se sert la production, qu’aux moyens dont elle dispose. Si certains moyens ont disparu ou sont endommagés, les techniques demeurent en progressant, et elles permettent les plus splendides réalisations.


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