L’avenir du vivant dévasté


par  C. AUBIN
Mise en ligne : 31 janvier 2009

« Nous changeons la planète plus vite que nous la comprenons » a écrit Peter Vitousek, biologiste de Stanford. C’est ce que développe ici Christian Aubin : alors que les recherches scientifiques et l’étude du vivant commencent seulement à nous faire percevoir quelle formidable mine d’exploitations intelligentes et bénéfiques pourrait être la biodiversité, les grandes multinationales ont déjà tout compromis, et à leur seul profit.

L’interactivité par des signaux chimiques est caractéristique de la vie. Elle permet aux espèces non seulement de se développer mais surtout de survivre. Elles doivent répondre, pour cela, à toute une série de nécessités, en particulier l’adaptation au milieu, lui-même sujet à toutes sortes de changements.

Une nouvelle discipline, “l’écologie chimique” est née au cours des années soixante, à la suite de recherches sur la communication chez les insectes. Elle s’est intéressée à l’étude des divers aspects de la communication chimique dans le monde vivant et donc des médiateurs chimiques émis par les végétaux et les animaux [1].

Les molécules actives, qui font office de médiateurs, peuvent être de type attractif, comme les phéromones ou autres messagers régissant les relations sexuelles et la différenciation en castes chez les insectes ; elles peuvent aussi être de type répulsif, comme les défenses chimiques, messagers régissant les relations de compétition entre espèces.

 Les relations plantes-insectes

Pour assurer leur survie, les végétaux peuvent synthétiser des substances dont la fonction majeure est de faire office de barrière défensive contre les herbivores. Les stratégies sont multiples, allant de la production de toxines, qui empoisonnent, à des produits plus complexes qui interfèrent avec le cycle de croissance de l’attaquant, ou avec sa capacité à digérer la plante.

D’autres substances contrôlent la mue chez les insectes. Au Kenya, par exemple, on a observé qu’après certaines invasions de criquets migrateurs, toute la végétation était détruite ou consommée, à l’exception de l’herbe à buffle : des insectes, nourris en laboratoire avec cette plante, donnent naissance à des adultes à plusieurs têtes qui ne survivent pas !

On a observé que les stratégies de pollinisation sont le résultat d’une très longue co-évolution entre plantes et insectes, parfois vieille de plusieurs millions d’années. Si l’identification de la fleur se fait avant tout grâce à la forme, aux couleurs, au parfum, le mimétisme chimique peut être également impliqué : ainsi, de nombreuses espèces d’orchidées d’Europe miment la forme et l’odeur des femelles d’abeilles ; elles produisent des molécules très voisines de celles qui entrent dans la composition de la phéromone sexuelle de ces insectes : dupé par ces informations trompeuses, le mâle de l’abeille tente de s’accoupler avec l’orchidée, et par ces pseudocopulations la plante assure sa pollinisation.

 Les relations plantes-plantes

Un chercheur de l’Université de Washington, Clarence Ryan, a montré que chez plusieurs espèces de tomates, lorsque des insectes commencent à mâcher les feuilles, une substance est libérée au niveau de la blessure ; cette substance est diffusée dans toute la plante où elle induit la production d’une autre substance qui rend la plante indigeste pour les insectes.

De ces observations est né le concept de communication chimique intraspécifique (entre les plantes d’une même espèce). Ainsi lorsqu’un saule subit une attaque massive par des chenilles, la qualité nutritive des feuilles des saules voisins diminue : en froissant ou déchirant les feuilles de jeunes peupliers, on constate très rapidement une augmentation de la teneur en composés phénoliques anti-appétants et indigestes chez les plantes non agressées : elle atteint une valeur dix à vingt fois supérieure à celle nécessaire pour stopper ou prévenir une attaque de chenilles. Ces substances sont, par leur action, semblables aux phéromones d’alarme des insectes.

