De la soumission à la renaissance ?
par
Mise en ligne : 31 janvier 2009
Mais pourquoi tant de gens pensent-ils “qu’il n’y a pas d’alternative” ? Comment ont-ils été persuadés que les règles économiques actuelles sont aussi impénétrables qu’intouchables ? Pourquoi admet-on si facilement qu’il est impossible de changer notre système financier, qui s’avère catastrophique, et qu’on ne peut, au mieux, que chercher comment le réglementer ? Bernard Blavette a entrepris de mener l’enquête en faisant appel à quelques penseurs reconnus.
Le bébé humain est en quelque sorte un prématuré : de tous les êtres vivants, il est celui qui parvient à l’âge adulte le plus tardivement, après au moins 15 ans d’apprentissage. Durant cette longue période il va subir quasiment sans défense un conditionnement intense. Dès sa naissance lui seront imposés une langue, une culture, un environnement socio-économique qu’il n’aura pas choisis. Plus tard le milieu familial et le système éducatif lui enseigneront le bien, le beau, le bon, le raisonnable, sans qu’il puisse réaliser que toutes ces notions sont éminemment contingentes et relatives.
Ainsi, dès la plus tendre enfance, à cette période de la vie où le cerveau est particulièrement réceptif, où les impressions perçues et les expériences vécues génèrent des traces souvent indélébiles, le petit humain est habitué à la soumission, à ne pas remettre en question ce qui lui apparaît comme des évidences.
Les pouvoirs en place, qu’ils soient religieux, politiques ou économiques, vont bien entendu tout faire pour accentuer ces tendances. Pendant plus d’un millénaire le christianisme a exercé une dictature absolue sur les esprits en réglementant la vie des individus de la naissance à la mort, envahissant le domaine de l’art, qui ne pouvait être que religieux, et celui de la science, soumise au joug des dogmes divins.
Aujourd’hui l’humanité ne s’est libérée de la tyrannie des religions révélées (et encore pas sur l’ensemble de la planète) que pour se mettre au service de l’idéologie capitaliste qui, tout comme les religions, se prétend la traduction d’un “ordre naturel supérieur” cette fois, un utilitarisme étroit reposant sur un scientisme réducteur. Une nouvelle oligarchie dominante est née, un nouveau clergé constitué de politiciens, de dirigeants de multinationales, de maffieux, de membres éminents du complexe médiatico-publicitaire…
Selon Albert Camus le stade suprême de l’aliénation est atteint lorsque les dominés, ignorant leur servitude, se considèrent comme des hommes libres [1]. Là se trouve le cœur de la stratégie des nouveaux pouvoirs : on habille les peuples d’un simulacre de démocratie en concédant périodiquement des élections qui se résument au choc de quelques ambitions antagonistes et, entre deux scrutins, aucun contre-pouvoir du fait de la collusion entre partis politiques, de la faiblesse du mouvement social, de l’individualisme généralisé. De plus les nouvelles technologies permettent d’étendre la surveillance : caméras, radars, puces électroniques…
Comme tout pouvoir illégitime, le système dominant a aussi besoin d’une propagande : c’est le rôle dévolu aux médias et à la publicité qui travaillent la main dans la main. Il s’agit pour le complexe médiatico-publicitaire non pas de rendre compte de l’actualité, mais de “fabriquer” celle-ci en mettant l’accent sur des événements souvent dérisoires. Rappelons nous simplement, il y a quelques années, le battage médiatique pendant des semaines autour des frasques sexuelles d’un Président des États-Unis. Ainsi Cornélius Castoriadis pouvait-il affirmer : « Le pire ennemi de la vérité n’est pas le mensonge, mais l’insignifiance ».
On peut aussi distordre la réalité avec le concours “d’experts indépendants” qui, en réalité au service de puissants groupes de pressions, présenteront comme une vérité scientifique ce qui n’est que le résultat de prises de positions idéologiques : ainsi va le débat sur les manipulations génétiques, l’énergie nucléaire, l’organisation de l’Europe…
De son côté, la publicité s’efforce d’influer sur nos comportements, de conditionner notre mode de vie, de susciter des pulsions d’achat et des envies fugaces. La consommation, totalement déconnectée des besoins réels devient une fin en soi, une façon d’exister, de faire taire ses angoisses. Et qu’importe si 2 milliards d’humains vivent avec moins de 2 dollars par jour, pourvu qu’à chaque fin d’année un quelconque Téléthon nous permettre de nous ruer, la conscience apaisée, sur notre ration de nouveaux gadgets “vus à la télé”.
Mais ce conditionnement n’est évidemment pas absolu, et il s’est toujours trouvé une minorité pour contester l’ordre imposé du monde, et tenter de conduire les populations vers une prise de conscience.
