L’Europe de la désespérance
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Publication : mai 2003
Mise en ligne : 7 janvier 2006
L’océan, pour des millions d’hommes, est un horizon quotidien, familier, habituel. Un horizon qu’on imagine volontiers immuable, durable dans son esthétique, en perpétuel recommencement et qui semble se projeter constamment en avant, au-delà de sa propre existence. Portugais, Basques, Espagnols, Bretons, Normands, tous ces gens de la bordure péninsulaire regardent, avec une pointe d’admiration, ces étendues infinies d’écume et de vagues, d’embruns et de houle. Crachins après crachins, marées après marées, ces rivages paraissent fixés là pour une éternité sans âge dans un renouvellement incessant, avec une luminosité à la fois changeante et persistante. Voilà pour le cadre naturel, voilà pour la simple nomenclature du décor.
Depuis le milieu du XIXème siècle scientifiques et chercheurs ont voulu dépasser cette vision romantique, impressionniste. Tentative intéressante, source d’une connaissance bénéfique. Alors ils ont essayé de discerner, d’analyser, les structures intimes de ce patrimoine si riche en tonalités émotionnelles, en spectres colorés. La question majeure posée par ces érudits était celle de l’identité physique, anthropologique de ce milieu. Cette notion a-t-elle du sens ? Y a-t-il réellement une unité autour de ces côtes ? Quelque chose indique bien la présence d’un trait d’union, d’une solidarité concrète entre tous ces reliefs, ces habitants, dans ce cadre de vie qui court de l’Algarve à la Picardie ? Des premières implantations (néolithique) jusqu’à la modernisation technicienne, on devine que des maillages serrés ont quadrillé ces univers du large. La manière d’être, de penser, de cultiver les sols, d’aller pêcher, de commercer ou de réagir aux événements ont noué une sorte de cordon linéaire à l’ouest du continent. Au final il y aurait un caractère singulier, original et particulier de l’Europe maritime.
Peu d’homogénéité,
beaucoup de complexité
Malheureusement, jusqu’à maintenant, toutes les études visant à établir des preuves sur cette “famille” littorale ont échoué. La fameuse unité de reliance, ce concept de départ, est un véritable songe creux. Dès que les scientifiques examinent de près les bilans réels du site ils constatent le bouleversement des topographies, la diversité, le pluralisme, la divergence radicale des éléments en question. Sciences exactes et sciences humaines se rejoignent sur un point précis : cette société est tournée vers la mer cependant les ancrages régionaux, les péripéties locales, les influences de l’économie, de la culture, du terroir, ont dessiné des trajectoires qui partent dans des directions imprévisibles ou contradictoires.
La loi scélérate
de la viscosité pestilentielle
Les naufrages successifs de l’Amoco Cadiz, de l’Erika, du Prestige et du Tricolor nous fournissent le chaînon manquant. C’est l’élément-clef qui faisait défaut au raisonnement. Le tragique de la pollution mazoutée détermine désormais une sorte “d’union sacrée” sur le pourtour de cet océan. Les cultures, les histoires, les passés successifs, les reliefs, les identités personnelles, comptent assez peu maintenant : ce qui est décisif c’est le lien putride créé par les déversements intempestifs de la marée noire sous l’aspect de boulettes, de galettes, de plaques, de barquettes en suspension dans l’eau... peu importe. Cette arrivée brutale ou périodique de déchets fonctionne comme une invasion sournoise, agressive. Tous les domaines du vivant et du minéral, du biologique et du social, de l’économique et de l’hydraulique vont subir la loi scélérate de la viscosité pestilentielle. Peu de chance d’échapper à cette mortelle étreinte. La pollution s’est aussi mise en réseaux ; elle s’accroche en toile d’araignée, elle fait partie intégrante du découpage visuel. Le littoral atlantique vient d’acquérir son “unité” pleine et entière, celle du dégoût et de la nausée. Ce malaise devient le noyau central de l’appréhension technique et philosophique de cet univers.