J-M Pelt [2] donne des exemples plus étonnants les uns que les autres. Il laisse entrevoir l’ampleur de ce qui nous reste à découvrir et comprendre des mécanismes du vivant, à mettre à profit pour préserver les écosystèmes, la biodiversité, la santé publique et la sécurité alimentaire de l’humanité.

 La marchandisation du vivant

Mais hélas cette vision positive et optimiste ne suffit pas à stopper une très lourde menace : la logique dévastatrice de l’économie capitaliste triomphante ! Celle-ci tient pour négligeable la formidable richesse portée par l’évolution du monde vivant, dont nous sommes temporairement les détenteurs. Elle a ainsi entrepris, entre autres perversions, de soustraire par le brevetage du vivant, les produits de la nature aux population qui l’entretiennent et dont elles vivent depuis des siècles.

Cette “biopiraterie” constitue une nouvelle forme de colonisation, pratiquée à l’échelle planétaire par des entreprises sans scrupule. Les brevets déposés sur l’exploitation de végétaux font l’objet d’une compétition acharnée entre multinationales [3]. Ainsi, un paysan indien peut être légalement condamné à devoir des royalties à une entreprise américaine :

Les haricots de Larry

Voici l’exemple édifiant par lequel la réalisatrice Marie-Monique Robin aborde, dans son documentaire Les Pirates du Vivant, (grand Prix du Figra 2006), la privatisation du vivant, un phénomène qui se développe sur toute la planète : Larry, touriste américain, va passer des vacances au Mexique. Il y achète un paquet de haricots jaunes, aliment typiquement local, de couleur inconnue aux États-Unis. De retour chez lui, il en cultive quelques graines, ce qui lui permet de présenter sa production à l’Office des brevets américain et se faire déclarer “l’inventeur de l’espèce aux États-Unis”. Il obtient ainsi un brevet, un bout de papier qui l’autorise désormais à réclamer aux paysans mexicains, qui le cultivent depuis des générations, des droits sur leurs exportations de haricots jaunes vers les États-Unis.

Des entreprises aux États-Unis, en Europe et au Japon (ces trois régions cumulent 90 % des droits de propriété intellectuelle) privent ainsi des populations du Sud de l’exploitation de leurs savoirs ancestraux et de leurs ressources naturelles. Les pays les plus touchés sont ceux où la biodiversité est riche mais les lois pour la protéger inexistantes (Brésil, Mexique, Inde, Malaisie).

 Une agriculture industrielle devenue dévastatrice

En basculant dans l’agriculture industrielle dévoreuse de pesticides, la France est devenue un dépotoir [4]. Ses rivières, ses sols, son air, ses pluies et ses brouillards se sont peu à peu chargés de poisons. L’eau dite potable est imbuvable dans des régions entières et quantité de résidus ne peuvent plus être éliminés. Il faut avaler, de gré ou de force, dans l’alimentation courante (fruits, légumes, céréales) un grand nombre de molécules dangereuses pour la santé humaine.

Or dans les missions de l’Institut National de la Recherche Agronomique (INRA), fondé en 1946, entrent « les questions liées à l’agriculture, à l’alimentation et à la sécurité des aliments », comme on peut le lire sur le site [5] officiel de cet « organisme de recherche scientifique publique finalisé ». Et pourtant la Présidente et Directrice de cet institut, Marion Guillou, a déclaré, dans un entretien rapporté [6] par le journaliste F.Nicolino : « Il faut bien comprendre que l’INRA n’a jamais travaillé sur les molécules actives qui entrent dans la fabrication des pesticides. Nous n’avons pas de chimistes à l’INRA, ou si peu que je n’en connais aucun. Dans son histoire, notre institut s’est très vite concentré, entre autres, sur la génétique et l’agronomie. L’INRA estimait qu’il existait des industries chimiques compétentes, qui savaient ce qu’elles faisaient, et que la question des pesticides était avant tout la leur »…

