Étrange mutisme
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Publication : mai 2003
Mise en ligne : 7 janvier 2006
L’attaque de l’Irak, les bombardements, nuit après nuit, de populations civiles, puis l’invasion de soldats formidablement équipés dont certains ont paru, au dire de journalistes témoins, prêts à tuer tout ce qui bouge, et maintenant le pillage de tout ce qui restait, y compris des hôpitaux, de leurs médicaments, de leurs ambulances, de leurs couveuses artificielles, y compris des musées archéologiques irremplaçables [1], qui témoignaient des toutes premières civilisations humaines, et cela sous l’œil impavide de soldats qui n’avaient reçu d’ordres que pour protéger les puits de pétrole, toutes ces horreurs, qu’on ne voulait plus croire possibles, nous plongent dans un abîme de désespoir et d’incompréhension. Comment des hommes, qu’a priori on aurait crus raisonnables, ont-ils pu décider de déclencher une guerre aussi violente, au mépris des populations, qui, dans le monde entier, ont massivement manifesté leur refus de tels procédés, et alors que des conflits récents leur avaient permis d’en mesurer les risques ?
Quel objectif peut motiver pareille détermination ? Dans les prétextes qu’elle a successivement invoqués, l’Administration américaine a été prise en flagrant délit de mensonges, d’exagérations, de falsification de preuves, de manipulations de l’opinion, et de tentatives d’acheter des votes à l’ONU. Seule la dernière raison avancée fut une affirmation indéniable : Saddam Hussein, bien qu’officiellement élu, était un dictateur qui opprimait ses opposants. Mais qui peut croire que les États-Unis vont imposer la démocratie par la force ? Comme en Afghanistan ? Surtout quand on sait combien de démocraties (Guatemala en 1954, Nicaragua, Chili en 1973... Vénézuela) ils ont aidé à abattre.
Peut-on voir le clan Bush sous les traits de bienfaiteurs de l’humanité mus par la volonté de Dieu ? Cette présentation étant démentie par les faits, certains ont avancé que cette “mission” est plutôt celle de maintenir le mode de vie américain, même aux dépens du reste de l’humanité. Autrement dit de défendre l’Empire, en prétendant que défendre le pays présenté comme le symbole de la démocratie et de la liberté, revient à défendre vraiment la démocratie et la liberté.
En fait, presque personne ne doute que, sous toutes les prétendues motivations, une autre est cachée, mais qu’on sent très fort : le pétrole.
Or s’il s’agissait simplement de s’approprier les réserves irakiennes d’or noir, rien ne pressait et d’autres méthodes étaient possibles. De plus, leur exploitation demande des investissements, dont la rentabilité n’est pas immédiate, et pas certaine. Donc, affirmer que les objectifs américains sont liés au pétrole n’explique pas tout.
C’est ce que nous cherchions à comprendre quand nous avons découvert, avec stupéfaction, et grâce à la vigilance d’un internaute ami, que les informations les plus pertinentes se trouvaient sur internet, alors que les journalistes professionnels de la grande presse française, des radios officielles, et des bulletins télévisés les ont tues, esquivant du même coup tout débat. Même l’excellent mensuel Le Monde Diplomatique, qui a pourtant publié de nombreux articles fort bien documentés et très pertinents, tant sur les problèmes du pétrole que sur l’économie américaine et ses déficits, semble être passé à côté. Comment les journalistes, comment les spécialistes des questions monétaires et les économistes, à commencer par ceux choisis par l’association Attac et placés dans son Conseil scientifique, ont-ils pu les négliger ?
Parce que nous voulons, au contraire, que nos lecteurs puissent en juger, nous n’avons pas suivi cet étrange mutisme. Ces informations occupent donc la plus grosse partie de ce numéro. Nous essayons de faire le tour du problème soulevé, en commençant par un rappel historique de l’enjeu pétrolier, puis en résumant le débat international qui s’est amorcé sur internet, aidés en cela par les deux pages que, depuis plusieurs mois, nous consacrons à l’étude de la monnaie.
Ne nous laissons pas pour autant distraire des autres problèmes de notre époque.
Nous sentons bien que même la position, remarquablement courageuse, de la politique extérieure de la France face à l’agression américaine risque de s’incliner devant les menaces, si celles-ci risquaient de compromettre, même faiblement, les exportations françaises.
Et en politique intérieure, l’arrivée au pouvoir du patronat, il y a un an, n’a pas encore fini de détruire tout ce qui restait de dispositions sociales encore en vigueur. Mais l’affaire est entre de bonnes mains, à tel point qu’on voit mal quelle est la pire des réformes entreprises. La protection sociale est menacée, les retraites sont menacées, tous les services publics se dégradent. Il s’agit de l’application d’une politique très cohérente qui ne fait plus qu’à peine semblant de négocier, parce qu’elle a depuis longtemps choisi de promouvoir, par tous les moyens, l’entreprise privée, censée avoir vocation de créer et distribuer la richesse, et d’y réusssir d’autant mieux que ses employés sont stimulés par la précarité, la rivalité et la peur du lendemain. Ayant maintes fois déjà abordé la plupart des domaines d’application de cette idéologie, nous n’aborderons guère dans ce numéro que ceux des retraites, de la recherche et de la dégradation des côtes océaniques.
[1] Plusieurs mois au paravant, l’association archéologique internationale avait officiellement demandé à l’Administration américaine de prévoir leur protection. Peine perdue... et certaines pièces auraient même fait l’objet de commandes aux pilleurs.