Les poignées de volontaires et de spécialistes (pompiers, militaires, employés municipaux) qui se succèdent sur les plages nous disent, à travers l’immensité de leur exemplaire courage, que le nouveau visage de l’Europe passe par cet affrontement opiniâtre. C’est leur lutte, leur générosité admirable, leur sens absolu du dévouement qui indique où se trouve le refus de l’abaissement, le refus de l’abandon devant le drame. En ramassant les pires débris ils symbolisent ce front de la révolte, cette “contre-marée noire”, cet orgueil sublime qui ne veut pas subir l’esclavage des oppressions chimiques. Jamais notre société ne parviendra à rendre l’hommage qui convient à ces anonymes perdus entre sables et rochers et qui affirment très haut que l’altruisme environnemental suscite le vrai idéal de notre temps.
Et pourtant leur accablement face à la détresse est nettement perceptible. Ces jeunes gens, au centre de la tourmente, au moment même où ils chargent des tonnes d’horreurs matérielles sur des bennes à ordures, ces jeunes gens nous indiquent, à demi-mots, la nature de leur sentiment, plus exactement de leur perplexité. Ils sont là par devoir, par obligation morale, pour éviter de sombrer dans la négation ou la désespérance. Ils nous disent qu’ils ont la conviction de revenir le lendemain, et encore le surlendemain... au-delà certainement ! Il n’y a plus de date fixe, le mécanisme engagé est sans fin. Ils reviendront évacuer ces flux de l’abomination que les discours vengeurs des tribunes ne stopperont nullement et que les mesures d’endiguement promises (contre les intérêts financiers, contre le cynisme industriel) freineront à peine. Sur ce sujet de la lutte anti-marée noire, nous sommes des tigres de papier. Les colonnes de grognards qui ont fait leurs armes sur les plages emboucanées avec leurs pelles, leurs épuisettes, leurs râteaux, ont senti - cette fois - que le “retour à la normale” est une utopie d’autrefois. Ce désir de restituer l’intégrité des sites ressemble trop à une nostalgie enfouie dans les mémoires.
Les défenses immunitaires
de l’Atlantique
Les sauveteurs au contact d’une réalité diabolique nous transmettent un message universel et implacable. Quelque part un “contrat” maudit a été signé avec la divinité pétrolière. Pour dénouer tous les termes de ce protocole (sur le futur) il faudrait rassembler encore plus de courage collectif, plus de renoncement péremptoire, plus de résolution farouche. Le peut-on ? Notre communauté, à la fois complice et victime, a-t-elle la volonté intérieure d’entrer dans ce processus exigeant ?
Il faudrait, on l’a dit, punir les coupables de ces trafics, sanctionner les armateurs délinquants, traquer la pègre qui exploite ces navires, équiper les ports de bassins filtrants, contrôler les équipages-fantômes, assurer des surveillances autoritaires... avant que ce début de programme salvateur apparaisse sur les routes maritimes, avant que cette moralisation prenne effet, des étendues de planète-océan connaîtront une agonie finale, imprégnées qu’elles sont par les ignominies du transport pétrolier.
Titubants au milieu des flaques noires, le nez sur un masque factice, les cheveux balayés par des rafales d’hydrocarbures, les crucifiés du nettoyage en mer tentent, en vain, de rétablir la pureté des origines... sans y croire vraiment ! Leurs gestes suintent la défaite, cette capitulation invisible et vicieuse.
De proche en proche, sans verbalisation excessive, une psychologie de la fatalité grignote notre civilisation. C’est une angoisse discrète qui a commencé entre les dunes et les marées et qui, telle une force supérieure insatiable, se déplace en migrant, dévore à présent les terres au cœur du continent. Les combattants, en première ligne, regardent la malfaisance les yeux dans les yeux, ils se tiennent debout parce que l’honneur l’exige mais dans ce combat beaucoup de bras ballants, d’épaules fatiguées, de pupilles égarées dans le vide, nous suggèrent que le traumatisme va s’étaler sur la longue durée.
Dans son périple compliqué l’Europe a surmonté pas mal de défis souverains. Elle a souvent basculé dans les ténèbres, émergeant avec difficulté des périls qui l’assaillaient. Celui qui se développe entre le Portugal et l’Angleterre est inédit. Il frappe toutes les cellules de ce grand corps malade un peu à la manière de cette terrible épidémie dont on évite soigneusement de prononcer le nom et qui pulvérise de ses virus puissants les défenses immunitaires de l’organisme. De l’Alentejo à la Pointe du Raz ce sont bien les défenses immunitaires de l’Atlantique qui s‘écroulent. Les digues de la pureté, de la beauté, de la grandeur s’engloutissent dans les flots.
En sommes-nous bien conscients ?