Platon estimait que « nul ne commet le mal volontairement, mais seulement par ignorance ». Cette idée sera reprise au XVIIIème siècle par les Encyclopédistes et, dès le début des années 1870, la Ligue de l’Enseignement organise une “éducation populaire” autour du slogan “comprendre pour agir”. Au cours du XXème siècle et jusqu’à nos jours des initiatives identiques vont se multiplier : les clubs Léo Lagrange dans les années 30, les Maisons de la Culture, le Théâtre National Populaire, aujourd’hui des associations diverses interviennent dans le même sens…
En fait l’idée sous jacente qui réunit ces différentes démarches consiste à considérer que pour échapper au conditionnement permanent et quotidien source de la soumission, il faut non seulement comprendre les mécanismes de l’univers qui nous entoure, mais aussi prendre du recul, parvenir à une distanciation par rapport au monde, qui seule permet de développer l’esprit critique, d’approcher l’impartialité : c’est ce que certains philosophes nomment “Le point de vue de Sirius”. Voltaire est probablement l’inventeur du concept puisque dans son roman Microméga il décrit le regard qu’un étranger venant de l’étoile Sirius porte sur notre monde. Beaucoup plus près de nous les éditoriaux d’Hubert Beuve-Méry dans Le Monde s’intitulaient “Le point de vue de Sirius”.
Pourtant force est de constater, au regard de notre situation actuelle, que les résultats de ces efforts sont minces. Pire, au cours du XXème siècle l’idéologie la plus tragique de toute l’histoire de l’humanité, celle qui a poussé le plus loin l’exigence de soumission des peuples conquis, le nazisme, ne prendra pas naissance dans un état arriéré, peuplé d’analphabètes, mais dans un pays de vaste et ancienne culture, patrie de Beethoven, Goethe… Pire encore les SS, le corps d’élite le plus fanatique, furent recrutés essentiellement parmi les couches instruites de la population et comprenaient de nombreux universitaires [2]. L’histoire nous montre que l’on peut parfaitement, le soir, apprécier en connaisseur un opéra et, le lendemain matin venu, aller diriger un camps de concentration…
Une explication approfondie de cet échec de la culture à réduire les pulsions dominatrices et les réflexes d’acceptation et de soumission , sortirait du cadre de ce texte et des compétences de son rédacteur, cependant on peut néanmoins amorcer un éclairage à partir de certaines expériences vécues.
Dans son dernier ouvrage auto-biographique, Pelures d’oignons, l’écrivain et prix Nobel allemand Gunter Grass avoue s’être engagé dans les SS à l’âge de 17 ans et il s’efforce de cerner ses motivations d’alors. Gunter Grass explique que, né dans une famille pauvre, il passa toute sa jeunesse dans un appartement sans confort (toilettes répugnantes sur le pallier précise-t-il). Adolescent il n’avait connu que des vêtements usagés et ses parents, voyant toujours en lui un enfant, l’obligeait à porter des culottes courtes. Il avait une conscience aiguë de sa condition, se sentait profondément humilié, et n’aspirait qu’à prendre le large. Brusquement les nazis lui proposent de faire de lui un homme dans un uniforme impeccable, lui offrent des conditions de logement dont il se souvient d’avoir été ébloui : ordre, propreté, gymnase… La propagande aidant il se sent un homme nouveau, respecté, investi d’une mission…
Ce récit est singulièrement révélateur : les comportement humains, le plus souvent, sont fondés sur des expériences de vie particulières, des impressions, des frustrations. Il y a bien là une logique mais différente de celle enseignée par l’éducation populaire. Cette dernière propose une analyse du monde fondée sur la raison, une éthique reposant sur des valeurs philosophiques considérées comme universelles, mais il y a un décalage, une différence d’approche par rapport aux expériences uniques et individuelles de la vie de tous les jours vécues par chaque individu. D’où la difficulté de convaincre et les échecs de l’éducation populaire.
Mais pour qu’il y ait des dominés, il faut aussi que certains, développant des egos surdimensionnés, adoptent des comportements prédateurs. L’histoire regorge de tels individus de même que notre époque contemporaine, et notre espèce semblent dans l’incapacité de réfréner ce goût pour la domination, cette tendance qui nous force à tenter de satisfaire à n’importe quel prix nos désirs d’appropriation.
La pensée de Spinoza, avec son concept de “conatus” [3], offre probablement une bonne base de départ pour commencer à cerner cette constante anthropologique de notre espèce. Selon ce philosophe le “conatus” peut être considéré comme la pulsion même d’exister ressentie par tous les êtres vivants, le désir irrépressible de se développer et de persévérer dans son être par tous les moyens. Ici la raison n’a plus cours, seule compte la lutte entre conatus antagonistes pour l’expansion infinie assimilée à la survie.