Je trouve cette situation tout-à-fait sidérante. Ainsi des lobbyistes efficaces sont-ils parvenus à convaincre que l’intérêt privé se confond avec le bien commun, et à s’emparer de tous les leviers du pouvoir d’une entreprise de contamination généralisée. Et ils ont trouvé pour cela les portes ministérielles largement ouvertes, comme le montre le sort de la Commission française du développement durable (CFDD) :

La Commission française du développement durable

Cette commission indépendante, consultative, placée auprès du Premier ministre, a été créée le 29 mars 1993 dans le cadre du programme Action 21 (article 38.40), adopté au Sommet de la Terre,à Rio en 1992. Elle avait pour missions de :

• définir les orientations d’une politique de développement durable,

• soumettre au gouvernement des recommandations ayant pour objet de promouvoir ces orientations,

• contribuer à l’élaboration du programme de la France en matière de développement durable.

Mais constatant « qu’il leur est devenu impossible d’assumer leurs fonctions comme auparavant, considérant qu’ils sont censurés, le président et la majorité des membres actifs de la Commission française du développement durable font savoir qu’ils ont décidé de cesser leurs activités au sein de cette commission. »

Et elle a été dissoute le 27 mai 2003.

Des centaines d’études publiées dans les revues scientifiques les plus sérieuses [7] montrent, sans contestation possible, que les pesticides, même à des doses infinitésimales, sont de graves poisons qui provoquent de nombreux cancers, bouleversent les systèmes immunitaire et endocrinien, limitent la fertilité, augmentent les risques de malformation intra-utérine.

Il est vraisemblable que des centaines de milliers de Français souffrent déjà de maladies liées aux épandages massifs de pesticides. Que l’on vive en ville ou à la campagne, de nombreuses molécules toxiques, mutagènes, cancérigènes, sont fixées dans nos graisses.

La France est le troisième consommateur mondial de pesticides [8], presque à égalité avec les États-Unis, mais avec une surface agricole 10 fois plus petite. Elle en est, avec la Hollande, le plus gros consommateur à l’hectare.

La nature, les grands équilibres de la vie, l’eau, les sols, les paysages et les animaux sont soumis aux exigences de rendement de l’agriculture industrielle, c’est-à-dire beaucoup d’engrais et énormément de pesticides.

Pour le vin, par exemple, on observe généralement des niveaux de contamination beaucoup plus élevés que les niveaux tolérés pour les pesticides dans l’eau du robinet [8].

L’ouvrage de Nicolino et Veillerette, déjà cité [6] éclaire sur les enjeux, les compromissions, les publicités mensongères et les rapports de forces qui ont conduit la France dans cette très grave situation.

 La survie de l’humanité est compromise…

L’effrayante “maltraitance” à laquelle les activités humaines soumettent l’écosystème détruisent, et à très grande échelle, les processus vitaux si subtilement élaborés par l’évolution naturelle, et que l’écologie chimique a entrepris de nous révéler.

Les médiations chimiques d’association/compétition ne peuvent plus opérer dans un milieu et des sols dévastés.

Les stratégies de défense des plantes, qui ont été élaborées avec leur environnement au cours des millénaires et qui étaient, en grande partie, mises à profit empiriquement dans les agricultures traditionnelles, sont en train de disparaitre avec les variétés qui en sont (faut-il plutôt dire qui en étaient ?) les dépositaires.

Ce triste bilan de la destruction progressive de la biodiversité par une industrialisation motivée par la seule recherche du profit financier, est encore aggravé par l’introduction, à marche forcée, des cultures de plantes génétiquement modifiées (PGM, généralement désignées par OGM, pour organismes génétiquement modifiés), dont l’objectif est essentiellement de rendre les agriculteurs totalement dépendants des multinationales de l’industrie chimique (dominée par Monsanto et Novartis).