C’est ce conatus qui est à l’œuvre chez les conquérants, d’Alexandre le Grand à Hitler en passant par Napoléon : s’emparer de toujours plus de territoires même au prix du massacre des peuples. La même pulsion se manifeste de nos jours dans le cadre capitaliste qui pousse financiers, spéculateurs, à une accumulation financière infinie au détriment des plus démunis. Ce comportement compulsif, totalement irrationnel, est pour partie responsable de la crise financière que nous vivons [4].
Mais, objectera-t-on avec raison, bien que chaque individu possède son propre ego, tout un chacun n’est pas la proie d’un désir de domination irrépressible. Nous en revenons là au début de ce texte qui pointait l’importance des premières années d’apprentissage, au début de la vie. En effet selon le sociologue Bruno Viard « l’être humain ne peut vivre s’il doute complètement de sa valeur, et si sa mère et son père ne lui en ont pas accordé suffisamment dans son jeune âge, il restera obsessionnellement dépendant de l’estime des autres » [5]. Ce sont donc les toutes premières expériences de l’enfance, les blessures ou la qualité des soins qu’il aura reçus, qui feront qu’il s’engagera dans la voie de la coopération ou de la compétition forcenée, vers une harmonie dans le vivre ensemble ou vers le désir de plier son entourage ou l’humanité entière à sa volonté, afin de prouver de manière éclatante à chacun et à lui même sa supériorité.
Encore une fois ce texte n’a pas la prétention de cerner de façon exhaustive en quelques lignes des questions qui occupent philosophes, sociologues, psychologues depuis des siècles, mais simplement de donner au lecteur quelques éléments lui permettant d’interpréter des comportements que chacun peut constater journellement dans son entourage immédiat ou dans l’actualité. De même pour les acteurs de l’éducation populaire il est crucial de tenter d’expliquer les difficultés rencontrées.
Il y a 2.400 ans les philosophes grecs jetaient les bases des grandes questions philosophiques qui nous occupent toujours aujourd’hui : justice, démocratie, responsabilité individuelle ou collective… Après plusieurs millénaires nous n’avons que très peu progressé dans l’organisation harmonieuse du vivre ensemble, surtout lorsqu’il est apparu, du fait de la catastrophe écologique que nous vivons, qu’il ne s’agissait pas uniquement de traiter des relations entre êtres humains mais aussi de nos relations avec l’ensemble du vivant qui nous entoure, et sur lequel notre espèce exerce une domination féroce.
Aujourd’hui l’aventure humaine peut fort bien sombrer dans le chaos qui se profile, et les échéances se rapprochent dangereusement.
Aurons-nous la volonté de nous défaire de cet « esprit du capitalisme » fondé essentiellement sur l’exploitation des rapports de force, sur une sauvagerie qui nous vient du fond des âges et qui va jusqu’à faire monter en nous la honte d’appartenir à l’espèce humaine ?
Aurons-nous la volonté de secouer cette servilité, cette servitude souvent volontaire qui selon Etienne de La Boëtie nous rend « receleurs du larron qui nous pille, complices du pouvoir qui nous tue, et traîtres à nous-mêmes » [6] ?
Aurons-nous, comme nos ancêtres, l’audace d’initier une nouvelle renaissance qui, faisant le lien entre les enseignements du passé et les connaissances d’aujourd’hui, permettrait de mettre fin aux désordres les plus intolérables qui nous affligent : confusion éthique, misère du plus grand nombre, destruction de la biosphère… ?
Un minimum de lucidité nous oblige pourtant à rappeler que tout accouchement est un arrachement impliquant un saut dans l’inconnu, une part de souffrance et même de violence qu’il nous faudra assumer de notre mieux par un indispensable approfondissement de notre sens moral.
L’écrivain Aldoux Huxley estimait que la révolution la plus radicale, la plus cruciale pour l’avenir, serait interne à l’être humain, et il est vrai que les acteurs de la transformation sociale ont trop souvent négligé sa dimension personnelle. À cet égard nous pourrions peut-être nous tourner avec profit vers ces philosophies d’origine orientale qui reposent sur la maîtrise de soi, un grand respect pour le vivant, une sobriété volontaire, et un certain détachement au monde qui n’est pas incompatible avec un sentiment d’appartenance à l’univers dans sa globalité.
Par la science et la technique nous avons acquis un pouvoir, mais ce pouvoir implique inexorablement notre responsabilité vis à vis du présent comme du futur [7].
Rien n’est écrit d’avance, l’avenir demeure ouvert, tout dépend de nous…
[1] Albert Camus L’homme révolté
[2] Arno J. Mayer : La “solution finale” dans l’histoire, Ed. La Découverte.
[3] Spinoza : Ethique III, proposition 6.
[4] Frédéric Lordon : La politique du capital, Ed. Odile Jacob.
[5] Revue du MAUSS : De la reconnaissance, N°23 p. 302. Ed. La Découverte.
[6] Etienne de La Boëtie : De la servitude volontaire.
[7] Lire sur ce thème l’incontournable ouvrage du philosophe allemand Hans Jonas Le principe de responsabilité.