Des plantes, comme le soja ou le maïs, ont ainsi été génétiquement modifiées pour les rendre résistantes aux pesticides … et on va déverser à hautes doses ces pesticides sur les autres cultures, et détruire toutes espèces végétales.

Les agriculteurs deviennent ainsi totalement dépendants à la fois du fournisseur de semences OGM brevetées et du fournisseur du pesticide spécifique. Or ces deux fournisseurs sont en général la même firme, qui domine le marché international. Et qui en outre, proposera des doses massives d’engrais qui seront devenus indispensables pour faire pousser des plantes dans les sols totalement dévitalisés !

Ainsi, en détruisant la biodiversité (source de variétés naturelles qui sont adaptées aux changements environnementaux) ces processus mettent en grand danger la sécurité alimentaire des populations. En interdisant aux pauvres du tiers monde l’accès aux semences, ils les condamnent à être encore plus pauvres. Et ils mettent en péril la santé des hommes qui pratiquent ces cultures en milieu très toxique (que ce soit sur le terrain ou en confinement dans des serres), le plus souvent sans protection ni pour la peau, ni pour les voies respiratoires.

Jacques Testart, Directeur de recherche à l’INSERM, ancien Président de la CFDD [9], a fait cette mise au point [10] : « Les PGM ne sont en aucune façon la solution aux famines, lesquelles relèvent d’une distribution inégale des produits agricoles, et non de leur insuffisante production. Au contraire, les “pays en développement” qui recourront aux PGM se priveront encore davantage de leurs ressources vivrières et aggraveront leur dépendance par rapport aux pays riches à qui ils achèteront (cher) des semences et fourniront de la nourriture (surtout pour nos animaux). De façon générale, le progrès agronomique n’a aucun besoin des PGM. Il passe par la préservation des semences paysannes et la sélection des variétés les mieux adaptées à chaque terroir, par la rotation des cultures, les associations variétales dans le même champ, le non-retournement des sols, etc. »

On voit donc que ce qui est en question (en particulier au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce) dans le contentieux sur le brevetage et l’appropriation privée du vivant, notamment par les procédés brièvement évoqués ci-dessus, c’est la capacité de survie de l’humanité : elle est compromise à seule fin de retirer d’énormes profits dans la logique capitaliste.

 … alors que l’écologie chimique est prometteuse.

Les percées de l’écologie chimique sont porteuses d’applications nouvelles qui pourraient, sans doute, être développées à grande échelle.

Les scientifiques américains, les premiers, ont pressenti l’enjeu économique de l’utilisation des phéromones dans la lutte contre les insectes ravageurs.

Dès la découverte des premières phéromones, il y a plus de 40 ans, leur commercialisation et leur utilisation en protection des cultures se sont développées.

Selon B.Banaigs, déjà cité [1], leur emploi présente de nombreux avantages sur les pesticides chimiques ; elles sont spécifiques, non polluantes, biodégradables, inoffensives pour les animaux non-cibles et dépourvues d’effets secondaires.

Le nombre d’applications pratiques demeure cependant encore restreint.

Le marché de ces substances “sémiochimiques” (c’est le terme qui désigne les composés organiques, volatils, qui provoquent des réactions chez les individus, par voie externe), ne représente que moins de un pour cent du marché des insecticides chimiques.


[1Bernard Banaigs, chercheur à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale à l’Université de Perpignan, site internet : http://perspectives.univ-perp.fr/spip.php?article14

[2.

[4NDLR : On trouvera des informations sur ce sujet dans les articles suivants de Caroline Eckert :
• “Bonnes vacances !” dans GR 1067 (juillet 2006),
• “Tour de France de la pollution ignorée” dans GR 1069 (octobre 2006),
• “Pesticides et publicités mensongères” dans GR 1080 (octobre 2007).

[5Voir sur son site : www.inra.fr/l_institut/l_inra_en_bref

[6.

[9et auteur d’un article paru dans GR 1093.

[10dans L’Humanité du 25/3/2006.


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